À la rue de Grenelle, on envisage des modules numériques encadrés par un AED pour remplacer les enseignantes et enseignants absents. Bruno Devauchelle, spécialiste de la question du numérique à l’École, revient sur cette annonce qui pourrait venir bouleverser la forme scolaire. Mais en attendant, «on ne voit pas bien comment cela (les modules numériques) pourrait réellement participer du remplacement des enseignants empêchés en respectant la cohérence pédagogique d’une progression » écrit-il dans cette tribune.
L’expression circule depuis quelques temps, elle recouvre l’idée de faire faire quelque chose aux élèves n’ayant pas d’enseignant tout en ayant un encadrement (AED) et un écran… Rappelons les faits : le nombre d’heures passées par des élèves sans enseignant alors qu’ils devraient être en classe avec ces enseignants étant particulièrement élevé, les responsables politiques tentent de remédier A l’origine une pénurie d’enseignants et une augmentation des absences pour des motifs variés. Première idée, trouver coute que coute des enseignants intérimaires, soit en en embauchant (mais qui, où, comment…) soit en débauchant des enseignants n’ayant pas de cours pendant ces absences mais acceptant d’en faire moyennant rémunération (le pacte…), soit en demandant aux adjoints d’éducation (les surveillants) d’assurer une présence devant les élèves, soit en faisant eux-mêmes des cours (mais de quoi ?) soit en encadrant des élèves devant des modules numériques (annoncés par le ministre dans sa conférence de presse). Notre propos est ici de tenter d’imaginer ce que pourraient être ces fameux « modules ».
Le sens des mots : module !
L’appellation « module » ne renvoie pas à un modèle ou un type d’activité habituellement connu dans le monde scolaire, hormis pour signaler la partie d’un tout. On peut alors penser que le tout est l’ensemble de l’enseignement et que chaque partie en constitue un module. Dans le champ de l’ingénierie pédagogique il s’agit aussi d’un découpage d’une activité globale en parties appelées modules. Dans le cas présent on semble partir d’un « colmatage » : comment éviter que des élèves ne soient laissés « sans enseignement » alors qu’ils sont censés y avoir droit. Cette idée de suppléer prise isolément n’a pas de sens et l’article – un des rares – qui y fait référence (https://www.francebleu.fr/infos/education/enseignement-des-modules-numeriques-au-college-et-au-lycee-pour-pallier-certaines-absences-de-professeurs-4747645) Le montre bien. Le numérique ne sera pas un cautère sur une jambe de bois, même avec les AED.
Quand le CNED vient à l’aide
Il semble bien que cette proposition ne soit que l’écho du dispositif du CNED au nom explicite : « Program’Cours, pour les remplacements de courte durée » (https://www.cned.fr/etablissements-scolaire-france/programcours-pour-les-remplacements-de-courte-duree). La page d’accueil de ce programme est d’ailleurs tout à fait explicite et, basé sur les modules développés pour le collège, propose « des séances pédagogiques conformes aux programmes et adaptées à leurs besoins, de la 6e à la 3e en mathématiques, en français, en histoire géographie et en enseignement moral et civique. » L’accompagnement est bien sûr prévu puisque « Un assistant d’éducation prend en charge et accompagne la classe dans une salle équipée d’ordinateurs ou de tablettes, de casques audio (si besoin) et d’une connexion internet. ». En bref, un peu comme lors du confinement, « on est prêt grâce au CNED », et ensuite on verra bien l’écart entre proposition de responsables politiques et la réalité quotidienne…. de l’établissement scolaire.
Penser l’après, l’amnésie récurrente en éducation
Pourtant, malgré cette proposition, qui a le mérite d’exister, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y aurait une piste à approfondir compte tenu des expériences récentes liées à la crise sanitaire. En effet que s’est-il passé : les enseignants ont pu prendre la mesure de ce que constitue la rupture de la présence physique avec les élèves. Pour ce faire, après avoir tâtonné, ils ont commencé à envisager des manières de faire adaptées aux circonstances. Bien sûr, chacun rêvait d’un retour à l’avant, mais trop rare sont ceux qui ont pensé à l’après. Pour le dire autrement, il aurait été intéressant que le ministère incite des équipes à expérimenter de nouvelles formes d’hybridation qui reposent sur la désynchronisation entre le temps de l’enseignant et le temps de l’apprendre des élèves. Pourtant, des expériences existent depuis près de vingt années (le dispositif LOREAD, mis en place par l’enseignement privé sous contrat de Lorraine depuis le début des années 2000). Mais ni ces pratiques (désormais installées dans le paysage) ni d’autres ne semblent apparaître actuellement. Il est probable que sur le plan « statutaire », cela suppose des évolutions significatives qui sont limitées, pour l’instant, au volontariat.
Vers des organisations « hybrides »
Penser des organisations hybrides à partir des établissements scolaires est une possibilité qui pourrait s’appuyer d’abord sur l’interne de l’établissement : équipements, salles accessibles, Centres de ressources documentaires, et compétences humaines etc… L’appel à l’externe (l’idée de l’inversion) est, certes, intéressant, mais il suppose de garantir à tous les élèves la possibilité de suivre de chez eux les enseignements. La crise sanitaire nous a montré les limites de cette modalité si elle n’est pas pensée et instrumentée en amont. Les familles ont pourtant donné des indications pour repenser cela, mais les États généraux du numérique tenus à l’automne 2020 ont surtout été centrés sur le fonctionnement institutionnel et pas sur les évolutions à envisager. Or actuellement, on n’entend pas évoquer cette possibilité, comme si l’amnésie si courante en éducation faisait son effet : comment apprendre de l’expérience n’est pas une modalité acceptée, voire comprise dans le monde éducatif. À nouveau la forme scolaire se rappelle à tous et vient imposer sa chape de plomb sur toute évolution du système scolaire.
Sortir de la forme scolaire, est-ce possible ?
A lire et écouter les derniers propos publics tenus pas les responsables politiques, on repère aisément, sous des discours qui semblent favoriser l’innovation, l’incitation à des cadres plus rigides, à une école davantage centrée sur un modèle social élitiste qu’une école qui donne « en-vie » d’apprendre, dedans et dehors, dans l’enfance et tout au long de la vie…La montée de l’individualisme dans notre société n’encourage pas à construire collectivement des propositions alternatives à une école repliée sur elle-même, sûre de son autorité sociale. Car c’est le paradoxe du moment : alors que les moyens numériques font écrouler les remparts constitués depuis 200 ans autour de l’école et de l’écrit, celle-ci est incitée à se replier sur elle-même et sur ses fameux fondamentaux… pour ce qui est des modules numériques, hormis l’offre du CNED, on ne voit pas bien comment cela pourrait réellement participer du remplacement des enseignants empêchés en respectant la cohérence pédagogique d’une progression…
Bruno Devauchelle