Le cinéma nous donne rarement des nouvelles du Vietnam d’aujourd’hui. « L’Arbre aux papillons d’or » de Pham Thien An, premier long métrage d’un cinéaste de 34 ans, nous ouvre les portes de son pays avec une délicatesse inouïe et une maîtrise éblouissante. L’auteur, largement autodidacte (après deux courts-métrages remarqués), également scénariste, monteur et producteur exécutif, retrace ici l’itinéraire spirituel de Thien, vidéaste de mariages, à l’urbanité insouciante, qui voit sa vie réglée chamboulée par la mort tragique de sa belle-sœur. Un deuil familial aux répercussions insoupçonnées. Dao, petit garçon de 5 ans, survivant miraculeux de l’accident de moto où sa mère a péri, orphelin (son père, Tam, ayant disparu depuis de nombreuses années pour une destination inconnue) est désormais sous la responsabilité de Thien, en charge aussi d’organiser les funérailles de la défunte. A travers un ‘road movie’ aux allures de voyage halluciné, de Saïgon aux montagnes altières et aux splendides paysages de son enfance à la campagne, le jeune héros en pleine crise de croyance avance sur les traces de son frère perdu, de son propre passé, de passions et de fantasmes enfouis, et questionne une foi chrétienne vacillante. Un chemin semé de surprises sensorielles, émotionnelles, en osmose avec le frémissement de la nature et les sons émanant des êtres humains ou animaux qui la peuplent. Une route sculptée d’ombres et de lumières, parsemée de trous noirs et de ciels voilés, aux frontières flottantes entre le rêve et la réalité, les vivants et les morts. A la découverte des profondeurs abyssales de son intimité et des potentialités infinies d’un environnement accueillant. « L’Arbre aux papillons d’or » nous apparaît alors, par la puissance du geste de création, comme le spectacle hypnotique et singulier d’une aspiration humaine à la transcendance. La mise en scène vertigineuse de « L’Arbre aux papillons d’or » nous donne accès à la gestation d’une nouvelle vie chez son héros. Et nous assistons à la naissance d’un cinéaste.
‘Un road movie’ en forme de dérive intime et d’ouverture au monde
Le plan-séquence d’ouverture, sidérant, annonce l’ambitieux programme de Pham Thien An (faire cohabiter en nous la perception de plusieurs espaces et introduire une faille temporelle dans le présent à l’écran). De lents panoramiques latéraux nous montrent tout d’abord un match de football nocturne et ses lumières d’ambiance, puis trois jeunes gens -dont le personnage principal Thien (Le Phong Vu) – en train de boire dans le jardin d’un bar, échangeant leurs points de vue sur le sens de l’existence au milieu d’autres consommateurs en terrasse. Hors-champ, nous entendons le choc d’un accident de moto et la vision fugitive des victimes sur le sol. Le dernier panoramique et son bruit annonciateur de mort recolorant les visions précédentes (jeu, plaisir, décontraction…) d’une dimension tragique aux implications encore inconnues.
Bientôt nous retrouvons Thien allongé sur une table entre les mains expertes d’une masseuse dans une ambiance apaisante à la sensualité perceptible. Le garçon ne fait guère attention aux vibrations répétées de son portable jusqu’à ce qu’il soit ainsi sommé : ‘vous devriez répondre à cet appel’. Et une voix lui annonce, l’accident mortel de sa belle sœur, le petit neveu miraculé (dont il a désormais la charge), le transport du corps vers la campagne natale, la cérémonie religieuse (la famille fait partie de la minorité catholique) à préparer. Un deuil familial. Un retour pour Thien vers le village natal qui passe par la recherche de Tam le frère aîné disparu de longue date pour se métamorphoser en plongée intime, dans les plis du temps, au fur et à mesure de sa fréquentation d’espaces différents, familiers ou envoutants, aux contours incertains.*
Crise sourde de croyance, lents soubresauts d’une autre naissance
« L’Arbre aux papillons d’or » n’engendre cependant ni mélancolie ni tristesse tant ses longs plans-séquences et ses mouvements subtils de cadrage épousent et accompagnent les bouleversements intérieurs du héros avec une attention soutenue sans en dévoiler les méandres les plus secrets. Ainsi Thien distrait par des tours de magie le petit Dao avec un art qui fait merveille auprès de son spectateur privilégié, la longueur du plan laissant au plaisir du présent le temps de s’installer. Ensemble ils se rendent dans un orphelinat chrétien tenu par son amoureuse de jeunesse devenue religieuse Thao (Nguyen Thi Truc Quyn), un lieu protecteur où le petit garçon trouve la chaleur d’un foyer provisoire.
Les retrouvailles entre les deux adultes trahissent le trouble du jeune homme qui, contrairement à son interlocutrice, n’a pas fait le deuil de ce premier amour.
Plus tard ou dans un autre espace-temps, qui n’est pas celui d’un récit linéaire, en un lieu surélevé et isolé entouré de colonnades se détachant dans un ciel clair légèrement embrumé, nous retrouvons Thien en chemise claire et Thao en tenue de ville, comme lors d’un rendez-vous amoureux. En un ballet chorégraphié avec une subtilité à couper le souffle, leurs corps et leurs souffles se rapprochent jusqu’à s’étreindre et se fondre avant que la jeune femme formule en termes brefs l’impossibilité de cet amour, se détache et s’éloigne. Elle disparaît brutalement du cadre comme une apparition qui s’évanouit.
Progressivement, Thien se dépouille de son passé et se met à avancer, au rythme de sa moto et des arrêts répétés, dans la campagne vietnamienne et s’enfonce dans le paysage. Il y rencontre des êtres inattendus dont l’expérience unique et l’optimisme tenace le changent, comme celle de Mr Luu, ancien militaire ‘sudiste’ survivant de la Guerre du Vietnam et qui consacrant sa vie à ‘envelopper les défunts’ tout en diffusant une sérénité apaisante.
Difficile de restituer la richesse d’une mise en scène qui insidieusement nous fait pénétrer dans l’âme de Thien sans en percer l’énigme. Ainsi de ce travelling avant sur une route à la vitesse d’une moto, celle de Thien sans doute, où le gris envahit tout le cadre jusqu’à la dissolution. Comme si le conducteur en plein désarroi traversait un trou noir avant que d’autres trouées lumineuses éclairent son esprit embrumé, dissipe la confusion des sentiments. Et d’autres longs plans-séquences nous aident à saisir l’osmose avec la nature, les montagnes majestueuses découpées par le ciel crémeux, les aspérités de la campagne entre sentiers à peine tracés et petites rivières fraîches.
Et Pham Thien An réinvente le cinéma
Le style inventif de Pham Thien An, -alternant judicieusement amples plans-séquences et surgissements de travellings et de plans fixes habités par un hors-champ suggestif, écho d’activités humaines quotidiennes et des bruissements de la nature environnante, des chants d’oiseaux notamment-, modifie notre perception sensorielle et émotionnelle de cette fiction au diapason de son héros en mutation. Jusqu’à l’épiphanie de l’arbre aux papillons d’or ; des papillons qui s’éparpillent dans des scintillements jaunes à travers le ciel.
Thien peut alors se dévêtir et s’allonger dans l’eau limpide d’un petit ruisseau. Grâce à Pham Thien An et à l’émerveillement suscité par ce premier film magistral, nous pouvons faire l’expérience du temps au cinéma et habiter le monde autrement, dans la quête toujours renouvelée, d’un dépassement de notre humaine condition. Une recherche que le jeune cinéaste parvient à figurer comme s’il réinventait le 7ème art.
Samra Bonvoisin
« L’Arbre aux papillons d’or » , film de Pham Thien An-sortie le 20 septembre 23
Sélection Quinzaine des Réalisateurs, Caméra d’or, Cannes 2023