Il y a plus de quatre ans des lycéens d’Épinay-sur-Seine nous alpaguaient dans un texte d’une cruelle vérité “Sommes-nous moins français parce que nous vivons de l’autre côté du périphérique?”. Publiée le 21 juin 2019 dans les pages Idées du journal Le Monde, la tribune a été rédigée par un groupe d’élèves de première du lycée Jacques Feyder d’Épinay-sur-Seine dans le cadre d’ateliers d’écriture avec Solidarité Laïque. De vastes travaux de reconstruction entamés dans leur lycée, transformé alors en un vaste chantier, les avaient amenés à réfléchir à leur rapport à la citoyenneté. Se plaignant des conditions « à peine croyables » dans lesquelles se déroulait leur préparation au bac, elles y proclamaient à la fois leur colère et leur pleine adhésion aux valeurs républicaines. Aujourd’hui, quatre ans après et au lendemain de plusieurs nuits de violence suite au meutre de Nahel par un policier, certaines d’entre elles ainsi que des lycéens et lycéennes dionysien·nes reprennent leur plume et partagent leur ressenti avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique. Accompagné·es par deux enseignantes de Saint-Denis, ils et elles répondent à cette question : « Comment penser dans l’urgence sans penser à la place des autres, et sans se contenter de phrases jetées à la va-vite sur un trottoir ou dans un post ? ».
Ce qui est admis dans le « 93 » ne l’est pas ailleurs. Ce qui est possible pour nous serait scandaleux pour les enfants des centres-villes et de la capitale. […]
C’est pourquoi nous sommes tristes mais surtout en colère, même si cela nous fait peur. Alors nous prenons notre courage à deux mains pour l’exprimer. Nous avons peur que notre colère fasse peur, qu’elle nous interdise encore une fois de prendre la parole, qu’elle nous enferme dans cette case “jeunes des banlieues” que la société a créée pour nous. Nous avons peur de la peur que vous nous avez imposée en vous l’imposant d’abord à vous-mêmes. Et si nous sommes capables aujourd’hui de prendre la parole, c’est parce que nous avons décidé de prendre en main notre sort, et nos voix résonneront plus que les bruits des travaux. Les cases dans lesquelles vous nous avez enfermés ne sont-elles pas le reflet de vos peurs ? « Ce que vous dites à propos d’une autre personne, quelle qu’elle soit, vous révèle, vous », disait l’auteur américain James Baldwin […]. Avec Baldwin, nous affirmons que ce que vous décrivez de nous n’a rien à voir avec ce que nous sommes, avec ce dont vous avez peur.
Alors nous nous demandons : sommes-nous moins Français que vous parce que nous grandissons avec plusieurs cultures, l’une héritée de nos parents, l’autre française, construite ici et maintenant ? Sommes-nous moins Français parce que nous vivons de l’autre côté du périphérique ? Parce que nous sommes plus pauvres ? Ou bien parce que nous ne sommes pas de « vrais » Français ? Mais alors, le « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles ne serait qu’un slogan vide de sens ? Vous nous reprochez de vivre en communauté, mais qui vit reclus ? Qui vit dans l’entre-soi ?
Nous sommes à l’opposé de ce que vous décrivez et du fantasme que vous avez de nous, que vous ne voulez ni connaître ni rencontrer. […]
Bien sûr, nous avons, nous aussi, appris à l’école à être fiers du passé glorieux de la France, celui de nos ancêtres les Gaulois, notamment, ceux dont l’histoire a été enseignée dans toutes les écoles de la IIIe République, et parfois même dans tous les villages de France et de certaines grandes villes de son empire. Mais ces ancêtres gaulois ne nous ont-ils pas privés de la richesse de toute notre histoire ? Celle de nos tirailleurs, de nos polaks, de nos ritals, de nos juifs d’Afrique du Nord, de nos pieds-noirs, de nos grands-pères « morts pour la France », de nos parents ? Nier ces histoires, c’est nier l’histoire de France.
C’est oublier que chaque Français représente la France, que celle-ci s’est construite sur de multiples identités. Nous sommes tous issus de l’immigration, et nous nous questionnons sur qui nous sommes. […]
Nous sommes Français, non pas parce que nous avons les papiers ou que nous parlons français, mais parce que nous adhérons aux valeurs de la République. Nous sommes Algériens, ou Iraniens, ou Marocains, ou Sénégalais, c’est notre héritage, nous en sommes fiers. Nous avons deux patries et c’est cool ! A partir de combien de générations nées et grandies sur le sol français arrêtera-t-on de nous renvoyer à nos « origines » ? Nos grands-parents et nos parents se sont tus trop longtemps, s’excusant de ce pourquoi ils n’avaient pas à s’excuser, essayant de se faire petits sous prétexte qu’ils ne venaient pas d’ici, de se faire accepter de vous, sans jamais réellement y parvenir.
Mais nous, enfants de la République et porteurs de ses valeurs, nous vous le disons : nous avons la volonté de prendre pleinement notre place dans cette France que nous aimons. Nous sommes vos futures élues ou élus, avocates ou avocats, managers. Nous sommes fiers des valeurs de notre République et, avec ou sans vous, nous les défendrons. Jusqu’à quand, d’ailleurs, vous obligerez-nous à dire « vous » et « nous » ?
L’égalité ne peut attendre encore une, deux ou trois générations. Nous formons un seul peuple uni par notre devise : Liberté, Egalité, Fraternité. Nous sommes tous concitoyens, nous devons vivre ensemble et accepter l’autre, nous devons nous tendre la main et ne former qu’un, car nous sommes tous Français. “
En ce début d’été 2023, leur texte résonne fortement et peut aider à poser des mots justes et féconds sur les événements que nous venons de traverser. Nous l’avons soumis à Ayo, Yacine et Anik, trois récent·e·s bachelier·e·s, invité·e·s à dialoguer avec Delia et Nora, deux des autrices de la tribune de 2019 et à poursuivre la réflexion.
Delia
Y a tellement de choses à dire que j’ai envie de réécrire une tribune. On entend certains dire que c’est presque normal de mourir quand tu as 17 ans et que tu refuses d’obtempérer. Puis on réprime des jeunes qui s’expriment par leur seul moyen, et on les met en prison comme pour « servir d’exemple », sans se pencher sur le réel problème.
Pourtant au moment de Georges Floyd, tout le monde en France s’offusquait, et disait que ce n’était pas normal. Mais ici un jeune de 17 ans meurt tué par la police et beaucoup cherchent à justifier cela.
Les peines de prison qui ont été prononcées ces derniers jours soulignent encore cette injustice : des peines de 6 mois à 15 mois ferme pour des vols de canettes ou encore de gels douche ! Je condamne totalement le vol et tout acte de vandalisme. Mais comment le pays peut-il ne pas voir à quel point cette jeunesse est exténuée pour en arriver là.
Anik
Des violences policières, j’en ai vécues et j’en vois. Les policiers sont plus violents ici qu’à Paris. Le 93 est vu comme un endroit dangereux et les policiers semblent être tout le temps sur la défensive. A Paris, ils paraissent plus calmes. Il m’est arrivé de parler avec eux et ils sont calmes. Avec Nael l’agent a été agressif, il a eu un comportement qu’il n’aurait pas dû. Est-ce-qu’à Paris, avec un “blanc”, cela se serait passé de la même manière ? On ne peut pas s’empêcher de se poser la question.
Yacine
L’inégalité entre le “in-periph” et le “off-periph” construit un sentiment de privilège. A cause de toutes ces inégalités, il y a une idée reçue d’infériorité de la banlieue et de ses habitants et de supériorité de certaines catégories sociales concentrées à Paris. Et ça semble normal.
Les policiers n’échappent pas à ces représentations présentes partout dans la société. Du coup, ils se méfient, comme “naturellement”, du 93. Ils arrivent en ayant peur, sans se rendre compte qu’en face aussi on a peur. Chacun a peur de son côté, le privilège c’est de ne pas avoir peur. Le policier aussi doit aspirer à ça, je me dis.
C’est un effet de cercle.
Cela produit de la violence envers les banlieusards, qui y répondent y compris envers les policiers et cela entraîne un sentiment d’insécurité chez nous.
Le sentiment d’insécurité dans les quartiers défavorisés est là tout le temps. Et c’est tragique.
Par exemple, tu es parent, si tu gâtes un enfant sur deux toute son enfance, celui-ci finit par se sentir privilégié et il a des chances de nourrir un sentiment de supériorité. Imagine ce parent, c’est la France.
Mais ils ne sont pas deux, ils sont beaucoup. Beaucoup de personnes ont un sentiment de supériorité
Ce qui crée le conflit entre les banlieues et Paris même c’est un énorme quiproquo, la perception qu’ont les banlieusards et les Parisiens des uns et des autres est souvent fausse. Le sentiment de supériorité que peuvent ressentir certains Parisiens ou “privilégiés” peut engendrer le sentiment d’être attaqué dans les quartiers défavorisés ce qui crée un sentiment d’injustice et entraîner des ripostes.
L’inégalité entre Paris même et les quartiers défavorisés devient le statu quo. C’est un privilège qui se construit et qui devient normal, une sorte de fatalité.
Je suis née en banlieue parisienne et je vis ici depuis toujours. Je sais qu’il y a des gens qui naissent de l’autre côté du périf et vivent leur vie entière là-bas. Chez nous on les appelle les privilégiés. J’ai l’impression qu’il faut vivre ici pour comprendre vraiment ce que l’on veut dire. Quand on voit que ce sont les banlieusards qui subissent le plus de bavures policières on peut se sentir en danger en banlieue à cause de ce qu’infuse cette société dans la tête de chacun, cette place où cette société nous place.
Moi j’aimerais au moins comprendre comment ces privilèges sont-ils devenus légitimes. En fait, j’aimerais qu’ils sachent que la vérité est que ces privilèges sont simplement injustes et qu’à la place de chercher à vouloir légitimer ses privilèges injustes, il faut plutôt se battre pour les faire disparaître.
J’ai l’impression que le seul moyen pour certains de vivre sereinement leur privilège c’est de se convaincre que les inégalités sont l’ordre normal des choses. ça peut être regrettable mais c’est comme ça, on n’y peut rien. Ça libère de toute responsabilité en même temps que ça interdit l’action.
Un jeune policier est nommé dans le 93 j’imagine déjà ce qu’il pensera de nous, il nous voit comme des rebelles qui ne savent pas se soumettre aux lois, un danger pour eux. C’est triste à dire mais je crains qu’il ait peur de nous. Je ne saurais pas dire qui a le plus gros sentiment d’insécurité entre ce jeune policier et moi mais je sais que le mien est plus légitime.
Nora
On nous dit qu’il ne faut pas généraliser quand on parle de la police, qu’ il y a des bons et des mauvais… Mais les gardiens de la paix sont ceux qui doivent nous protéger. Du coup, on généralise parce qu’il y a une question de sécurité.
A la tête de la police, il y a l’État, et l’État a le monopole de la violence légitime. Et chaque policier en est le dépositaire. Du coup tu vis dans un endroit où l’Etat ne te protège pas.
Anik
Quand on accuse l’immigration, j’ai l’impression que c’est parce qu’on a peur que les immigrés remplacent… Les immigrés ont une facilité d’adaptation, au Maroc, en Algérie, au Bangladesh le travail est plus dur, plus corsé, alors en France nous les enfants on développe des capacités d’adaptation de fous, on sait s’adapter. On passe d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre On pense que l’inégalité n’est là que pour nous mettre un handicap.
L’immigration est valorisée quand ça arrange. L’immigration c’est bien pendant le covid par exemple. Là, les immigrés travaillaient comme livreurs, caissiers, aide-soignants, et puis maintenant ça n’arrange plus personne.
Yacine
Quand on en a eu besoin la porte était grande ouverte, et maintenant démerdez-vous ! Mais c’est trop tard….
Ayo
Il y a une part de l’histoire qui n’est pas racontée
Cette part africaine de l’histoire de France, sa part atlantique, ce n’est pas seulement de la décolonisation dont il s’agit de parler, c’est de l’Empire français, c’est-à-dire de comprendre que nous avons des siècles d’histoire commune, qu’elle est écrite.
Le 93 c’est le territoire de la nécropole des rois de France, de l’immigration des bretons, des kabyles, de toute l’Afrique, du sous continent indien … C’est d’ici que nous pouvons écrire cette histoire ensemble.
Mais un peu comme on oppose culture écrite et la tradition orale, toute l’histoire n’est pas racontée. L’écriture semble plus légitime que la tradition orale. Du coup on ne prend pas en compte toutes les sources orales. On a l’impression que l’écriture est supérieure à l’oralité.
Yacine
C’est comme si on avait une égalité entre eux, et puis une égalité entre nous, mais nous on veut l’égalité entre tous.
Ayo
Ce que nous voulons, c’est faire partie. Faire Patrie.
Une parole recueillie par deux enseignantes de Saint-Denis