Aider les élèves à se sentir moins seul·es et moins démuni·es face à « leurs questionnements et leurs ressentis », à trouver leur « place dans le collectif » et à « gagner en liberté », sont les objectifs que se sont donnés Christophe Mousset, professeur documentaliste au collège Jean Hay à Marennes, en Charente-Maritime, et son collègue CPE, Pascal Hintzy, en imaginant le groupe de discussion « Bla-bla-bla ». Bla-bla-bla parce qu’on y parle sans pression, de tout et de rien, mais bien souvent en réalité de l’essentiel. Christophe Mousset nous présente les enjeux de ce dispositif d’accompagnement à la parole qui n’oublie pas que si l’on dit souvent les ados « enfermés dans leur réalité virtuelle, ce n’est en réalité que la partie visible de ce qui les habite ».
Vous présentez au FEI 2023 le projet « Bla-bla-bla », titre plein d’humour et en réalité de fausse légèreté : pourriez-vous nous présenter les enjeux de ces ateliers ?
Le groupe de discussion « Bla-bla-bla » correspond à un temps d’expression libre où les élèves volontaires se retrouvaient une fois par semaine au CDI du collège de Marennes accompagnés par mon collègue CPE et moi-même, professeur documentaliste. Il y avait un groupe pour les 6e-5e et un pour les 4e-3e. Le projet a vu le jour en 2018 en même temps que la création du conseil de la vie collégienne (CVC). Le principe initial était de proposer un espace d’expression libre, dans un esprit de démocratie participative, afin que des idées puissent éventuellement être partagées avec le CVC. Très vite, les prises de parole n’ont plus concerné l’intérêt collectif et se sont concentrées sur des opinions et questions personnelles. Le groupe de discussion a donc redéfini ses objectifs.
Intitulé au départ « On prend la parole ! » le groupe a changé de nom suite à mon changement d’établissement pour s’appeler désormais « Bla-bla-bla ». Ce nouveau nom a été trouvé par une collègue référente jeunesse en lycée. Un titre moins formel, plus attractif pour les adolescents, et qui dit bien ce dont il s’agit : parler de tout et de rien, avec une certaine légèreté (ou pas). Nouvellement nommé au Collège Samuel de Missy à La Rochelle depuis la rentrée 2023, je m’apprête à relancer ce projet. Je prends le temps de connaître les élèves car, pour inscrire ce projet dans la durée, il faut une certaine confiance réciproque.
Avec « Bla-Bla-Bla », l’enjeu n’est pas d’accueillir en priorité les difficultés rencontrées, ce n’est ni un groupe thérapeutique, ni un groupe à profil scolaire déterminé. Ce n’est pas non plus un atelier « philo » : on ne cherche pas à construire une argumentation ou à partir de questions précises. Et même s’il puise son inspiration du côté de la pédagogie institutionnelle, ce n’est pas un « Conseil » puisque les sujets abordés ne concernent pas que l’école, les rôles ne sont pas distribués (pas de secrétaire de séance, ni de maître du temps ou de la parole) et le déroulement n’est pas structuré (on passe d’un sujet à l’autre sans ordre défini). L’objectif n’est pas d’améliorer le climat scolaire ou le bien vivre ensemble, même si des effets de ce côté-là peuvent être observés. Le but principal est d’accompagner l’élève dans ses questionnements personnels, sa singularité, afin qu’il gagne en liberté et invente son propre rapport au collectif.
On imagine bien que de tels ateliers ne peuvent reposer que sur le respect de règles communes. Quelles sont-elles ? Comment et par qui ont-elles été définies ?
Les règles du groupe se sont construites au fur et à mesure. Au départ, nous avons démarré avec l’exigence un peu évidente de ne pas se couper la parole. L’idée du bâton de parole a été évoquée mais nous souhaitions en tant qu’adultes incarner cette règle. C’est la règle que j’appellerais « Autorité de la parole ». Il est rappelé que la parole n’est pas qu’un instrument de communication. Quand on parle on dit quelque chose de soi, on est traversé par des affects, des émotions, des ressentis. Couper la parole ne s’exerce donc pas sans une certaine idée de ses conséquences. Cette règle fixe également un principe d’égalité pendant les échanges entre la parole des adultes et celle des élèves.
Par la suite est arrivée la règle selon laquelle les thèmes abordés ne viennent que des élèves. Au début, nous avions du mal en tant qu’adultes à lâcher ce rôle d’initiateur. Mais il s’est avéré nécessaire que le sujet abordé vienne d’eux pour ne pas les orienter avec notre regard d’adulte, parfois très éloigné de leurs préoccupations. Une fois cette règle édictée, nous avons appris à faire avec les silences gênés et les ricanements qui débutent parfois la réunion lorsque personne n’a d’idée. C’est la règle de la « Liberté de contenu ». Ce qui est proposé à la discussion vient des élèves, il est possible d’aborder n’importe quel sujet concernant la vie au collège et la vie en général (toute réflexion est la bienvenue). Il est aussi possible de discuter des règles et du dispositif. Évidemment, tant qu’une règle n’est pas modifiée, elle s’impose à tous.
Ensuite s’est imposée la possibilité de ne pas parler dans le groupe. Cela nous est apparu évident lorsque certains élèves souhaitaient être présents sans dire un mot, pour différentes raisons (mutisme, timidité, pas envie). Globalement, cette règle anodine est importante car c’est elle qui permet aux membres du groupe de faire l’expérience d’une parole non prescrite par un adulte dans l’établissement. Habituellement, la parole des adultes est prescriptive, l’enseignant demande à l’élève de parler pour répondre à une question par exemple. Ici, seule compte la liberté de parler qui s’appuie sur la motivation de l’élève. Il prend le risque de parler, en s’engageant personnellement, sans répondre à une injonction extérieure. C’est la règle de la « Liberté de parole ».
La dernière règle est celle du « Devoir de confidentialité ». Ce qui est dit reste dans le groupe. Cette règle de discrétion concerne à la fois les adultes et les élèves. Elle a pour but d’offrir un cadre sécurisant, de rassurer les élèves lorsqu’ils évoquent des sujets personnels, elle instaure un climat de confiance. Pour préserver cette confidentialité, les autres adultes ou élèves ne sont pas autorisés à entrer dans le lieu où se réunit le groupe. Il est rappelé que le seul cas de rupture de cette règle concerne la possible mise en danger d’un élève. Si quelqu’un rapporte des propos engageant sa santé physique ou psychique, nous l’orientons vers un adulte extérieur au groupe qui pourra le prendre en charge.
Vous êtes deux adultes présents lors de ces ateliers. Quel rôle jouez-vous lors de leur déroulement ?
Nous avons le souci d’échapper au cadre d’évaluation scolaire habituel. Nous ne visons ni l’acquisition de compétences ni des objectifs pédagogiques afin que la parole de l’élève, détachée du besoin identifié par l’adulte, échappe à toute normativité. Nous laissons de la place au manque comme le disait Fernand Oury, afin que l’élève trouve par lui-même ses propres ressources : les silences sont fréquents et nous ne cherchons pas à les combler. Et nous ne sommes pas dans une posture de jugement. Nous ne félicitons pas un acte parce qu’il est héroïque, nous ne sanctionnons pas une action potentiellement répréhensible, ce qui n’empêche pas l’intérêt réel que nous y portons et la mise en question de ce qui est dit.
Lorsqu’un problème est soulevé, nous ne cherchons pas à apporter des solutions, même si elles peuvent apparaître. Chacun est invité à rebondir sur ce qui est dit à partir de sa propre expérience, de ses propres réflexions. En tant qu’adultes, nous sommes attentifs à soutenir l’élève qui a initié le sujet. Car parfois les « solutions » des autres élèves consistent à trouver un « coupable » ou un bouc émissaire. Nous aidons à faire un pas de côté et à faire usage de la raison. Le groupe est l’occasion d’expérimenter l’intelligence collective. Il permet également qu’émerge de l’entraide.
Lors des échanges, les interventions de l’adulte ne valent pas plus que celles des élèves. Nous ne sommes pas là pour dire ce qu’il faut penser ou faire, nous ne prodiguons pas de conseils. Notre rôle peut parfois se cantonner au rappel des règles en début de réunion et à une certaine forme de modération. L’adulte incarne malgré tout l’autorité pour garantir un cadre sécurisant aux échanges et « recevoir » ce qui est dit.
Comment et par qui les thèmes et questions abordé.es sont-iels choisi.es ? Pouvez-vous nous donner quelques exemples de sujets abordés ?
Les thèmes et questions abordés, toujours à l’initiative des élèves, concernent la vie au collège et en dehors, sans jamais perdre de vue le lieu d’où ils s’expriment, l’école. Par exemple on interroge les règles de vie de l’établissement (l’interdiction des portables, l’interdiction aux élèves de certains espaces de l’établissement) ; ou ce qui semble aller de soi au collège mais qui ne l’est pas tant que ça (être disponible pour les apprentissages, être assis devant une table plusieurs heures par jour, la vie dans la cour de récréation, les effets de groupe et de bandes…). Est abordé aussi ce qui échappe au regard des adultes dans le collège (les moqueries, les bousculades, les injustices, les histoires de cœur…), et à l’école (le petit frère qui dérange sans cesse les devoirs à la maison, les paroles brutales d’un membre de la famille, les gardes alternées entre les parents, la place des grands-parents…). On parle aussi d’actualité … Les sujets sont parfois légers, parfois plus graves : on va des salsifis qu’il faut manger au self à la place centrale des doudous et peluches (de la 6e à la 3e !) ; en passant par des interrogations sur la vie après la mort ou sur l’amour.
Les autres collègues enseignant.es trouvent-iels leur place dans ce dispositif ? Des passerelles, notamment avec les P.P, sont-elles parfois possibles ?
Ce projet a trouvé un prolongement lors des Heures de Vie de Classe. Une collègue professeure principale a eu l’idée d’appliquer le dispositif à ses heures de vie de classe. Expérimenté avec une classe de 5e sur 3 séances, il a été motivé par les plaintes légitimes des professeurs de la classe et des élèves : paroles racistes, indiscipline et rivalités dans la classe. Nous avons divisé la classe en 2 (ma collègue et moi-même ayant en charge un groupe différent) et nous avons démarré les 2 groupes de discussion. Le dispositif a été expliqué aux élèves qui ont accepté de jouer le jeu. Les sujets de discussion ont été orientés sur les difficultés rencontrées en classe. Mais nous avions le souci avec ma collègue de ne pas être dans une posture de jugement afin de leur laisser une certaine liberté de parole. Et avec d’autres interventions dans la classe (chef d’établissement, CPE), les problèmes se sont estompés.
Il me semble que la Vie de classe, parfois détournée de son objectif premier, peut s’enrichir de ce type de dispositif : écouter les élèves un par un, ne pas juger, repérer les effets de groupe, trouver une dynamique commune. Dans cet exemple précis (heure de vie de classe), on se rapproche nettement du Conseil tel qu’il s’expérimente en pédagogie Freinet ou institutionnelle.
Quelle évaluation pouvez-vous aujourd’hui faire du dispositif ? Avez-vous atteint vos objectifs ?
Au début, puisqu’ils n’avaient pas l’habitude, certains élèves étaient observateurs ou prenaient la parole pour « faire plaisir » aux adultes présents, comme dans les cours. Il a fallu un certain laps de temps avant qu’ils comprennent que ce temps leur était entièrement dédié et que, quoi qu’ils disent, aucune parole n’aurait de conséquence négative pour eux et ne serait transmise à d’autres personnes en dehors du groupe. Par exemple, un élève qui se vante d’avoir mis le bazar dans un cours n’est pas puni pour cela. Cela n’empêche pas les autres élèves et les adultes d’interroger, sans jugement, cette attitude et de tenter d’en saisir ses motivations. Un autre élève qui se plaint de l’attitude d’un enseignant qu’il qualifie d’injuste est écouté, ce qui ne signifie pas que nous attestions l’injustice. Mais lorsqu’un élève raconte quelque chose de « douloureux », il lui est proposé en fin de réunion d’aller rencontrer l’assistante sociale, le psychologue scolaire ou l’infirmière. Le dispositif a alors un rôle de prévention.
Des élèves se sont emparés de ce projet et l’ont fait évoluer. Par exemple, en fin d’année, les « anciens » présentaient aux nouveaux le fonctionnement du groupe. Ils s’assuraient que les règles étaient respectées. Une forme d’auto-gestion s’est mise en place.
L’expérience d’animation de ce groupe m’a permis de voir à quel point ces jeunes sont sensibles au monde qui les entoure. On les dit enfermés dans leur réalité virtuelle (réseaux sociaux, jeux vidéo, téléphone portable), ce n’est que la partie visible de ce qui les habite. Ils sont souvent extrêmement seuls et démunis face à ce qui les traverse en termes de questionnements et de ressentis. Notre rôle d’écoute et d’accompagnement en tant qu’enseignant-éducateur prend alors tout son sens.
Propos recueillis par Claire Berest