Dans sa tribune mensuelle, Laurence De Cock revient sur le phénomène de harcèlement scolaire, au centre de l’actualité depuis plusieurs semaines. Elle décrit avec réalisme la douleur et l’horreur ressentie par le harcelé. Un texte dur, pas toujours évident à lire mais qui a le mérite de rappeler que lorsque l’on parle de harcèlement, c’est d’une vie dont il s’agit.
Des enfants se donnent la mort parce qu’ils sont harcelés à l’école. Comme le rappellent tous les spécialistes, les dispositifs ponctuels de sensibilisation ne changeront rien, surtout s’ils répondent à une urgence et sont formulés par des conseillers en communication comme ce fut le cas dernièrement. Le harcèlement est une mécanique qui dépasse très largement l’enceinte scolaire mais dans laquelle l’école joue souvent un rôle-clé. C’est cette mécanique qu’il faut enrayer. En commençant peut-être par la décrire et la comprendre.
Vous cherchez les mots pour décrire cet élève, il est « rêveur », il « vous échappe », il « n’est jamais vraiment là ». Tous ses gestes sont à contre-temps. Encombré par son corps, il se cogne, sursaute à la moindre occasion. Il est devenu craintif, tourne sa tête à droite à gauche, surveille que personne ne l’a vu faire tomber son crayon ou postillonner en éternuant. Vous lui demandez de cesser de s’« agiter ». Vous le dites « décalé », « différent ». Vous pensez qu’il vous agace, que vous préférez quand il est absent. Bien-sûr vous vous en voulez, on n’abandonne pas son élève, alors vous le scrutez davantage. Vous voyez que son sourire n’en est pas vraiment un. Le geste est là certes mais son visage est ailleurs. Le sourire, il sait faire, juste une réponse à une commande. Mais, lui, son sourire n’est qu’un trait dessiné sur un masque de tristesse. Quand vous lui demandez si ça va, il vous répond comme si la question était incongrue, bien-sûr que ça va, qu’est-ce qui pourrait ne pas aller. C’est presque désagréable et maintenant vous le trouvez « arrogant ». Vous vous en voulez à nouveau. Il vous envoie bouler quand vous lui proposez de l’aide pour un exercice. Il peut s’en sortir tout seul. Vous le voyez isolé dans la cour taper comme un automate sur le bitume avec une baguette. Et sinon il est le nez sur son écran. Il vous explique qu’il n’a pas tellement besoin d’amis, surtout pas ici, dans cette école, ce collège, ce lycée. Non il n’a pas besoin de ça, sa vraie vie est dehors, tellement plus intéressante qu’ici. Il n’aime pas les élèves de son âge, des gamins ; il n’y peut rien c’est comme ça. Vous avez toujours l’impression de le déranger. Son cas vous obsède parce que vous êtes démuni.e, impuissant.e. C’est aussi ce que disent ses parents : on n’essaie de ne pas trop poser de questions sur l’école parce que ça l’agace, il nous dit toujours que tout va bien. C’est l’adolescence, on est tous passés par là, non ?
Par-là ?
Il aimerait pouvoir vous l’expliquer mais vous ne comprendriez pas. Depuis des semaines, des mois peut-être, il vit dans deux mondes. Il y a le quotidien : se lever, déjeuner, regarder son téléphone, passer par la salle de bain, donner à manger au chat, embrasser sa mère ou son père, « bonne journée mon chéri, travaille bien ! » et il y a un ailleurs qui le hante. Depuis un temps qui n’en finit plus des individus, dans sa classe et dans d’autres, dissèquent et commentent tout ce qu’il fait. Au début il lisait les messages sur son téléphone sans trop comprendre. C’est de moi qu’on parle là ? Le gras, le moche, l’intello, pour qui tu te prends, personne ne te supporte, ferme ta bouche, traîne pas ici, sale pédé, c’est quoi ces boutons sur ta gueule, tu t’habilles à Lidl, t’as pas d’amis, normal personne ne voudrait d’un ami comme toi, t’as pensé au suicide ? Il n’est pas bête, il a très vite su ce qui lui arrivait. On appelle cela le « cyberharcèlement ». On lui rabâche une fois par an que ça existe et que c’est mal. À chaque fois ça fait ni une ni deux, pendant les séances de prévention, tous les élèves de la classe opinent du chef : quelle horreur, moi jamais, comment peut-on être si cruel, se moquer c’est mal, les discriminations c’est mal, aimez-vous les uns les autres c’est bien. Et ouf, tout le monde était rassuré. On les a bien prévenus de faire très attention avec les téléphones et les rézosociaux. Couper les notifications, il a essayé mais c’est pire. L’écran vide c’est un faux rien, ça ne soulage pas du tout. Il sait que ça continue malgré le silence. Il dit je ne veux pas savoir mais s’imagine le pire, alors regarder pourra peut-être le rassurer : et si aujourd’hui ça s’était calmé un peu ? et si quelqu’un avait dit Stop. La fille assise à côté de moi en français par exemple, elle est gentille, les profs l’adorent, elle n’est pas cruelle, elle va demander au groupe de se calmer. Alors il vérifie tous les jours, puis coupe ses notifications, puis regarde à nouveau, puis coupe ses notifications. Il se dit chaque fois que c’est juré c’est la dernière fois. La fille du cours de français n’a jamais dit stop. Au contraire, elle a suggéré d’aller encore plus loin. C’était le jour où sa photo a commencé à circuler. Maintenant il avait l’impression que tous les gens du quartier, le boulanger, son prof de judo, tout le monde avait vu passer sa photo de gros boutonneux et le regardait avec pitié. Depuis ce jour, il se sent suivi par une nuée hostile, incontrôlable et invisible. Il les entend rire dans sa tête. Il essaie de les détester mais n’y arrive pas car, en vrai, il aimerait encore être leur ami. Alors il préfère se détester lui-même, c’est plus facile.
Au début il s’était cru plus fort que ces gamineries. Il avait même rigolé, des bouffons. Avant de perdre son dernier ami il lui avait demandé ce qui clochait chez lui. Non rien, mais tu cherches un peu, parce que tu te crois meilleur que tout le monde. Il y avait vu une piste de sortie : Il allait se faire discret, le plus discret du monde, ne pas faire de bruit, ne pas la ramener surtout. C’était simple, il allait se taire et ça allait forcément s’arrêter. Il y avait vraiment cru, en vain évidemment. La dernière notification avait sonné le glas de tout espoir : on t’entend plus, tant mieux maintenant dégage pour de vrai.
Un jour vous avez trouvé les bons mots pour parler de cet élève. Vous avez dit : « il a perdu sa lumière ». Ça vous est venu en observant les autres, plein de couleurs, infatigables. Ces ados pénibles que vous continuez à trouver émouvants, spontanés, plein de vie comme on dit. Et ça vous a sauté aux yeux combien ils étaient lumineux et drôles à s’envoyer des vannes, à s’extasier sur un snap, à prendre des manières d’adultes dans leurs corps de bébés. Leurs fou-rires incontrôlables, la façon qu’ils avaient de venir vous parler d’un problème anodin comme si leur vie en dépendait. Et c’est là que vous avez commencé à comprendre pourquoi cet élève vous filait entre les doigts. Lui ne parlait plus de rien, justement parce que sa vie était passée entre les mains des autres. Une vieille formule vous est revenue : « souffre-douleurs ». Vous ne l’aviez jamais entendue pour ce qu’elle dit vraiment, l’insupportable.
Laurence De Cock