Depuis quelques années, la justice restaurative en environnement pénal commence à être connue du grand public, notamment grâce au film de Jeanne Herry, « Je verrai toujours vos visages ». En milieu scolaire, l’un des précurseurs est Dominic Barter, qui a développé la justice restaurative dans les années 90 au Brésil, philosophie qui s’est répandue ensuite dans de nombreux pays. Au Brésil, dans les écoles où elle a été mise en place, des évaluations ont démontré une réduction de 50 % de présentation devant un juge, et 90% de satisfaction quant à la résolution des conflits. En France, c’est notamment l’association « Questions de justice » qui essaime cette pratique en milieu scolaire depuis une dizaine d’années. Le livre Violence et justice restaurative à l’école qu’Eric Verdier et Max Tchung-Ming ont dirigé part d’une lecture particulière des processus de violence, et d’une méthodologie qui y répond, avant d’arriver logiquement vers l’approche de justice restaurative. « Notre cheminement converge sur l’éthique et les outils mis en œuvre par ces précurseurs, pour rattraper le retard considérable de notre pays sur toutes les approches ‘’non blâmantes’’, et surtout ‘’réparatrices’’ » nous expliquent les auteurs. Ils répondent aux questions du Café pédagogique.
On voit beaucoup de méthodes fleurir, quelles sont les spécificités de la vôtre ?
La première de nos spécificités est notre grille de repérage et d’analyse. Elle permet de repérer des situations qui peuvent mener à des situations extrêmes telles que le harcèlement. Et pour cela, nous regardons bien en amont, bien avant de savoir quels seront les dommages à long terme si on n’intervient pas. Nous nommons ces situations le « phénomène de bouc émissaire ».
Tout est parti d’une recherche-action menée à la Ligue des droits de l’homme, de 2003 à 2006, financée par le ministère de la Santé, et qui tentait de comprendre pourquoi tant de jeunes se découvrant « différents » sur le plan de la sexualité se suicident. Quand on ne comprend pas ce qui se passe, on ne repère pas la situation de « bouc émissaire », on n’intervient pas pour l’interrompre, et logiquement on ne répare pas. Ceci fait écho à un constat terrifiant sur nos sociétés contemporaines : la violence de leur normopathie – au sens de pathologie de la norme.
Dans l’exemple récent et malheureux du jeune Lucas – comme dans tant d’autres cas médiatisés, il semblerait qu’aucune réparation ne lui ait été proposée, ni pour celles et ceux qui ont été impliqués à un titre ou un autre dans le harcèlement dont il a été victime – chacun ayant fait avec les moyens dont il disposait.
Cette question de la réparation a été au cœur de nos préoccupations dès le début, le ministère nous ayant par ailleurs demandé d’identifier tout ce qui pouvait aider ces jeunes face au risque suicidaire. Mais c’est aussi dès la première année de recherche-action que le thème du bouc émissaire a été pointé, bien au-delà des seules questions touchant à la sexualité : le bouc émissaire est celui ou celle qui n’est pas inclus, pas associé, pas vu. Autrement dit, il est constamment confronté à la violence de l’indifférence, ce qui explique en partie que personne n’intervienne quand on change de registre avec des actes de violence, par exemple.
Quelle autre spécificité ?
La deuxième caractéristique de notre approche tient à son aspect communautaire. Ce qui a été blessé par un groupe, peut et doit être réparé par une communauté. Si on veut identifier au plus tôt et avec un large spectre, intervenir de façon la plus efficiente possible au niveau collectif, et apporter une réparation durable pour toutes et tous, on ne peut le faire qu’en communauté, plurielle, solide, et présente en tout lieu de l’établissement. En victimologie, on apprend que la victime en veut souvent plus aux tiers qui ne sont pas intervenus qu’à l’auteur lui-même. La justice restaurative telle que nous la concevons ne peut pas se limiter à une confrontation auteur-victime. Tous les témoins, qui ont eu connaissance des faits ou d’une partie des faits – ou qui ont constaté le changement de comportement de la victime, doivent être associés, qu’il s’agisse de jeunes ou d’adultes. C’est ainsi qu’est né en 2010 le dispositif “Sentinelles et Référents”®, sur lequel nous nous appuyons aujourd’hui pour mettre en place des cercles restauratifs en milieu scolaire.
Est-ce qu’elle entre en contradiction avec le dispositif Phare ?
Au contraire ! Dans plusieurs académies, cette logique – repérage d’un phénomène de bouc émissaire en amont, dynamique communautaire pour traiter les situations, justice restaurative pour réparer les individus et le collectif ensuite – a même été pleinement intégrée aux formations des formateurs et équipes ressources pHARe.
Là où pHARe est efficace pour s’attaquer au harcèlement et à ses effets lorsqu’il est installé, l’approche que nous proposons permet d’intervenir beaucoup plus tôt, avec un spectre plus large de repérage – grâce à la dynamique communautaire, mais aussi de réparer les blessures enkystées en évitant le recours à l’exclusion. Force est de constater que lorsque la menace de sanction pèse, en l’absence de contradictoire, il nous arrive souvent de confondre auteur et victime…
Nous avons identifié 6 racines à partir desquelles le processus de harcèlement peut croître, et c’est pour cette raison qu’on se doit d’être exigeant dans les conditions de mise en œuvre, dans les méthodes et la philosophie qui les guide. Si on est convaincu que la justice restaurative est une nécessité pour une institution scolaire, elle ne peut pas être improvisée ou utilisée comme un simple outil – beaucoup d’approches venant de l’étranger ont échoué, car ne faisant pas cas du « terreau communautaire » dont elles avaient besoin pour réussir, et qui était présent dans la culture d’origine. Il en est de même des directives verticales, qui ne tiennent pas compte des ressources et des motivations du terrain.
Le harcèlement se nourrit donc du manque de communication entre les adultes de l’établissement, de l’absence de confiance entre jeunes, parents et professionnels, de la focalisation sur les savoirs et les fonctions, de la peur pour chacun et chacune de révéler qui il/elle est, de la verticalité relationnelle et des rapports de domination et des rumeurs et des blessures enkystées.
Quelle approche alors ?
Une approche communautaire, réparatrice et restaurative doit s’attaquer en profondeur point par point à ces 6 racines, en associant TOUT adulte de l’établissement, quel que soit son rôle, sa fonction, en formant et associant dans un même dispositif simultanément les jeunes, les parents et les professionnels, en Priorisant la dimension humaine et l’expression des ressentis, en autorisant le partage de l’intimité en sécurité, en permettant à chaque personne d’être sur un pied d’égalité et en réparant entre victimes, auteurs et témoins via la justice restaurative.
Faire fi des 5 autres points pour s’emparer uniquement de tel ou tel outil de justice restaurative atténuerait les chances de réussite dans la durée, et l’installation d’une véritable culture communautaire et restaurative.
Comment ça se passe concrètement dans un établissement ?
Une fois que les conditions présentées ci-dessus sont réunies pour avancer sur la mise en place de cercles restauratifs, avec une communauté d’adultes et de jeunes formés spécifiquement, il est important de choisir l’outil – avec la préparation et le suivi ad hoc – qui fait le plus sens pour l’équipe. Cela dépend des situations rencontrées bien sûr, mais aussi de ce qui a été mis en place auparavant, et de ce qui a été validé par la direction, le conseil d’administration, puis présenté clairement aux parents, aux jeunes et à l’ensemble des professionnels de l’établissement. Beaucoup de résistances sont liées au changement, et celui-ci est de taille : c’est toute la question du vivre ensemble, du climat scolaire, du sentiment de justice ressenti individuellement, qui est en jeu. L’approche restaurative vient remettre du lien dans une société et une école qui se judiciarisent.
En s’appuyant sur le fait qu’une communauté adultes/jeunes est en veille, avec des outils de repérage et d’intervention, on va petit à petit faire évoluer la question des sanctions grâce à des heures de vie de classe restaurative, ou des cercles communautaires restauratifs – même approche, lorsque la communauté touchée n’est pas qu’une classe, ou encore des commissions de justice restaurative, …
Car, plutôt que de se focaliser uniquement sur le duo auteur-victime, l’objectif est d’impacter simultanément le collectif et l’implication personnelle de chacune et chacun, la pacification des relations interpersonnelles en sera la résultante.
Notre approche de la justice restaurative repose sur le postulat qu’il y a toujours du groupe quelque part, même si la victime n’a osé en parler à personne, même si le conflit paraît égalitaire, même si on s’est trompé entre auteur et victime. D’où l’importance de séparer les rôles entre les deux facilitateurs dans la préparation et l’organisation du cercle restauratif.
Et quels sont ces rôles ?
L’un est centré sur le groupe, sa dynamique propre et imprévisible, et le déroulé de l’outil choisi, tel qu’il a été annoncé auparavant dans la phase de préparation – car il est fondamental que chaque participant ait compris de quoi il retourne, et qu’il ait donné son accord. Et c’est aussi son rôle que de « secouer » le collectif s’il sent qu’il manque d’empathie en direction de n’importe lequel des participants. Il peut exprimer ses sentiments, sa colère par rapport à la normopathie du groupe et inviter chacun et chacune à s’identifier par exemple au bouc émissaire plutôt qu’à juger.
Le second est centré sur chaque individu, en étant attentif plus spécifiquement à celui-celle qui pourrait se retrouver en posture de bouc émissaire par rapport au groupe. Quels que soit les faits et les souffrances qui en ont résulté, son rôle est de valoriser la prise de parole et l’expression des ressentis par chacun et chacune, et même d’aller jusqu’à chercher le trésor d’humanité que le groupe a parfois perdu de vue pour l’un ou l’une d’entre eux. Le trésor est cette qualité cachée chez la personne que le groupe n’a pu voir : cet élève qui est moqué comme intello, personne ne s’est aperçu qu’il était doté d’un humour très fin.
Comment se déroulent les « séances » ?
Le déroulé est un peu différent en fonction de l’outil, mais on retrouve une trame commune, qui correspond par ailleurs à celle de la CNV – Communication Non Violente, en faisant un tour systématique pour que chacun et chacune ait la possibilité de s’exprimer : on part des faits (le passé), des ressentis (au passé et au présent), des besoins (au présent), et enfin des demandes / propositions (le futur). Ce qui est assez frappant dans le fait d’avoir une vision communautaire de ces processus, c’est qu’il est fréquent que l’expression première des ressentis de tristesse en direction de la victime vient plutôt des témoins qui, par la suite, seront forces de propositions de réparation C’est d’ailleurs la tâche de l’animateur du cercle, de susciter un sentiment de culpabilité chez ces spectateurs et veiller à ce que les discussions ne tournent pas au procès populaire contre tel ou tel meneur. Parce que les témoins auront fait part de leurs remords en premier, l’auteur pourra, plus sincèrement, leur emboîter le pas, plutôt que d’être la seule cible de culpabilisation flottante.
Pour arriver à cette prise de conscience collective, il est nécessaire pour les deux facilitateurs de mener des entretiens avec différents protagonistes – victime et auteur présumés, mais aussi témoins. On s’assurera à cette occasion que certains sont prêts à prendre la parole pendant le temps du cercle restauratif et à reconnaître le bouc émissaire comme tel.
Dans le milieu scolaire, le cercle restauratif commence dès les entretiens préliminaires – ceux qui les mènent seront aussi ceux qui animeront les cercles, car la qualité de ces entretiens permet de démarrer la réparation : recevoir le plus tôt possible, avec une écoute inconditionnelle, coconstruire le mode de réparation avec les différents participants, identifier ce qui dysfonctionne dans la norme du groupe concerné, et permettre à une victime de se responsabiliser en faisant des choix, …
Le dispositif abouti semble séduisant mais aussi impressionnant, par quoi commencer ? Comment se lancer ?
Comme nous l’avons précisé plus haut, la première étape est l’identification des postures, c’est-à-dire la capacité à repérer et à interpréter correctement les situations de bouc émissaire. Cela n’est possible que par l’installation d’un dispositif communautaire, dotant chacun et chacune d’outils fins et pragmatiques de compréhension du réel, pacifiant les relations à tous les étages et permettant d’intervenir en toute sécurité. Ce sont ensuite ces personnels formés qui vont pouvoir préparer et animer le cercle restauratif. Ce sont ces élèves formés qui joueront un rôle majeur dans les discussions pour faire reconnaître la victime comme bouc émissaire et susciter un sentiment d’empathie envers elle.
Par exemple, savoir coconstruire des règles du jeu dans un groupe qui a une intention communautaire, est une étape indispensable, qui pourra être réutilisée lors du premier cercle restauratif, les premiers ouvrant la voie pour les autres, qui pourront la faire évoluer à leur tour. Mais le fait d’avoir pu bénéficier d’une formation sur ce qui fait bouc émissaire par exemple, et donc sur ce qui fait communauté pour l’éviter, permet de comprendre que les règles de confidentialité et de libre participation sont fondamentales – et devront donc être amenées par les facilitateurs si personne n’y pense. La première protège la violation de l’intimité collective, et la seconde celle de l’intimité individuelle. Si l’une de ces deux règles sacrées est bafouée, aucun cercle restauratif ne peut avoir lieu en sécurité.
Un autre élément important pour démarrer est de s’assurer que la communication a été – bien – faite largement au sein de l’établissement et auprès des parents. Il ne suffit pas de vérifier que chaque participant a bien compris de quoi il retournait, dans la phase préalable avant-cercle. Et cela signifie aussi que l’après-cercle sera facilité par tous les adultes et les jeunes qui seront porteurs de la philosophie de la justice restaurative, aidant ceux qui le souhaitent à réaliser les mesures de réparation auxquelles ils se sont engagés, plutôt que certains aient le sentiment d’y être contraints.
Mais la plus grosse différence dans votre choix d’outil sera liée à votre besoin : souhaitez-vous plutôt commencer par faire évoluer les situations où auteur et victime sont clairement identifiés, et peut-être réduire le nombre de conseils de discipline ? Dans ce cas, la commission de justice restaurative, avec un protocole très encadré, sera sûrement le plus approprié. Mais s’il s’agit plutôt pour vous de s’attaquer à des faits, peut-être moins graves – en apparence – mais surtout moins définis en termes de responsabilité, et où la dimension groupale est très prégnante, l’heure de vie de classe restaurative ou le cercle communautaire restauratif sera plus adapté.
Rappelez-vous que tout cela est encore en phase de coconstruction, et c’est ce qui rend cette aventure si passionnante. Beaucoup de choses ont évolué en quelques années de pratique. Par exemple, nous pensions au démarrage qu’un cercle restauratif avant la décision d’une sanction que l’on sait devoir prendre, tout en précisant que rien ne serait utilisé dans ce qui allait être dit, était envisageable. Nous en sommes revenus, et pensons dorénavant que le cercle doit être totalement détaché de la question de la sanction, et donc si sanction il y a, le cercle doit avoir lieu ensuite, pour réparer les individus et le collectif justement, ce qui est bien sa fonction première.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
« Violence et justice restaurative à l’école », Éric Verdier et Max Tchung-Ming, Pablo Felez, Philippe Salson, Charlotte Loisant, Paulo de Miranda, Daniel Berland. Édition Dunod.
Quelques vidéos de présentation de la méthode :
Méthodologie : La justice restaurative à l’école présentée Max Tchung-Ming
Le phénomène du Bouc émissaire : outils fins et pragmatiques de compréhension du réel
Auteur et Victime : Du hérisson au porc-épic par Éric Verdier