Dans une récente publication du CNRS, Franck Ramus, chercheur en sciences cognitives, affirme que « les généticiens ont trouvé des marqueurs génétiques qui confirment aujourd’hui ce qui est pressenti depuis longtemps : le facteur social ne suffit pas à expliquer les différences entre élèves ». Une déclaration qui a de quoi étonner, voire choquer. Pour Alexandre Ployé, chercheur spécialiste des questions d’inclusion, les propos de son confrère sont dangereux car ils permettent de remettre en cause ce sur quoi repose « l’édifice de l’école depuis le 19è siècle : le postulat d’une éducabilité généralisée ». Tout particulièrement en cette période où les éléments de discours susceptibles de flatter un électorat nostalgique d’une école d’antan idéalisée affluent, où le syntagme « groupe de niveau » participe de la reviviscence d’un imaginaire qui place « les causes des difficultés scolaires dans l’élève – son trouble, son milieu social, etc. ».
Franck Ramus évoque un facteur génétique pour expliquer la performance scolaire. Qu’en pensez-vous ?
Restituons d’abord le contexte. Le CNRS a organisé en mai 2023 un colloque international intitulé « Éducation et inégalités ». Plutôt que de publier les actes des différentes conférences qui s’y sont tenues, le CNRS a fait le choix d’en rédiger une synthèse. L’ambition du colloque était noble, il s’agissait de promouvoir une recherche scientifique interdisciplinaire de haut niveau impliquant toutes les disciplines concernées sur le thème des « inégalités éducatives ».
On trouve dès les premières pages de ce rapport – en Page 8, une sous-section intitulée « Facteurs génétiques » qui rend compte de l’intervention de Franck Ramus, chercheur au laboratoire de sciences cognitives du CNRS. On peut y lire le questionnement rhétorique suivant : « Le génome des parents transmis à l’enfant n’intervient-il pas en tant que facteur confondant en amont de tous les autres facteurs qui influencent la performance scolaire ? Il pourrait influencer à la fois le statut socio-économique de la famille et la performance scolaire de l’enfant ». Il est ensuite précisé qu’il « s’agit d’une petite révolution conceptuelle en soi » car, affirme le chercheur « le génome serait bien un facteur confondant des facteurs sociaux ». À l’appui de cette révolution, Ramus avance l’existence d’études génomiques qui ne sont cependant pas citées. Il fait vraisemblablement référence aux travaux d’une psychologue américaine, Kathryn Paige Harden qui a produit un ouvrage de référence dans le courant de la génétique comportementale : la Loterie génétique – paru aux éditions Les Arênes en 2023. Ramus s’en fait un ardent promoteur, et la presse donne un large écho de la parution de cet ouvrage comme en témoignent par exemple un article dans Uzbek et Rica ou encore une chronique d’Eugénie Bastié dans le Figaro. La thèse de Paige Harden est la suivante : « nos gènes ne déterminent pas notre destin scolaire ni financier. Et pourtant, ce serait une erreur de balayer d’un revers de main la relation entre les gènes et la réussite scolaire ». Relation ou facteur confondant ? Si le livre de Harden est à la fois marqué par le sens de la nuance et une immense prudence politique – elle récuse la tradition eugéniste de sa discipline et les récupérations politiques d’ultra-droite que l’on peut faire de son travail, les citations de Ramus, telles que rapportées, me paraissent pour le moins péremptoires.
En quoi sont-elles inquiétantes ?
Notons d’abord qu’elles tombent dans le rapport comme un pavé dans la mare : aucun appareil critique ne permet au lecteur un travail de mise en perspective ou de distanciation : ni note qui renverrait à des articles ou au livre d’Harden ni encart décrivant les recherches qui ont conduit à ces affirmations. Or ce n’est pas le cas dans le reste de la note de synthèse qui, pour chaque conférencier, renvoie à des textes et explique les recherches conduites. Les déclarations de Ramus pèsent donc d’un poids particulier et ne manquent pas de sensationnalisme comme en témoigne l’usage du mot révolution.
Un tel procédé me fait craindre que des résultats de recherche, par des procédés d’énonciation non scientifiques, deviennent des arguments d’autorité qui pèseront d’un poids singulier au moment où le politique instrumentalise la « vraie science » pour légitimer des annonces marquées par un certain conservatisme en ce qui concerne, au moins, l’école.
C’est-à-dire ?
Je m’explique : je crois qu’on assiste à un recul significatif depuis le ministère Attal sur la question de l’éducation inclusive. Sous couvert de choc des performances, on mobilise des recettes anciennes et désavouées notamment par les sciences de l’éducation, dont les groupes de niveaux sont l’emblème. Élément de discours susceptible de flatter un électorat nostalgique d’une école d’antan idéalisée, le syntagme « groupe de niveau » participe de la reviviscence d’un imaginaire que je qualifie de défectologique, c’est-à-dire situant les causes des difficultés scolaires dans l’élève – son trouble, son milieu social, etc. C’est ici que les déclarations de Ramus, peut-être même en dépit de la volonté de leur auteur, peuvent peser lourdement, elles permettent de remettre en cause ce sur quoi repose l’édifice de l’école depuis le 19è siècle : le postulat d’une éducabilité généralisée. On le sait, le facteur génétique vient nourrir un imaginaire du déclinisme et du pessimisme social. Les théories de la dégénérescence – je renvoie ici à l’excellent livre éponyme de Jacques Hochmann, Théories de la dégénérescence paru en 2018 -, ont toujours professé le poids de l’hérédité voire de l’atavisme. Certaines lignées voient leur patrimoine héréditaire s’affaiblir avec le temps, provoquant des pathologies mentales de plus en plus lourdes. Les enfants idiots sont le bout de la chaine de cette pensée qui s’enivre de décadentisme. Particulièrement représentés dans la classe ouvrière, croit-on, leur éducabilité est limitée. À peine peut-on les moraliser. Ils sont un coût pour la société, et une menace pour le corps sain de celle-ci. À quoi bon les scolariser comme les autres ? Les logiques du tri et de la ségrégation naissent de ce genre de théorie. Elles sont l’opposé de l’éducabilité et de la pensée inclusive qui est la matrice d’une école pleinement démocratique. Je crains donc que l’évocation péremptoire dans un rapport sur les inégalités éducatives d’un facteur génétique confondant les autres facteurs ne fasse qu’aggraver l’imaginaire conservateur à l’œuvre actuellement au ministère et ne lui fournisse des « billes scientifiques » justifiant des décisions stigmatisant et discriminant les élèves des milieux populaires notamment. Dans un article dans l’Express, Ramus affirme que la science « n’a pas de couleur politique ». Pour autant Canguilhem a de longue date signalé le risque des idéologies scientifiques. Aucun discours, fût-il scientifique, n’échappe potentiellement à son instrumentalisation politique.
Mais alors comment expliquer les différences de performances scolaires ?
C’est une question qui déborde le cadre d’un simple entretien et on pourrait d’ailleurs questionner les instruments de mesure et les contextes qui rendent compte de ces écarts de performance, mais on peut réaffirmer ce que disent bien chercheurs en sciences de l’éducation ou sciences du langage, notamment au Circeft (Ndlr : laboratoire de Paris 8 et de l’UPEC). Il convient de ne pas se focaliser étroitement sur des « causes » génétiques et sociales mais d’envisager les inégalités scolaires comme une coconstruction, une conjugaison de facteurs liés à la socialisation familiale et à la socialisation scolaire. On ne peut séparer ces deux aspects. Ainsi, les recherches de Rayou, Bautier, Rochex ou encore Delarue-Breton ont montré depuis des années que les pratiques pédagogiques opaques ne permettent pas à des élèves dont la socialisation n’est pas connivente de l’école de comprendre les enjeux des activités scolaires. Parler du génome, pourquoi pas – à condition de ne pas confondre corrélation et causalité, mais ça ne peut avoir pour conséquence d’éviter de parler des effets des pratiques enseignantes, des dispositifs et structures de socialisation scolaires crées par le ministère et des effets psychosociaux des discours politiques sur les publics incriminés. La complexité du phénomène des inégalités scolaires est suffisamment grande pour que nous en appelions à nous prémunir collectivement de tout ce qui pourrait essentialiser l’échec scolaire et nourrir des logiques de tri scolaire et social anti-inclusives.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda