« On est pas dans une vision magique où on apprend en s’installant devant une console ». Pionnier de l’usage pédagogique du jeu vidéo; Romain Vincent, professeur d’histoire-géographie au collège de l’Europe à Chelles (77), prépare une thèse (Université Sorbonne Paris Nord, laboratoire Experice) sur ce sujet. Dans l’ouvrage « Les usages pédagogiques des jeux Assassin’s Creed » (Presses de l’Université Laval), il fait le point sur sa pratique et son enquête auprès d’enseignants. Il revient sur une pratique pédagogique du jeu vidéo qui a beaucoup évoluée.
En 2018, dans un article du Café pédagogique, vous émettiez des réserves sur l’utilisation d’Assassin’s Creed en classe. Dans votre contribution à « »Les usages pédagogiques des jeux Assassin’s Creed » vous annoncez avoir totalement revu votre pratique pédagogique. Par exemple, le jeu intervient en fin de séquence et non plus au début. Pourquoi ?
En travaillant sur ma thèse et en lisant de nombreux travaux, j’ai acquis plus de recul sur ce que peut engendrer le jeu vidéo en classe, par exemple pour les inégalités sociales ou en ce qui concerne l’invisibilisation des savoirs. Des élèves, excités par le jeu, peuvent totalement oublier les objectifs pédagogiques du professeur. En 2016, quand j’ai produit la vidéo à l’origine de cet article de 2018, j’étais encore dans l’optique de proposer des tutoriels à mes collègues. J’étais aussi dans l’analyse historique du jeu vidéo. Maintenant il me semble important de critiquer mon approche. J’ai pris du recul sur ma pédagogie que je juge trop clinquante.
En observant, pour ma thèse, des pratiques de terrain je suis tombé sur les écueils de mes propres pratiques. Ce qui mettait les élèves en difficulté c’était le double travail d’analyse vidéo et de critique, avec un aller retour entre « réel » et fiction, qui avait tendance à mettre en difficulté les élèves les plus fragiles. Comparer les documents du manuel et une fiction est très difficile pour ces élèves. Quand bien même je corrigeais, ils mémorisaient les fausses représentations du jeu.
J’ai évolué et maintenant je sépare les deux dimensions. Mon cours commence par une analyse historique, par exemple sur Damas au XIIème siècle, pour ensuite aller voir ce que la fiction en fait.
Vous écrivez : »ce n’est pas la pratique ludique qui donne une crédibilité aux représentations historiques d’Assassin’s Creed mais bel et bien leur utilisation en classe ». Que voulez-vous dire ?
Il y a une tendance chez les historiens à penser que la fiction peut influencer négativement les représentations des élèves. On part du principe que les élèves ne font pas la distinction entre fiction et réalité. Or les élèves actuels jouent peu à Assassin’s Creed. Ceux qui le font disent que c’est un jeu d’action et ils le pratiquent comme cela. Les commentaires « historiques » dans le jeu n’intéressent que les professeurs. Les élèves ne les voient pas.
Ainsi on crée un biais. Si on montre le jeu en classe d’histoire on amène les élèves à penser que c’est la « réalité » historique. Le jeu vidéo fait « vrai » car on le montre en classe. Alors que, quand les élèves jouent à la maison, la confusion ne se fait pas.
Vous dites : « quel est l’intérêt de montrer du faux aux élèves pour ensuite leur exposer la vérité historique ? »
L’enseignant crée une situation artificielle. Il montre un document et les élèves croient que c’est la « réalité » historique. Ensuite il critique et dit que c’est faux. Il y a un biais. Il vaut mieux clairement séparer les deux dimensions.
Alors quelle place pour le jeu vidéo en classe ? Est ce juste pour motiver les élèves ? Est -ce une perte de temps ?
Les enseignants sont souvent des joueurs. Ils pédagogisent leur loisir et utilisent leur pratique culturelle en classe. Dans un article à paraitre (dans Education et Société), je montre que dans les collèges populaires le jeu vidéo est intégré avec l’idée de motiver les élèves. Dans les lycées favorisés par contre il est vu comme un outil d’ouverture culturelle. Les contextes d’usage sont donc très variables. Pour quels effets ? En début de séquence, le jeu peut être accueilli avec enthousiasme par les élèves, ne serait ce que parce que cela veut dire moins d’écrit. Mais cet accueil est aussi genré. Les filles ont tendance à être mises de coté. Les élèves très scolaires vont être dubitatifs. Les élèves en difficulté vont le rester car le jeu est cognitivement exigeant.
L’ouvrage présente d’autres exemples d’utilisation d’Assassin’s Creed en France et au Québec. Avez vous retenu un exemple particulier ?
Il y a des points communs entre les chapitres. D’abord le jeu est très peu pratiqué en classe. Les enseignants utilisent surtout le Discovery Tour, une version scolarisée d’Assassin’s Creed. Cela montre ce que le jeu doit devenir pour devenir éducatif. On est finalement dans des séances très frontales. Quan don dit que les élèves apprennent en jouant, il faut ajouter des guillemets… La plupart des séquences sont des cours d’analyse critique. Le jeu est beaucoup plus scolarisé que la classe gamifiée.
On voit dans certaines séquences que le jeu est accompagné de nombreux documents complémentaires. On approche la surcharge cognitive pour les élèves. Tout cela met à distance l’idée que l’on apprend l’histoire avec le jeu vidéo. On est pas dans une vision magique où on apprend en s’installant devant une console.
Remarquez vous des différences entre France et Québec ?
La version 3 d’Assassin’s Creed qui renvoie à la révolution américaine est sans surprise plus utilisée.
C’est la première fois qu’un jeu vidéo suscite un tel intérêt dans les milieux éducatifs. Comment l’expliquez vous ?
C’est un sujet très médiatique. Mais c’est lié aussi au succès de ce jeu et à la puissance de son éditeur qui a su développer une version scolaire, le Discouvery Tour. Enfin cet intérêt renvoie aussi aux recommandations institutionnelles d’utiliser le numérique.
Propos recueillis par François Jarraud
Marc-André Éthier David Lefrançois, Les usages pédagogiques des jeux vidéos Assassin’s Creed, Presses de l’Université Laval, ISBN: 9782763757605.