« Parler de transversalité du numérique c’est d’abord évoquer la place prise par ces moyens et ces pratiques dans la culture de chacun de nous », écrit Bruno Devauchelle. Pour le spécialiste de l’éducation, « l’organisation scolaire est trop sectorisée pour parvenir à prendre en compte les changements culturels globaux ». En témoigne la suppression de l’enseignement de la technologie en classe de 6e, au profit de fondamentaux qui « montre bien qu’une forme de lutte entre « les bons » savoirs et les autres, utilitaires et techniques, est en cours ».
L’omniprésence des moyens numériques dans la société a amené dès le début des années 2000 à parler de transversalité. Par compétence transversale, on entend un ensemble de savoirs, savoir faire, savoir être, qui sont mobilisables au travers des situations d’apprentissage, mais qui ne sont pas désignées comme telles dans les programmes liés à ces situations. La question s’est posée alors de savoir si l’on pouvait permettre le développement des compétences numériques d’usage au travers des enseignements de toutes les disciplines. Cette manière de voir succédait à l’opposition entre informatique comme discipline spécifique et informatique comme aide à l’enseignement (EAO et autres). Dans le même temps les moyens informatiques poursuivaient leur développement au sein de l’organisation scolaire avec, d’une part les applications de vie scolaire, et d’autre part l’apparition des Environnements Numériques de Travail (ENT). Le développement des usages au quotidien était déjà une préoccupation en regard de la multiplication des équipements et la perception intuitive des risques d’inégalités face à une société informatisée invitait donc à faire à l’école, comme dans la « vraie vie », un usage « ordinaire » de l’informatique, et donc transversal et donc intégré à tous les enseignements qui peuvent y recourir.
Situations de vie et apprentissages scolaires
L’idée de la transversalité des compétences numériques est donc liée à la généralisation, dans toutes les phases de la vie quotidienne, de l’utilisation de plus en plus courante de ces moyens. Certes en 2000, cette idée paraissait, à certains, éloignée des réalités du quotidien et c’est dans les réalités professionnelles que cela s’imposait – depuis le début des années 1970 dans le monde éducatif. Alors qu’Internet se développait rapidement et devenait progressivement au centre des utilisations, l’arrivée de smartphone et le développement des équipements portables connectés n’a fait qu’amplifier l’importance des usages au quotidien dans toutes les situations de vie. L’idée de proposer aux enseignants de toutes les disciplines de s’intéresser au numérique, au travers de leurs enseignements disciplinaires était donc perçue comme importante par ceux, peut-être trop tôt visionnaires, qui avaient proposé cela au début des années 2000 (cf. B2i). La transversalité n’interdisait pas aussi une approche plus technique, mais elle permettait d’introduire une dimension « culturelle », de ce que l’informatique puis le numérique a fait à la culture.
Trans, Pluri, Inter, les disciplines en question
L’approche transversale en enseignement, c’est comme, par exemple, demander à toutes les disciplines de développer et valider les compétences dans le lire, écrire, compter. Même dans ce champ, qui pourtant peut sembler évident, cela ne va pas de soi. Parmi les arguments entendus : chacun sa discipline (son territoire), nous n’avons pas les compétences suffisantes autres que celles de notre discipline, je suis enseignant de « telle matière » et pas d’une autre, je ne veux pas marcher sur le territoire de mes collègues. D’ailleurs l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité n’ont pas obtenu beaucoup plus de succès, au collège (IDD et autres travaux croisés) au lycée (TPE et autre ECJS) ont été abandonnés…. Dommage, alors que dans l’enseignement professionnel ou l’enseignement agricole, cela fait partie de la culture enseignante. Bref, la résistance à la transversalité est une histoire profonde qui peut aussi renvoyer à la « distance » qui sépare l’école (parcours général) de la vie en société. Certains élèves ne s’y trompent pas, cette école, ils pensent qu’elle n’est pas faite pour eux (un ancien PLP qui en témoigne)….
Culture, numérique et transversalité
Parler de transversalité du numérique c’est d’abord évoquer la place prise par ces moyens et ces pratiques dans la culture de chacun de nous. Or cette intrusion dans le champ personnel commence désormais dès le plus jeune âge et continue de s’alimenter tout au long de la vie. La perception qu’en ont les adultes qui ne sont pas « nés avec », dont une bonne partie d’enseignants, a généré une forme de défiance et de distance. On peut interpréter le refus, la réticence d’intégrer de manière « active » et « éducative » le numérique dans les pratiques des enseignants, comme étant un symptôme de cette défiance. Les discours que nous avons entendus au cours des vingt dernières années semblent le confirmer. C’est aussi un signe de transition au sein d’une société désormais envahie par les moyens numériques. Or ceux-ci prolongent et amplifient les pratiques humaines, dans les bons comme les mauvais côtés. Les réseaux sociaux ne datent pas de la création sur Internet de leur version numérique. Ils étaient depuis toujours un moyen pour les humains de s’organiser, se structurer et interagir. L’arrivée des moyens numériques a d’ailleurs été d’abord liée au souhait de ses créateurs utopiques de favoriser l’émergence d’une nouvelle société humaine basée sur les échanges. On oublie trop vite cette histoire, or les forums, les Usenets, les sites personnels, les blogs ont été antérieurs à l’arrivée des réseaux sociaux numériques tout en étant basé sur la même idée communicationnelle.
Numérique, EMI et transversalité, même combat
C’est à propos d’information et de communication que le transversal s’impose. Émerge en ce moment le même débat à propos de l’Éducation aux Médias et à l’Information, faut-il en faire un « objet » transversal ou faut-il le réserver aux seul·es spécialistes ? La question dans ce domaine prolonge celle des usages du numérique : quelles inégalités génère-t-on si on refuse de s’emparer collectivement et transversalement de ces questions. Les chiffres des enquêtes sur la vulnérabilité numérique sont impressionnants. Ils ne s’arrêtent pas au fait d’avoir ou pas des équipements, mais ils vont vers le « comment on fait » avec ces moyens dont nous disposons. Le monde scolaire semble avoir du mal à lutter contre les inégalités récurrentes de notre société comme le confirment les évaluations internationales. Et pourtant, le besoin de formation, d’éducation dans le domaine global du numérique (EMI inclus) est général et transversal. Malheureusement, notre système scolaire aime « compartimenter ». De fait, aborder les choses par leur complexité est souvent démobilisateur pour les jeunes. Mais les aborder par un découpage en disciplines et en niveau ne parvient pas à aider tous ceux qui en ont réellement besoin. Les pédagogies nouvelles des années 1920 et antérieures avaient bien sûr exploré ces questions et mesuré les limites de leurs approches parfois considérées comme trop transversales.
Une organisation scolaire inadaptée
L’organisation scolaire est trop sectorisée pour parvenir à prendre en compte les changements culturels globaux. La suppression de l’enseignement de la technologie en classe de 6e, au profit de fondamentaux, montre bien qu’une forme de lutte entre « les bons » savoirs et les autres, utilitaires et techniques, est en cours. La difficulté à faire émerger l’EMI face à une éducation citoyenne morale et civique (après l’éducation aux valeurs républicaines des années 2015), montre aussi qu’il s’agit d’une conception qui repose d’abord sur un formatage du cadre avant de permettre au jeune d’affronter le monde. Les décideurs semblent espérer que ce formatage des esprits sera durable. Ils oublient malheureusement qu’ils ont un double discours, promouvant le numérique partout, et tentent de le limiter dans l’école. L’affaire des écrans nous apportera surement des éclairages sur la manière dont le monde politique comprend ces questions et envisage leur prise en compte : coercition ou éducation, sanctions ou prévention ?
Bruno Devauchelle