Le numérique, source d’inégalités ? « Trop focalisé sur l’objet technique et pas assez sur les usages et les contenus, le monde scolaire n’a pas mesuré combien l’informatique était la source de nouvelles inégalités », écrit Bruno Devauchelle. « Dans le monde numérique et en particulier Internet, les séparatismes et les inégalités sont renvoyés principalement aux usagers eux-mêmes, dans une logique néolibérale que n’avaient pas envisagée la plupart de leurs promoteurs ».
Les polémiques actuelles autour des groupes de niveaux renvoient en réalité à deux questions : d’une part la différenciation, d’autre part les inégalités. Pour cette deuxième question, la récurrence du thème est inquiétante si on l’examine sur la durée. Alors que tous les responsables politiques ont déclaré lutter contre les inégalités en s’appuyant sur le monde scolaire, aucune des actions menées n’a endigué le phénomène qui laisse entre 10% et 20% (selon les points de vue) de côté. L’émergence de l’informatique au début des années 1980 dans le monde scolaire, mais dès les années 1960 dans le monde professionnel a pourtant été le signal d’une transformation importante du rapport à l’information et donc de l’accès aux connaissances. Trop focalisé sur l’objet technique et pas assez sur les usages et les contenus, le monde scolaire n’a pas mesuré combien l’informatique était la source de nouvelles inégalités.
Séparatisme au cœur des inégalités ?
Dans une tribune publiée par le Monde, François Roger Gauthier évoque les séparatismes au sein du système éducatif. Il y voit, en partie au moins une source des « inégalités instituées » de et par l’école, c’est-à-dire celles que l’organisation du système scolaire impose (niveaux, disciplines, types d’enseignements etc.…). La place prise par le numérique dans la société s’inscrit aussi dans ce questionnement en particulier entre les différentes visions de la place des moyens numériques dans le système scolaire. Car à l’inverse du système scolaire, les moyens numériques concernent toute la population et effacent, au moins sur le principe, tous les séparatismes, si l’on s’en tient à la vision initiale d’Internet comme l’a montrée Fred Turner dans son ouvrage « aux sources de l’utopie numérique » (C&F éditions 2012). Dans le monde numérique et en particulier Internet, les séparatismes et les inégalités sont renvoyées principalement aux usagers eux-mêmes, dans une logique néolibérale que n’avaient pas envisagée la plupart de leurs promoteurs.
Des inégalités systémiques, même avec le numérique
La publication du numéro 55 | 2024 de la revue « Recherches en éducation » intitulée « Être élève, être enseignant à l’ère numérique : entre avancées égalitaires et inégalités nouvelles » (Agnès Grimault-Leprince, Sophie Joffredo-Le Brun et Pascal Plantard (dir.)) est une occasion renouvelée d’évoquer la question de la forme scolaire face aux technologies en particulier numériques mais aussi les inégalités constatées et envisagées à l’avenir. C’est aussi l’occasion d’interroger les séparatismes et autres divisions qui apparaissent aussi dans cet univers, à commencer par les enseignants eux-mêmes et en continuant à propos des technologies elles-mêmes qui se révèlent elles aussi génératrices d’inégalités appelées par ailleurs vulnérabilités ou encore fragilités. Car à rechercher la source des inégalités, on ne peut se limiter à un seul champ d’analyse si l’on ne considère pas l’ensemble de la société, son fonctionnement.
Des objectifs, des rêves et des réalités
Rappelons ici que l’école dans une volonté perpétuellement affirmée de réduire les inégalités ne parvient plus à atteindre les objectifs souhaités même si elle a largement contribué et continue encore de le faire dans de nombreux pays à éviter des dérives inégalitaires insupportables. À la recherche de l’égalité, certains proposent l’uniformité, ou pour le dire autrement, un formatage mental que l’éducation serait censée permettre (ce que l’histoire dément). Le mythe d’Internet et plus généralement de l’informatique a toujours un écho dans certaines catégories d’acteurs du système éducatif et de la société en général. Derrière cet engouement d’une partie de la population, les éducateurs en particulier, il y a aussi un rêve de réduction des inégalités qui les motive : en classe, certains élèves se révèlent davantage dans l’utilisation des moyens numériques que dans les écrits papiers et autres manuscrits. Cette impression, souvent le fait de l’attirance pour la nouveauté, ne doit pas faire baisser les bras, dès lors que les élèves sont entrés dans des routines scolaires fondées sur le numérique et ont alors une motivation qui s’estompe voire disparaît.
Un remplacement à envisager ?
Une piste actuelle est présentée par les tenants de l’Intelligence Artificielles adaptative : ce que les enseignants ne peuvent faire, les moyens numériques peuvent, au moins les y aider et certains parlent même de s’y substituer au moins partiellement. Le point de départ de cette hypothèse est d’abord la difficulté qu’ont tous les enseignants à suivre chaque élève de manière séparée et précise. En effet, devant 20 à 40 élèves, pour peu qu’ils n’aient cours avec vous que trois heures par semaines, il est très difficile de connaître chacun dans son parcours de développement cognitif. Même pour un enseignant d’école primaire qui voit longuement les enfants au cours de la semaine et de l’année, cela peut s’avérer difficile (même si, comme on le constate, ils parviennent à une très bonne connaissance du développement de l’enfant). Face à ces difficultés, mais aussi parce que les modèles d’évaluations se transforment (passage des notes aux compétences en particulier), l’émergence de moyens « automatiques » de suivi peut permettre aux enseignants de dépasser, partiellement, cette forme de cécité à laquelle ils sont confrontés.
Ce que ne peut l’école !
Mythe ou réalité ? Ni l’un ni l’autre, car le sujet de l’inégalité est complexe (au sens employé par Edgar Morin). D’une part, une société et des cultures envahies par l’emprise des moyens numériques et de leurs usages, d’autre part, des développements technologiques qui peuvent apporter des aides significatives dans des situations inégalitaires. Le premier exemple, le plus facile, consiste à évoquer les aides apportées aux handicaps sensoriels et moteurs. Le plus difficile est celui des aides aux difficultés cognitives. Or ces dernières demandent d’abord à être mieux comprises, connues, ce qui est encore loin d’être le cas, malgré certains propos de scientifiques dont le travail se heurte le plus souvent à la réalité contextuelle des situations de vie, à domicile, en classe, au travail, etc… Ce que peut l’école, si l’on revient à la référence aux différents séparatismes évoqués plus haut, semble aujourd’hui un propos incantatoire. Si l’on écoute le discours des zélateurs des intelligences artificielles, on peut penser que cela ouvre des perspectives. Mais les deux références doivent s’interroger mutuellement. Les annonces d’un précédent ministre de l’Éducation devenu depuis Premier ministre à propos de l’IA et du projet MIA ne doivent pas faire illusion. C’est l’ensemble de la société qui est inégalitaire, il est nécessaire que chacune et chacun en prenne conscience et que l’on évite cette lourde tendance du moment qui vise au repli sur soi, sur son territoire et qui argumente contre le territoire des autres ! A l’école, comme dans les quartiers ou au travail, c’est une transformation profonde qui devrait s’engager, nous en sommes loin. On pourra écouter les propos d’Asma Mhalla qui nous invitent à une pensée autre…(cf une récente chronique).
Bruno Devauchelle