Dans sa chronique bimensuelle, le chercheur Bruno Devauchelle interroge l’impact numérique sur la forme scolaire.
Pendant deux années, on a pu penser, croire, espérer, sortir de ce dogme de la salle de classe/de formation, porte fermée, mettant en place un « face à face » entre un enseignant/formateur et un groupe d’élèves/stagiaires/apprenants. L’emploi, désormais banalisé, du terme hybridation a porté cette idée et a traduit en mots ce que la réalité liée à la crise a imposé : on pourrait enseigner/former/apprendre en dehors d’une salle. Qu’en est-il aujourd’hui dans les établissements d’enseignement et de formation ? Notre propos ici est aussi bien d’évoquer le monde de l’enseignement que celui de la formation professionnelle continue, la formation des adultes. S’il y a des différences que l’on identifie facilement, il y a aussi des ressemblances et des continuités qu’on ne saurait ignorer, tant le modèle scolaire marque les individus au plus profond de leurs représentations mentales et sociales de ce qu’est apprendre, se développer. Ainsi, le « lieu de l’apprendre » porte une symbolique et un imaginaire fort.
Un passé récent
En faisant un rapide retour sur le passé, on peut, dès le début des années 2000 observer la mise en avant (hypothèses, expérimentations…) de nouvelles possibilités d’organisation pédagogiques, portées en particulier par le développement de l’informatique et des moyens numériques. D’un côté le développement de formations continues « ouvertes », de l’autre le lancement des environnements numériques de travail (ENT). Alors que depuis 1993/1995 Internet a fait son entrée sur la scène publique, de multiples acteurs de l’éducation et de la formation ont rapidement envisagé la manière dont ils pourraient « profiter » de ces nouveaux moyens : multimédia/multimodal et connecté. Alors que des potentialités semblent être accessibles – au moins dans les propos des promoteurs et autres zélateurs, on observe qu’en réalité, il y a peu de changements, d’évolutions, de transformations, d’inventions, sur le fond, de la conception de l’enseignement ou de la formation. Bien que l’ensemble de la société semble acquise à la forme scolaire, certain(e)s envisagent des transformations, jusque dans les cercles des chercheurs, des décideurs, des experts, et ce dès 1983 – colloque qui a lancé le plan Informatique Pour Tous.
Un passé plus lointain
Dès le début des années 1980, la popularisation de l’Enseignement Assisté par Ordinateur (EAO) a amené le monde scolaire et celui de la formation à envisager une « mécanisation » de la transmission qui croise apports et questionnements – dit autrement, pages écrans de contenus et pages écrans d’exercices automatiques informatisés, certains l’ayant aussi appelé enseignement programmé. Étonnamment, le succès actuel des applications basées sur cette mécanisation, les exerciseurs, pour le dire autrement, sont toujours au premier plan des outils disponibles et utilisés. Dans le même temps on est étonné de constater la pauvreté assez large des propositions autour des « interactions » plurielles en classe. En illustration les fameux TBI, VNI et autres moyens dits interactifs, dont ce versant si vanté est si peu utilisé en réalité. On a pu croire que les mouvements collectifs de « la classe inversée » ou de « la classe dehors » allaient apporter une véritable transformation des pratiques. Les faits sont têtus, et si certaines et certains, ceux que l’on appelle souvent les innovateurs, peuvent faire croire à des changements radicaux, une analyse approfondie révèle qu’il faut être modeste et observer aussi la grande masse des enseignant(e)s.
Question de culture
Car le problème de la transformation des pratiques est d’abord une question de culture. Cette culture de l’enseignement et de la formation est très marquée par une histoire collective et individuelle qui s’insère dans des modèles sociaux, économiques et politiques, verrouillés par certains groupes de réflexion, de pression, de spécialistes qui enferment le modèle bâti progressivement depuis le début du XIXè siècle dans ce que l’on peut appeler un dogme – une doctrine dirait-on maintenant. Ce modèle scolaire est partagé aussi par une grande partie de la population. Les quelques enseignants qui tentent de faire bouger le modèle sont souvent marginalisés parfois même au sein de leur établissement. Rappelons ici les tentatives de collèges ou lycée alternatifs dont l’existence est toujours difficile et peu durable. Les moyens numériques s’ajoutant au contexte ont apporté une complexité supplémentaire que la grande majorité des enseignants et formateurs a beaucoup de mal à accepter et à intégrer. C’est cette transformation culturelle qui reste très partielle en regard des efforts et des incitations officielles. Mais il ne faut pas trop le dire, car les promoteurs officiels des usages du numérique dans la classe sont persuadés de leur approche, sans aller vraiment dans la réalité. Ce sont les mêmes qui défendent aussi des postures traditionnelles au nom d’une institution qu’au fond ils défendent. L’abandon récent de l’heure de technologie en classe de 6è en est un témoignage.
La culture s’est emparée de l’informatique et du numérique dans tous les espaces de vie sociale et professionnelle. Impossible de ne pas regarder les comportements humains face aux smartphones, aux vidéos, aux réseaux sociaux numériques, de nombreux articles (entre autres dans le journal Le Monde) s’en font l’écho parfois en dramatisant, parfois en rassurant. Et pourtant ce fait ne semble pas modifier de façon profonde les représentations sociales de l’école, de la formation, de l’enseignement. C’est qu’un écueil profond vient faire obstacle : celui de l’autonomie et de l’autoformation. Dès lors qu’on met les enfants dès leur plus jeune âge – 3 ans désormais – dans une organisation scolaire, on construit ces représentations et on les installe durablement. Comment une personne, après dix à seize années de régime scolaire peut-il imaginer d’autres manières d’apprendre? Seules quelques pédagogies alternatives – et pas nouvelle, cf. le mouvement de « l’école active » des années 20 – tablent dès le plus jeune âge sur cette approche qui met l’enfant en situation d’être aussi « auteur » de son développement. Si l’on compare avec la vie sociale et familiale, on peut estimer que le décalage avec le monde académique est de plus en plus grand, en particulier du fait des usages quotidiens des moyens numériques.
Que la forme scolaire ne bouge pas !
Nous avions perçu, dès le début des années 2000 la nécessité d’interroger ce que l’on appelle la « forme scolaire » au travers de l’arrivée du B2i. Mais ceux qui s’en sont emparés ont, le plus souvent, limité leur approche, confrontés à la culture et surtout à la pesanteur organisationnelle et administrative. Nos ministères sont le plus souvent dans le maintien de la « doctrine », et laissent aux marges le droit de faire rêver. Marie Danielle Pierrelée en a été une de ses victimes comme on a pu le constater à la fermeture du collège Anne Frank, au Mans, en 2019 . Les CNIRS et autres CNIRE ont laissé la place à des labs (lab 110 !) et autres ateliers Canopé (et autres tiers lieux) qui sont devenus les cautions de l’immobilité culturelle de l’éducation et de la formation. On semble comprendre qu’il faut apparaître « moderne » (cf les discours sur la compétition numérique mondiale) tout en restant dans la forme (cf. les discours sur les fondamentaux…). Comme si le numérique n’avait pas pris une place essentielle dans la culture humaine !
À l’approche de la fin de l’année scolaire, on peut s’interroger sur l’absence de vision sur le monde scolaire. Il est vrai que ce sont les « bons élèves » qui dirigent le système (à tous les niveaux). Ils n’ont pas intérêt à perdre leur place. En maintenant la question numérique en marge de l’école et de ses dérivés, on maintient dans l’ignorance une partie de la population qui se transforme pourtant par ses usages des moyens numériques. A moins qu’une sorte d’entente informelle se faisait au sein des classes « dominantes » pour ne pas faire évoluer un modèle qui les conforte !!!
Bruno Devauchelle