« On a tué un idéal tout à l’heure dans un message d’un ministre. » Le 5 décembre 2023, les annonces de Gabriel Attal ont suscité l’effroi d’Alexis Potschke, professeur de français dans un collège public de la grande banlieue parisienne, professeur principal en 6ème, auteur du beau récit « Rappeler les enfants ». Peur principale : les groupes de niveaux qui viendraient séparer, classer, stigmatiser, là où le groupe classe favorise des dynamiques de travail, d’entraide, de vie. « À tous ceux qui trouvent encore que j’en fais trop, demandez-vous : et vous, à quoi aurait ressemblé votre collège si l’on vous avait assigné dans un groupe ? »
« Les enseignants ont reçu un message de leur ministre tout à l’heure, et ça faisait longtemps que je ne m’étais pas inquiété comme ça pour mon métier. J’euphémise : je ne suis pas inquiet, non, je suis terrifié, pétrifié. Vous ne vous rendez pas compte – c’est normal. Mais je suis terrifié.
J’ai souvent été en colère ces dernières années quand je l’ai vu ma profession attaquée – au sens propre comme au sens figuré – ; mais lorsque rien n’allait, les cours m’étaient un refuge. On a beau entendre des horreurs qui nous affligent, on se rassure en se disant que nos salles de classes sont comme de beaux secrets ou des endroits rares et précieux : lorsqu’on y met les pieds, il n’y a guère que nous et les élèves, toutes les belles choses qu’on essaie de transmettre, et tous les accidents magnifiques qui font que, presque par mégarde, regardez : il y a un petit qui s’est éveillé à la littérature.
Les élèves nous connaissent mieux que vous, et bien souvent ne partagent pas les bêtises qu’on dit sur les enseignants. Même s’ils vous ennuient parfois, s’amusent à vous encolérer ou vous font perdre vos moyens – cela arrive –, même si on pourrait leur décerner des médailles d’or de mauvaise foi, je vous assure qu’à la fin ils font amende honorable : ils savent bien, tout de même, que vous êtes là pour eux. Alors quand on entend des horreurs sur l’école, votre meilleur remède est d’entendre l’école parler. Je me disais toujours que j’allais retrouver ma classe quand on maltraitait les enseignants quelque part dans les discours, et devant ma classe : tout s’apaisait.
Vous savez, c’est merveilleux, une classe : entre vingt et trente petits êtres humains qui découvrent le monde entier à chaque heure, qui apprennent autant de vous que de leurs camarades – et vous apprenez aussi à leur contact –, qui apportent dans leurs poches des milliers d’histoires vécues qui s’entrechoquent, et quand des choses s’entrechoquent, parfois, ça fait une petite étincelle. C’est merveilleux, les étincelles, parfois ça allume des feux, et alors tout le monde peut se tenir autour, s’y réchauffer, et apprendre des ombres dansantes.
J’ai lu le message du ministre tout à l’heure, et j’ai peur maintenant, très peur de ce qui vient : ça faisait longtemps que je n’avais pas eu peur comme ça.
Il y a un passage qui m’a plongé dans une angoisse terrible. Tenez, c’est ce morceau-là :
« À compter de la rentrée prochaine, les élèves de 6ème et de 5ème seront donc désormais répartis en 3 groupes de niveaux pour leurs enseignements de français et de mathématiques. »
Ça n’a l’air de rien, comme ça, et quiconque ne sait pas vraiment ce qu’est une classe pourrait même hausser des épaules, trouver cela normal, se dire que j’en rajoute, passer outre. Ah ! ces profs, ils se plaignent tout le temps !
C’est malgré tout la mise à mort d’une certaine vision de l’enfance. C’est la fin de l’idée des classes hétérogènes ou chacun peut apprendre à chacun et de chacun, où les élèves en réussite peuvent venir en aide aux élèves en difficulté, et où les élèves en difficulté peuvent prendre confiance en eux, s’appuyer sur leurs pairs ; se sentir un peu, de temps en temps, membre d’un groupe qui n’est ni bon ni mauvais, juste un groupe ; savourer leurs prises de parole réussies, travailler ensemble : apprendre des autres et leur apprendre des choses.
C’est la fin d’un même postulat d’éducabilité. Tous les élèves sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres ! À dix ans, le rouage se met en marche : les uns à droite, les autres à gauche, le bénéfice du doute pour le ventre mou, tout ça, ça se rangera plus tard. Hop ! On classe, on trie ! Mais ce qu’il faut bien avoir à l’esprit, c’est que c’est pour le pire. Que ça ne marche pas.
Imaginez-vous, dix ans fraîchement révolus, faire votre entrée au collège. Le couperet est tombé quelques semaines plus tôt, vous ne le saviez peut-être même pas, mais : vous êtes un élève en difficulté. Alors voilà : vos camarades seront des élèves en difficulté. Votre enseignant vous fera des cours pour élèves en difficulté. Vous aurez un emploi du temps d’élève en difficulté. Vous avez dix ans, votre avenir a déjà un nom.
Autour de vous, aussi : essentiellement des garçons. À cet âge, les groupes de niveaux sont aussi, malheureusement, des groupes de genre.
Vous ne pourrez pas profiter des remarques brillantes de vos camarades, travailler avec eux, apprendre d’eux : non, ce n’est pas la place qui vous a été assignée. Vous êtes en difficulté. Vous aurez toujours l’impression que vos enseignants vous parlent plus lentement qu’aux autres, et de la suspicion en lisant les appréciations sur votre bulletin.
Le groupe classe, c’est fini. Bienvenue dans le sépulcre des ambitions. Mais que voulez-vous ? C’est ainsi que fonctionne la fabrique des élites. On vous laissera prendre la forme qu’on attend de vous. Vous n’apprendrez que ce qu’on a décidé de vous apprendre – à vous, parce que vous êtes : en d-i-f-f-i-c-u-l-t-é. Tant pis pour le reste !
Et moi, dans tout ça, je m’apprête à faire un petit deuil cruel : j’étais professeur principal d’une classe de sixième depuis près de dix ans ; j’avais appris à composer avec l’hétérogénéité de mes classes, à prendre en compte la diversité des niveaux, à différencier, à mettre en valeur les enfants dont j’avais saisi les points forts quand ils avaient besoin de prendre un peu la lumière. Je crois même que c’est un rôle que je faisais plutôt bien ; les gamins à la rentrée étaient plutôt contents de savoir que j’allais être leur professeur principal. Il faut dire que ça avait du sens, parce que les professeurs de français sont ceux qui voient le plus souvent les élèves dans la semaine.
Mais j’ai bien peur que ce soit fini, maintenant : le ministre a dit que l’an prochain je serai professeur des élèves en réussite, ou alors des élèves en difficulté. D’un coup, tout devient imperméable. Tout devient dur et froid. J’aurai toujours des élèves, mais je n’aurai plus de classes. Je ne réalise pas encore complètement. Je crois que je ne serai plus professeur principal. C’est bête, je faisais ça bien. Et je suis triste comme les pierres – pas encore en colère, mais je sais que ça viendra.
Je crois que mes cours aussi, je les faisais bien. Je faisais ce qu’on m’avait appris à l’ESPE – maintenant, ça s’appelle l’INSPE – : je « différenciais ». C’est-à-dire, simplement, que je m’adaptais au niveau des élèves. C’est vrai que c’était compliqué, au début, mais j’avais pris le coup, et ça marchait bien. Mais c’est fini de la belle émulation et des étincelles : les couleurs primaires ne se mélangeront plus, les nuances seront moins belles et moins riches. Il y aura de légers dégradés, et c’est tout ce qu’on aura. À chacun son niveau. Point. On nous fera miroiter des changements de groupe ; les enseignants savent déjà que ça n’arrivera qu’à la marge.
On a tué un idéal tout à l’heure dans un message d’un ministre.
À tous ceux qui trouvent encore que j’en fais trop, demandez-vous : et vous, à quoi aurait ressemblé votre collège si l’on vous avait assigné dans un groupe ?
Êtes-vous bien sûrs que vous n’étiez pas alors en difficulté ? Qu’est-ce que ça vous aurait fait qu’on vous colle ce mot-là sur le front ?
Les adultes pensent toujours qu’ils savent bien ce que c’est que l’école parce qu’ils y sont allés, mais ils oublient souvent de s’imaginer à quoi leur scolarité aurait ressemblé dans le système qu’on construit – qu’on détruit – pour des enfants qui ne sont plus eux.
J’ai peur pour mes élèves et pour mon métier. Je suis glacé d’effroi.
J’ai peur.
J’espère que vous avez peur aussi.
Alexis Potschke
Alexis Potschke dans Le Café pédagogique