Des écoles brûlent. Comment comprendre que le lieu d’éducation, d’apprentissage, d’éducation à la liberté, de la formation du citoyen, d’émancipation soit une cible de la colère? Le message est violent pour quiconque est attaché à l’éducation. Mais n’est-il pas une réponse violente à une violence subie ou ressentie?
Des élèves de second rang? Une politique éducative et un système éducatif au détriment de la jeunesse populaire
Derrière les principes et idéaux républicains liberté, égalité, fraternité qui sont gravés sur les frontons de nos écoles, ce qui est vécu par les élèves des classes populaires et défavorisées est souvent l’épreuve de la non-mixité, et ce qui est «attendu» le déterminisme social car nous le savons, chiffres et études à l’appui: notre École est inégalitaire et un lieu de (re)production d’inégalités. Comme le montre l’orientation -souvent subie- en lycée professionnel, 75% des élèves sont issus des classes populaires et défavorisées. Les dernières réformes du lycée professionnel avec qui visent employabilité locale et à court terme augmentent le temps de stages en entreprise – sur le temps de l’École – offrent une main d’œuvre bon marché. Elles sont pensées au service et au profit des entreprises, non pas des élèves et d’un projet de société. Il s’agit d’un recul de la démocratisation scolaire pour les 650 000 élèves de la voie professionnelle et du recul d’une éducation égalitaire et émancipatrice pour tous les élèves: la réforme de 2018 avait déjà considérablement réduit le temps d’enseignement général, formateurs de la citoyenneté. Doit-on rappeler que les lycéens de la voie professionnelle, 1/3 de la jeunesse n’ont pas droit à l’enseignement de la philosophie? Peut-on éduquer aux valeurs de la citoyenneté quand on diminue les heures d’histoire, d’EMC? Éduque-t-on à la citoyenneté quand l’égalité n’est pas éprouvée, et quand la scolarité est jalonnée d’inégalités?
L’éducation et la promesse d’émancipation pour tous, une grande absente d’un projet politique
Cette politique abîme notre démocratie et notre jeunesse, particulièrement notre jeunesse populaire, première victime des réformes. A cet égard, les deux cotutelles de l’Éducation nationale sont révélatrices et programmatiques de l’esprit des dernières réformes: le ministère du travail pour la réforme de la voie professionnelle et le ministère des Armées pour le Service National Universel. L’éducation et la promesse d’émancipation, est une grande absente d’un projet politique. Le projet -non éducatif- , est rétrograde et réactionnaire, rompant avec les principes de liberté, d’égalité comme de fraternité entres les hommes et les femmes au détriment des classes populaires.
La jeunesse populaire est vue comme une main d’œuvre bon marché ou comme une menace, à «mettre au pas», qui doit «se tenir sage». N’est-ce pas la démission d’une éducation émancipatrice au profit de la caporalisation, de la répression? L’éducation nationale doit-elle se délester de certaines missions ou de certains publics? L’École doit-elle vraiment être reléguée au second rang et l’éducation (dé)laissée à l’entreprise et à l’armée? La question de l’esprit des réformes et des finalités de l’éducation mérite d’être réinterrogée et analysée: liberté de penser, formation à la citoyenneté pour certains et employabilité, docilité pour d’autres?
Notre système éducatif, à l’instar des systèmes Parcoursup ou mon master, place les jeunes dans des situations de stress, de pression, de mise en concurrence: quelle société construisons-nous ainsi, quels effets délétères pour la démocratie et la cohésion nationale allons-nous connaître? Le SNU ne colmatera pas les faiblesses de notre système éducatifs, c’est l’École qu’il faut transformer pour qu’elle devienne un lieu de démocratie, de solidarités et de coopérations.
Une école inégalitaire et ségréguée
L’École ne peut pas tout, mais… l’École doit changer. Il est urgent de dépasser les constats d’une École inégalitaire et du tri social, d’une «École qui n’est pas faite pour les pauvres», pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean-Paul Delahaye, ancien numéro 2 du ministère de l’Éducation nationale.
L’École représente pour les jeunesses populaires une institution violente, un lieu d’exclusion. Les enfants «vivent au même moment dans la même société mais pas dans le même monde», comme l’écrit le sociologue Bernard Lahire dans Enfances de classes, on pourrait ajouter, que, souvent ils ne fréquentent pas la même école. Le système éducatif avec ses codes sociaux et culturels permet la réussite des élèves issus des classes favorisées où beaucoup d’activités et temps non scolaires sont pédagogisées. Lahire conceptualise la notion de «vies augmentées» et de «vies restreintes» selon le capital culturel pour illustrer les résultats de la compétition scolaire. La France est le pays d’Europe où les inégalités de berceau pèsent le plus sur le destin scolaire, pénalisant la réussite scolaire des classes populaires et défavorisées et ce, dès l’entrée en maternelle. Or, les réformes actuelles aggravent et accélèrent les dérives de notre système éducatif.
2023: Ne plus remettre à plus tard la question de la mixité sociale
En 2016, déjà, le CNESCO avertissait et le prédisait: «la ségrégation sociale est une bombe à retardement pour la société française.» En 2023, la bombe est dégoupillée. La dégradation est la réponse violente de la frustration et violence institutionnelle, violence des expériences vécues, souvent silencieusement par la jeunesse populaire. Le séparatisme social et scolaire est un poison pour la société, pour la démocratie: l’«École des classes» nourrit les sentiments et expérience d’inégalité, de discrimination, d’humiliation. Les inégalités, leurs reproductions tuent l’espoir et les rêves d’une jeunesse et sont donc creusets de colère pour les «perdants» du système scolaire. Le séparatisme social et scolaire est une bombe pour la démocratie. Les sociologues Dubet et Duru Bellat ont conceptualisé cette situation qui fabrique un ressentiment antidémocratique: comment faire nation sans scolariser ensemble, en assignant à résidence ses enfants ? L’École française fabrique de la défiance et de la perte de confiance dans l’institution et au-delà, dans l’État pour les « perdants » de la compétition scolaire.
L’École ne peut pas tout, mais…
Le système éducatif ne peut poursuivre ainsi, à fabriquer de la frustration, de la souffrance, de la colère. N’est-il pas temps et urgent de transformer le modèle éducatif, et de poursuivre – et non d’y renoncer- l’esprit de la démocratisation scolaire? N’est-il pas temps que les savoirs manuels, techniques soient valorisés et prennent place dans le système scolaire? N’est-il pas temps du courage politique qui dépasse les intérêts particuliers d’une caste et les résistances sociales pour faire place à tous les enfants et talents dans une École et société plus juste, accueillante épanouissante et apaisée ?
Une politique éducative de cohésion sociale est urgente, il y a tout un écosystème – dont l’École – à transformer pour construire une société plus égalitaire, fraternelle et solidaire. La colère de la jeunesse est sociale et politique. Comment des élèves relégués au second rang peuvent-ils s’épanouir en tant que citoyens?
Djéhanne Gani