Après «Tre Piani» en 2021, radiographie dramatique cruelle et aiguisée de l’atomisation sociale et de l’individualisme douloureux sévissant dans nos sociétés (avec Nanni Moretti dans un contre-emploi apparent de magistrat intransigeant), le cinéaste de « Vers un avenir radieux », Sélection officielle Cannes 2023, poursuit son observation rageuse et révoltée des transformations profondes des relations humaines et retravaille sa création cinématographique en renouant avec la veine faussement autobiographique, franchement burlesque, présente en filigrane dans son œuvre depuis « Je suis un autarcique » [1976]. N’écoutons pas les tristes sires présentant « Vers un avenir radieux » comme le chant désespéré d’un cinéaste italien vieillissant, le (beau) testament d’un amoureux du 7ème art déphasé par rapport au standard du cinéma commercial, au règne des plateformes et au dépérissement d’un engagement collectif porté par des utopies illusoires.
Pour son quatorzième long métrage, le réalisateur italien nous revient en grande forme et nous offre une fiction revigorante, tirant de multiples fils politiques et intimes, à partir de l’histoire de Giovanni (incarné par Moretti), cinéaste de renom, en tournage chaotique de son prochain film à Rome, avec un producteur au bord de la faillite, une femme en train de le quitter et une fille qui regarde ailleurs.
Loin du fiasco professionnel et du naufrage personnel annoncés, l’irréductible créateur, sous les traits intrigants d’un personnage affichant à voix haute ses certitudes non négociables seul contre tous, nous surprend une fois encore par la démonstration, éblouissante, chantante et dansante, du pouvoir de subversion de l’art cinématographique.
Une fiction libre à facettes multiples
Nanni Moretti (dans la peau de Giovanni) croit savoir ce qu’il veut : dominé par le rouge en train de se peindre devant nous sur un mur ocre de Rome, son nouveau film se tourne situé en 1956 au moment où des millions de hongrois se sont soulevés contre l’oppression soviétique avant l’écrasement de leur révolte après l’invasion de leur pays par l’armée de l’URSS. Ennio (Sylvio Orlando), journaliste à ‘L’Unita’, organe du PCI, encore dans la sphère d’influence soviétique (le Parti n’entre en dissidence que dix ans plus tard) s’oppose à son amoureuse Vera (Barbora Bobulova), laquelle soutient le soulèvement hongrois et se bat pour que leur parti, le PCI, formule publiquement son hostilité à la répression. Dans le même temps, un cirque venu de Hongrie, à l’initiative du secrétaire du parti, s’installe à Rome et manifeste bientôt son appui au mouvement d’opinion contre Moscou.
Parallèlement nous comprenons que Giovanni aimerait, dans ses rêves les plus fous, réaliser une romance entre deux jeunes amants se passant dans les années soixante-dix, une histoire d’amour magnifiée par des chansons populaires italiennes. Un autre film, projection imaginaire, à l’intérieur du film en train de se faire dans le film que nous regardons.
Mais nous voyons aussi que dans sa vie personnelle, entre l’idéal et la réalité, l’écart se creuse : sa femme et productrice depuis de longues années (Margherita Buy) envisage de le quitter, a recours aux conseils d’un psychanalyste ; de son côté, sa fille (Valentina Romani), composant les musiques des films paternels, se fiance à un septuagénaire (et ambassadeur de Pologne). Sans compter son coproducteur français (Mathieu Amalric), incorrigible dépensier, prêt à tout pour éviter la faillite jusqu’à tenter d’infléchir le script pour s’attirer les bonnes grâces et enclencher le financement de Netflix.
Ainsi suivons-nous les accidents d’un tournage problématique à partir d’un sujet dont les jeunes générations de collaborateurs et acteurs de l’équipe ignorent tout au point, pour l’un d’entre eux, d’avouer son ignorance sur l’histoire récente de son pays, du PCI et de l’existence même de communistes. Nul récit chronologique cependant mais une coexistence des accrocs de tournage avec les rêves, les projections, les télescopages dans le temps et dans l’espace générés par l’imaginaire tourmenté d’un Giovanni en proie à des affres qui paraissent le couper de ses semblables, si dissemblables à ses yeux.
Collectif politique perdu, troupe chantante et dansante, puissance du cinéma
Déjà en 1989 Nanni Moretti dans la peau de Michelle, héros de « Palombella rossa » et militant communiste devenu amnésique à la suite d’un accident, questionne la crise de l’engagement collectif et ses fondements idéologiques. A la faveur de la pratique du waterpolo et de son ‘embauche’ involontaire dans un match (où il jouera un rôle décisif en faisant perdre son équipe par un lob contreproductif), au fil du temps et du fond de la piscine, l’eau devient l’oxygène de sa mémoire et les souvenirs de son militantisme communiste lui reviennent, par flux alternant avec des fragments d’un passé enfantin où sa mère attentionnée et le maître-nageur déterminé le poussaient , contre son gré, à sauter dans le grand bassin. Déjà, à l’époque, aux abords de la piscine, des personnages peu recommandables lui demandent de rendre des comptes sur cet engagement ou d’autres convictions dont il n’était plus sûr. Michelle se distingue aussi par la gifle qu’il inflige à une journaliste ayant utilisé des mots à mauvaise escient ; et le visage et la voix remplis de colère, il lance à son interlocutrice : ‘qui parle mal, pense mal !’. Une méthode radicale pour fustiger les approximations de langage des médias, lesquelles ajoutent au malheur du monde.
Dans un autre registre, mêlant férocité et burlesque, il faut voir le déchaînement gestuel et vocal de Giovanni face à un jeune réalisateur tournant un film criminel produit par sa femme. Pour une scène précise (au cours de laquelle un homme armé doit tuer à bout portant un autre homme à genoux devant ce dernier). Giovanni, hors de lui, interrompt la scène en question pour expliquer à tous l’inanité du plan en question, son caractère conventionnel, en finissant par appeler Martin Scorsese sur son portable pour demander son avis de metteur en scène…et par tomber sur la messagerie.
« Vers un avenir radieux » prend acte à sa façon, bourrée d’humour, d’autodérision et de cruauté, de l’échec d’une entreprise collective de transformation politique pour la Gauche notamment et pas seulement en Italie. Même si le PCI s’est voulu dissident et autonome par rapport à l’influence de l’URSS, l’année 56 ‘a té une occasion perdue pour toute la gauche occidentale de se libérer du fardeau du stalinisme, une occasion ratée de devenir adulte’ affirme sans ménagement (pour lui-même aussi) le cinéaste [in ‘Cahiers du cinéma’ n° 799). Et se tisse ainsi une saisissante correspondance entre l’amnésie politique provisoire du militant Michelle, alter ego transcendé du réalisateur lui-même dans « Palombella rossa » et l’acteur absent à l’histoire de son propre pays dans « Vers un avenir radieux ».
Pourtant Moretti aujourd’hui, sans chasser la mélancolie ni la tristesse d’un monde aux prises avec le formatage artistique, les usages privés d’images de toutes sortes et plongeant pour beaucoup dans les eaux glacées du calcul égoïste, refuse de se soumettre. A plusieurs reprises, dans cette fiction débridée, soufflent un vent de liberté, un esprit de résistance et une légèreté contagieuse. Parfois, Giovanni à bord d’une voiture cadré de face se met à chanter à tue-tête des chansons populaires de façon si entrainante qu’il arrive que sa femme assise à ses côté se mette à les reprendre à son tour.
Dans « Palombella rossa », Michelle, redevenu un temps petit garçon par la grâce du cinéma s’adresse à sa mère en ces termes : ‘Maman, maman, nous sommes si malheureux, et nous avons tant d’idées !’ . Avec « Vers un avenir radieux », Nanni Moretti parvient à nouveau à faire barrage au malheur en ressuscitant l’enfance de l’art. Nous vous laissons découvrir la beauté joyeuse de la troupe dansante et chantante réunie au terme de ce film inventif, magnifique acte de foi dans le cinéma et hommage inédit dans l’œuvre de Moretti à Federico Fellini, cinéaste admiré et aimé. Visiblement, la création cinématographique se déploie ici devant nous comme un territoire de jeu et d’engagement sans limites.
Samra Bonvoisin
« Vers un avenir radieux », film de Nanni Moretti-sortie le 28 juin
Sélection officielle, Festival de Cannes 2023
« Tre Piani », 2021, ‘Le Film de la semaine’ du Café pedagogique