Plutôt que jouer les œuvres du patrimoine, si on jouait avec elles ? De façon étonnante, Claire Augé, enseignante dans l’académie de Grenoble, amène ainsi ses élèves à improviser à partir de pièces de Racine. Dispositif : chaque élève ne lit que les scènes où apparait un personnage qui lui est attribué, les élèves en ilôts confrontent leurs perceptions de leur personnage commun, enfin ils jouent leur personnage jusqu’à découvrir dans les propos de leurs partenaires les aspects inaperçus de l’intrigue. Ainsi « l’œuvre littéraire devient un terrain de jeu où les élèves peuvent s’exprimer en s’engageant, en débattant, en se questionnant », « la classe s’immerge dans la fiction qui prend vie » et à travers les plaisirs du jeu de rôle se crée « une passerelle entre l’adolescent du XXIème siècle et l’œuvre de Racine ». Inspirant !
Vous avez amené vos élèves de 2nde à improviser en particulier à partir de Britannicus : pourquoi avoir imaginé une telle démache sur l’œuvre de Racine?
Lire l’œuvre racinienne au lycée n’est pas chose facile ; l’œuvre semble être devenue « élitiste » comme le dit John Campbell, « menacé[e] d’une sacralisation muséographique » et « devenu[e] illisible pour les élèves non imprégnés […] de la culture classique » selon Gilles Declerq. Pourtant, comme le note Caroline Machefer, l’œuvre racinienne semble une « œuvre à conquérir ». Depuis de nombreuses années, je m’interroge : comment amener de jeunes lecteurs, et tout particulièrement des lecteurs en difficulté, à s’engager dans la lecture des tragédies de Racine ? A ce titre, j’ai mené des expérimentations comme « Rendre Racine interactif » : les élèves avaient créé une sorte de jeu vidéo où le joueur devenait l’assistant racinien… Petit à petit, j’ai mis en place un dispositif particulier de lecture que j’ai présenté dans ma thèse Jeu de rôle & « cercles de personnage » : l’immersion fictionnelle pour engager dans la lecture de l’œuvre racinienne en lycée général aujourd’hui, sous la co-direction de J-F. Massol et de M. Brunel, soutenue en novembre 2020. Ce travail est mené depuis 2015 à partir de plusieurs tragédies raciniennes (Britannicus, Bérénice, Iphigénie, Andromaque), en classes de lycée mais aussi en classe de quatrième, par moi-même mais aussi par des collègues (lycée Charlie Chaplin, lycée Louis Bascan, collège de la Vanoise).
Pourquoi en passer par le jeu de rôle ?
En 1986, Picard écrivait que « le jeu était le refoulé des études littéraires » ; le dispositif de lecture que je propose tend à articuler le champ ludologique et le champ littéraire, à travers le jeu de rôle. En effet, le jeu peut apparaître comme une alternative à la lecture d’une œuvre fictionnelle, comme l’écrit Antoine Dauphragne : « Le jeu se présente alors comme une alternative fictionnelle ; il permet d’explorer autrement des univers dont les formes narratives ne donnent qu’une vision nécessairement parcellaire. Dans ce contexte, jouer et lire sont deux modalités d’accès au même monde imaginaire. » Partant du présupposé que le joueur peut accéder, tout comme le lecteur, au monde imaginaire, j’ai formulé l’hypothèse que proposer à des élèves un jeu de rôle à partir d’une tragédie racinienne leur permettrait de plonger dans l’univers classique et de les engager dans la fiction. La lecture de la tragédie racinienne est alors reconfigurée.
Quelles sont les étapes de travail ?
Dans une première étape, chaque élève se voit attribuer un personnage de la tragédie, qu’il va devoir ensuite construire et interpréter. Tout d’abord, l’élève NE lit QUE les scènes dans lesquelles son personnage apparaît, à la maison.
Dans une deuxième étape, en classe, les élèves sont rassemblés en « cercles de personnages » (toutes les Junie ensemble, par exemple). Ils échangent alors entre pairs pour construire le background de leur personnage, soit, comme le décrit Olivier Caïra, « un descriptif plus ou moins détaillé de la biographie, de l’apparence physique et du caractère du personnage ». Ils écrivent ensuite le journal collaboratif de leur personnage.
Enfin, dans une troisième étape, vient le temps du roleplaying soit le temps de l’interprétation du personnage, typique au jeu de rôle, proche de celle développée dans le cadre de l’improvisation théâtrale : les élèves vont jouer leur personnage devant leurs pairs. Ce temps de présentation donne lieu à un jeu de rôle oral spontané : les élèves découvrent, à travers les propos de leurs pairs, les pans manquants de l’intrigue. En effet, ce n’est, par exemple, qu’à ce moment-là que les élèves associés à Britannicus découvrent la trahison de Narcisse.
Aussi, pour mettre en place la séance de jeu de rôle ou d’improvisation racinienne, il y a eu un travail de lecture morcelée autonome à la maison et deux ou trois heures de travail collaboratif au sein des « cercles de personnage ». Tout ceci a lieu avant l’étude de l’œuvre intégrale en classe.
Comment se passe la 3ème étape : le « roleplaying » lui-même ?
Le temps du roleplaying est un temps convivial et agréable où l’enseignant se doit de lâcher prise. Chaque « cercle de personnage » vient présenter son personnage à la suite : du personnage le plus ignorant au personnage le plus au fait de l’action. Ainsi, le « cercle de personnage » associé à Narcisse parlera en dernier. Les élèves sont tous invités à employer le « je » de leur personnage, à l’incarner : quand ils se présentent mais aussi quand ils interrogent leurs pairs ou réagissent à des propos… ou des révélations. La séance donne lieu à de nombreuses prises de parole spontanées – l’enseignant s’exprime peu -, de nombreux rires à propos ponctuent le cours. Les élèves se constituent alors en une « communauté complice et joueuse » comme l’appelle Jean-François Massol.
Voici les consignes formulées à l’oral pour lancer la séance par Laurent Russo, enseignant de lettres au lycée de Rambouillet, au moment de l’expérimentation : « L’idée est la suivante. Tout le monde passe au tableau. À chaque fois vous présentez rapidement le personnage. Ensuite vous essayez de lire quelques-uns des commentaires écrits dans votre groupe. On laisse à chaque fois les commentaires se lire et vous faites des réactions. Réactions de votre groupe personnage, s’il y a une révélation, ou quelque chose que vous apprenez… Qui se lance ? Allez les Néron. ! »
Quels sont les plaisirs d’une telle expérience pour l’enseignante ?
Qu’il est agréable de voir la pièce racinienne sortir de sa sclérose scolaire et prendre vie sous ses yeux ! Les élèves prennent plaisir à jouer les personnages, à les incarner. Certes, parfois, le personnage peut être réduit à un simple archétype – à l’instar du personnage d’Aragorn du Seigneur des anneaux réduit à l’archétype du rodeur dans le jeu de rôle Donjon & Dragons (David, 2016). Je me souviens d’un élève en grande difficulté qui incarnait Agamemnon (dans le cadre de l’étude d’Iphigénie de Racine) : n’ayant pas lu l’œuvre, il jouait son image du roi qui ne veut pas donner la main de sa fille au premier venu et met Achille au défi. Cet élève, non-lecteur, en rejet de l’institution scolaire, s’est pris au jeu… et pour pouvoir jouer, il demandait des informations sur son personnage et sur la fable à ses pairs. C’est un grand souvenir de plaisir enseignant pour moi. Je garde également en mémoire le cri d’un élève qui incarnait Britannicus : « Mais Madame, je suis beaucoup trop bête. Je n’ai jamais compris que Narcisse me trahissait, pourtant il le dit ici ! C’est à vous à choisir des confidents discrets ». Voir les élèves reprendre les vers raciniens et les questionner est un grand plaisir enseignant !
Et quels sont les plaisirs pour les élèves ?
Les élèves prennent grand plaisir durant cette séance : on devient un autre personnage dans un plaisir carnavalesque et on éprouve du plaisir à « être ensemble », à partager un texte. J’ai essayé d’analyser cela dans mes travaux de doctorat en étudiant les nombreux rires qui ponctuent ces séances de jeu. Pour cela, j’ai distingué, en m’appuyant sur l’étude de Jacques Le Goff, trois sortes de rires : le rire né d’une conversation complètement hors-sujet, le rire né de liens sociaux plaisants au sein du groupe et le rire lié à des émotions de lecteurs provoquées par le texte racinien. J’ai alors remarqué, lors des séances collectives soit les séances de jeu, les rires liés aux liens sociaux et aux émotions de lecteurs étaient non seulement nombreux mais aussi majoritaires.
Je suis convaincue que prendre du plaisir à discuter d’un texte permet de mieux l’ancrer dans ce que Brigitte Louichon nomme notre « bibliothèque intérieure »… mais le souvenir du jeu de rôle autour de Racine dans l’après-coup de la lecture reste encore à étudier.
Le travail favorise une appropriation de l’œuvre « par ricochets » : qu’entendez-vous par là ?
Par « appropriation par ricochets », j’entends une appropriation en chaîne : un pair s’approprie la lecture de son pair et reconfigure sa propre lecture. Le dispositif de lecture parcellaire permet d’instaurer une dynamique collective. En effet, chaque « cercle de personnage » est à la fois lecteur et non-lecteur (les Néron n’ont pas lu les scènes du premier acte de Britannicus, par exemple) : par les présentations se met en place une lecture coopérative. On retrouve là un effet enrichissant de la non-lecture étudiée par Stéphanie Lemarchand-Thieurmel : la lecture est désacralisée et dédramatisée. De plus, la lecture parcellaire éveille une certaine curiosité du texte et de la fiction. Les lectures se complètent, s’affirment, se précisent dans les échanges entre pairs.
En quoi l’interprétation d’un personnage favorise-t-elle l’interprétation de l’œuvre ?
Ce travail de lecture identifiée et d’interprétation ludique du personnage est mené avant l’étude de l’œuvre en cours. Dans le cadre de mon doctorat, j’ai pu constater qu’un tel dispositif permettait d’accompagner les élèves dans l’étude des textes dans une approche analytique mais également dans l’étude de l’œuvre. Ainsi, le fameux « Hélas » ultime d’Antiochus a donné lieu à un débat littéraire dans la classe : l’interprétation d’un personnage permet d’engager les élèves dans le texte et de faire naître une relation esthétique. Toutefois, l’étude analytique des textes est fortement influencée par le personnage interprété : en effet, l’analyse semble découler de la lecture empathique qu’elle vient justifier.
Le théâtre d’improvisation est peu exploité dans le cadre scolaire : quels vous en semblent les intérêts pédagogiques ?
Le théâtre d’improvisation, comme jeu, a un grand intérêt en cours : il est une manière de faire émerger un plaisir du texte en classe. En effet, l’œuvre littéraire devient un terrain de jeu où les élèves peuvent s’exprimer en s’engageant, en débattant, en se questionnant. La classe s’immerge alors dans la fiction qui prend vie. Or, il me semble que ce plaisir partagé est un hameçon pour engager les élèves dans la lecture et favorise une appropriation de l’œuvre.
Le travail mené exploite l’expérience voire la culture du « jeu de rôles » que nos élèves peuvent avoir développées : en quoi cela vous semble-t-il fécond de réconcilier ainsi pratiques scolaires et pratiques informelles ?
Finalement, je n’ai pas l’impression que le « jeu de rôle » est tant pratiqué que cela par mes élèves. Cette année, dans mon collège, il y a un club « jeu de rôle » mais c’est la première fois depuis 2015 que j’ai en face de moi des élèves rôlistes. Néanmoins, le jeu, dans une acception plus large, est une pratique informelle et partagée par tous.
Le grand intérêt est de désacraliser l’œuvre, de la faire sortir de sa poussière muséale, de la descendre de son piédestal pour que les élèves dépassent cette peur de l’inconnu. Le jeu permet de créer une passerelle entre l’adolescent du XXIème siècle et l’œuvre de Racine et permet surtout peut-être de leur faire prendre conscience que leur univers est, en fin de compte, peu différent de celui des personnages raciniens.
Un tel dispositif vous semble-t-il transférable ?
Ce dispositif de lecture identifiée est tout à fait transférable et adaptable à différents niveaux. En seconde, je l’ai testé pour la lecture de On ne badine pas avec l’amour de Musset. Il m’a fallu toutefois reconfigurer le texte lui-même puisque les changements de scène ne sont pas liés, chez Musset, à l’entée ou à la sortie d’un personnage.
Cette année, je suis au collège Champollion à Grenoble : mes élèves de 5ème ont lu L’avare de Molière selon son dispositif : certains incarnaient Harpagon, d’autres Mariane, Cléante, Valère, Frosine, Elise ou La Flèche. Lors d’une séance d’une heure, ils ont travaillé en « cercle de personnage » sur le « background » de leur personnage. Puis, ils ont écrit une présentation générale et plusieurs journaux de personnages. Enfin, chaque « cercle de personnage » est venu au tableau et une séance de « roleplaying » a eu lieu. Je garde en tête un élève associé à Harpagon qui s’amusait à vilipender ses enfants au tableau, à clamer son amour pour son argent, à s’écrier contre Valère et contre La Flèche…
Quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés de s’en inspirer ?
Il me semble important de ne pas faire des « cercles de personnage » liés à des niveaux : les meilleurs élèves ne sont pas nécessairement associés à Harpagon et les plus en difficulté à La Flèche. Au contraire, un élève en difficulté s’engagera plus facilement si son personnage agit davantage…un bon élève arrivera à donner vie à un personnage moins travaillé. Il est donc important de penser une hétérogénéité dans les groupes.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Projet Racine Britannicus dans Pratiques
Projet Racine Bérénice dans Le français aujourd’hui
Projet Musset On ne badine pas avec l’amour
Claire Augé dans Le Café pédagogique