« Actuellement, dans la métropole de Lyon, notre collectif a recensé plus de 120 familles à la rue, soit près de 305 enfants » déclare Véronique Thivolle. Un chiffre bien en deçà de la réalité « car ce ne sont que les familles repérées par les écoles ou par l’association CLASSE* ». Selon l’enseignante, l’année 2022-2023 sera celle de l’explosion du nombre de personnes sans toit dans la métropole lyonnaise, « le nombre de sans-abris a plus que triplé par rapport à l’année dernière ». A Tours, depuis le 28 mars, ce sont 17 enfants et leurs familles qui ont dormi à l’école confie Aurélie Ardouin. Véronique Thivolle est professeure des écoles dans une école à Vaise – un quartier de Lyon. Aurélie Ardouin enseigne au sein de l’école Michelet, à Tours. Outre leur métier, les deux enseignantes ont en commun d’appartenir à des collectifs de défense des élèves vivant dans la rue. Elles expliquent leur action.
Des élèves qui dorment à la rue, ça arrive tous les jours en France, en 2023. Mais beaucoup d’enseignants résistent et s’organisent pour leur permettre – à eux et leur famille – de dormir dignement. « L’école a un devoir d’exemplarité dans ce domaine, elle doit montrer à ses élèves qu’elle peut être solidaire, que la solidarité non seulement existe mais fédère autour d’elle parents, enseignants et citoyens du quartier, que la charte de l’enfant que nous leur présentons chaque année n’est pas une coquille vide et peut s’actualiser par des actes concrets. Nous professeurs ou parents d’élève, sommes avant tout citoyens, et en tant que tels demandons simplement que la loi – Article L345-2-2 – soit respectée » explique Véronique Thivolle, membre du collectif Jamais sans toit à Lyon. « En tant qu’enseignant, nous avons le devoir de signaler tout enfant en danger et de faire réussir nos élèves. Tout enfant à la rue est un enfant en danger. Un élève qui n’a pas de toit ne peut pas être élève tant ses conditions matérielles et psychologiques le placent en totale insécurité. Un enseignant ne peut pas accepter et soutenir que son élève reparte de l’école sans savoir où il va dormira » abonde Aurélie Ardouin du collectif Pas d’enfant à la rue.
Paupérisation des familles
Autant le sujet des enfants qui dorment à la rue n’est pas nouveau à Lyon, le Café pédagogique a déjà montré l’action du collectif Jamais sans Toit, autant à Tours, c’est assez récent. « Depuis quelques années, il arrive très ponctuellement que des élèves et leur famille se retrouvent à la rue, faute de place au 115 ou pour des raisons de mal-logement. Cette situation étant très exceptionnelle, passé l’hébétement dans lequel nous nous sommes retrouvés les premières fois, nous avons accompagné les familles – en appelant le 115 avec eux, en se cotisant entre collègues pour payer des nuits d’hôtel, en demandant à des parents de l’école plus aisés de loger les familles…» raconte Aurélie Ardoin dont l’école est une petite structure de 5 classes située en centre-ville. Une école qui a la particularité de se situer entre le quartier du Sanitas – un des douze quartiers les plus pauvres de France – et le quartier des Prébendes – un des quartiers les plus riches de Tours. Mais depuis un an, les enseignants ont vu se multiplier les situations de sans-abrisme. Ils ont donc décidé de s’organiser. « Nous avons convié les collègues des écoles du quartier à une réunion, supposant qu’ils rencontraient le même type de situation, notamment dans les écoles au cœur du Sanitas ». C’est à l’issue de cette rencontre que s’est créé le collectif afin de « rendre cette question visible, d’alerter les collectivités et les institutions et de mettre à l’abri collectivement les familles si cela était nécessaire ». Depuis la création du collectif, 17 enfants ont pu dormir dans l’école et pas dans la rue. « Chaque semaine, ce sont plusieurs familles qui se retrouvent sans solution. Nous les accompagnons en appelant le 115, en rédigeant des IP, en relayant leur situation auprès de la mairie, du département, en indiquant les adresses des Maisons Départementales des Solidarités, en leur proposant un toit, même précaire, plutôt que la rue… En bref, nous assurons le rôle qui devrait être celui des travailleurs sociaux ou de l’hébergement d’urgence » lâche Aurélie Ardouin.
Des collectifs épuisés
À Lyon, les enseignants sont très organisés. Cela fait des années qu’ils soutiennent les élèves sans abris. Depuis septembre, ce ne sont pas moins de 137 établissements scolaires – écoles primaires majoritairement et deux collèges – qui sont concernés par le sans-abrisme des enfants. Plusieurs modalités d’accompagnement des familles coexistent explique Véronique Thivolle. « L’occupation des établissements scolaires : les familles dorment la nuit dans les écoles avec des parents d’élèves ou des enseignants. Depuis septembre, 32 établissements scolaires ont été concernés une ou plusieurs fois dans l’année. Ainsi, 30 écoles et 2 collèges ont abrité 120 enfants. Des nuitées d’hôtel ou location en Airbnb sont prises en charge par les collectifs. Des appartements sont sous loués toujours et encore par des enseignants et des parents d’élèves de Jamais Sans toit ». Pour les collectifs de la métropole de Lyon cela représente un coût de plus 60 000 euros depuis septembre 2022. Outre le fait de trouver un toit pour la nuit, les collectifs lyonnais accompagnent administrativement les familles. « Nous appelons fréquemment les assistantes sociales de ces familles, nous les orientons vers les structures administratives ou des associations aidantes etc. Une personne, membre de Jamais Sant Toit tient scrupuleusement la liste des personnes recensées par nos écoles et est très fréquemment en relation avec la directrice de la Maison de la Veille Sociale de Lyon pour vérifier entres autres choses que chaque famille est bien enregistrée au 115. Nous interpelons également les différentes instances gouvernementales afin qu’elles respectent leurs devoirs de mis à l’abri de tous. Cela s’actualise par des manifestations de toutes sortes et par des rencontres avec des élus des mairies ou de la Métropole de Lyon ainsi qu’avec des responsables de la préfecture ». Mais aujourd’hui, au bout de plusieurs années de mobilisation, les collectifs fatiguent (moralement). « On se sent souvent démunis et désespérés devant l’ampleur du travail et la répétition des situations désespérées. Il y a de plus en plus de familles dehors, les soutiens qui sont couteux en énergie durent beaucoup plus longtemps que les années précédentes – un collège est ainsi occupé depuis début avril. Il y a dehors des mères isolées, des enfants de moins de 3 ans, des personnes très malades, bref même en étant extrêmement vulnérable, on peut rester longtemps à la rue. Nous essayons donc d’inventer de nouvelles actions car nous ne sommes plus entendus, que les collectifs sont épuisés et que les vacances arrivant, nous ne pourrons pas payer autant de nuits d’hôtel ».
Des collectifs pour compenser l’immobilisme de l’État et des collectivités
Lorsque l’on demande à ces deux enseignantes si c’est bien le rôle de l’école, « ce n’est évidemment pas le rôle de l’école et ne doit pas le devenir. Héberger à l’école, c’est pointer le paradoxe entre l’obligation scolaire de tout enfant présent sur le territoire et l’absence de toit » répond Aurélie Ardouin. « Il nous est arrivé d’apprendre que des élèves avaient dormi plusieurs nuits dans leur voiture, dans la gare de Tours, devant des bâtiments administratifs. C’est insoutenable. Dans ces conditions, notre travail n’a plus aucun sens ». Pour Véronique Thioville, « l’école est hélas au premier front de cette violence sociétale qu’est le sans-abrisme des enfants. Il bien évident qu’elle ne peut pas détourner les yeux quand elle y est confrontée et qu’il est bien compliqué de rentrer chez soi quand on sait que son élève dort dehors ». Elle évoque aussi les conséquences du mal et du non-logement sur les élèves. « Au-delà du fait qu’un enfant dont les besoins premiers ne sont pas assurés ne peut pas apprendre, nous savons à quel point le sans-abrisme et le mal logement provoque des maladies physique et mentales présentes et à venir. Les CMP voient d’ailleurs affluer de plus en plus de bébés ou de très jeunes enfants présentant des troubles psychiatriques en lien direct avec le sans-abrisme ou le mal logement et aux dépressions de leurs parents que cette situation engendre. Si ces familles sont dehors, c’est déjà à cause d’une histoire tragique, qui les a grandement fragilisées et la rue finit de les détruire. Ne pas s’en préoccuper s’apparente donc, pour moi à de la non-assistance à personne en danger- mais, c’est là mon sentiment personnel ».
Les deux enseignantes reprochent à l’État de ne pas prendre ses responsabilités. « Nous demandons à toutes les institutions de se réunir autour d’une table sur autorité du préfet pour conjuguer les compétences de chacun afin de mettre fin à cette situation » nous dit Aurélie Ardouin au nom du collectif tourain. « Nous demandons au gouvernement d’accueillir dignement nos élèves en allouant les moyens nécessaires, en cessant de plafonner les places en hébergement d’urgence selon une seule logique budgétaire, nous demandons des investissements dans le logement pour que l’hébergement d’urgence reste un hébergement d’urgence et ne se transforme pas en forme de précarité permanente – il est facile de déloger une famille en centre d’accueil ou en hôtel. La situation devient insoutenable pour tous – les familles concernées en premier lieu, les enseignants, les camarades des enfants concernés, les parents d’élèves et tous les membres de la communauté éducative ».
Le collectif Jamais Sant Toit demande « que les promesses des hommes politiques se concrétisent – Emmanuel Macron nous promettait en 2017 que plus personne ne dormirait dehors tandis qu’Olivier Klein nous promettait la même chose à Lyon au mois de septembre 22 ». Et le collectif fait des propositions claires. « Il faut ouvrir beaucoup plus de structures d’hébergement d’urgence et les privilégier aux hôtels qui ne sont pas adaptés à la vie de famille et qui coutent extrêmement chers – quitte à en passer par la réquisition de bâtiments vides par la ville et de leur mise à disposition à la Préfecture. Il faut aussi permettre un accès plus efficace et plus rapide au logement social. Les foyers d’hébergement d’urgence sont saturés car il y a des familles qui y sont depuis plusieurs années : beaucoup d’elles peuvent prétendre à un logement social, il faut donc leur en donné ! Plus en amont, de très nombreux logements sociaux sont vides et le demeurent parfois plusieurs années car en attente de travaux et parfois simplement de rafraichissement ! Il faut donc une optimisation de ces logements. S’il n’est pas possible de les attribuer durablement car en attente de travaux, alors, mettre en place des baux glissant – ou logement intercalaires. Il s’agit aussi de construire des logements sociaux et ne plus fermer les squats si les instances politiques ne sont pas capables de reloger les habitants. L’abrogation de la loi Karabian-Bergé qui criminalise les squats est aussi de leur revendication ». Et le collectif va plus loin, « toujours dans la même optique de désengorger les foyers d’hébergement d’urgence, la régularisation administrative des sans-papiers permettrait à de nombreuses familles de travailler légalement, d’être autonomes et de sortir ainsi de ces foyers d’hébergement d’urgence » ajoute Véronique Thivolle.
Certains diront que ce n’est pas le rôle de l’École, que ce n’est pas le rôle des enseignants… Pour autant, comment éduquer aux valeurs de la République, comment éduquer à la solidarité si on accepte – par fatalisme – qu’un élève soit à la rue en sortant de la salle de classe.
Lilia Ben Hamouda
*Association pour rendre effectif le droit à la sécurité pour tous les enfants.
Dans le café pédagogique :
Laura Lahaix, professeure solidaire
Jamais Sans Toit : des écoles mobilisée pour les élèves SDF