« Ils veulent mettre des référents partout » observe Bruno Devauchelle. « Lorsque l’institution ne parvient plus à piloter la transformation du système, elle renvoie aux acteurs du quotidien la charge de la mise en place de la transformation souhaitée ». Dans sa chronique bimensuelle, le chercheur revient sur les modes en éducation « symbolisées par des mots » qui finalement ne sont que des redites de ce qui existe parfois depuis des années.
Les modes existent aussi en éducation… Elles sont le plus souvent symbolisées par des mots et expressions qui sont mis en avant aussi bien par ceux qui veulent les promouvoir que par les médias. C’est cette rencontre des propos qui génère souvent des illusions et de désillusions dans le monde enseignant. Reposant parfois sur des expérimentations ou des publications plus ou moins scientifiques, ces discours entrainent des mouvements au sein de la communauté éducative. Contradictoires, le plus souvent, ces discours sont le témoignage de l’effet de mode et de son impact sur les acteurs du quotidien. L’informatique, le numérique, et maintenant l’Intelligence artificielle, côtoient la classe inversée, la classe dehors ou encore les compétences, voir la neuroéducation ou l’autoformation etc… Il est important qu’au sein du monde éducatif chacun ait une conscience de cela afin d’éviter les pièges tendus par une société de l’apparence et de la popularité….
Changements techniques ou changements culturels ?
Parmi les évidences qui n’en sont pas la première est l’affirmation selon laquelle l’informatique puis les moyens numériques vont transformer la pédagogie. Cette hypothèse, qui ne se vérifie pourtant pas, est fondée sur l’idée qu’un changement dans le contexte et l’environnement numérique quotidien de l’école aura comme effet de contraindre les enseignants à changer leurs « manières de faire« . Force est de constater que cela ne fonctionne pas pour ce qui est de l’informatique. Oui, il y a des évolutions, et certaines sont accompagnées de moyens numériques, mais ce qui change c’est plus globalement une prise en compte par le système scolaire de la transformation culturelle lente que les moyens numériques ont induit. Ces transformations concernent aussi bien les savoirs eux-mêmes, que les pratiques personnelles des jeunes et des adultes. La lenteur dans les usages des moyens numériques en classe que nous évoquions récemment tient justement à cet écart entre le temps des techniques et le temps de la culture. D’ailleurs, on observe une progressive acculturation des enseignants qui les amène à intégrer de plus en plus souvent des moyens techniques pour améliorer leur enseignement.
La question des compétences et des référentiels
Le contexte de l’exercice professionnel du métier d’enseignement a lui aussi évolué du fait d’impulsions parfois puissantes venues de l’extérieur du monde scolaire. Ainsi en est-il du terme « compétence« . Au vu de la trop grande quantité d’écrits à propos de ce terme, il est vain de vouloir en faire une présentation suffisamment détaillée. Par contre, ce que l’on observe c’est qu’associé au terme compétence se trouve le terme référentiel qui lui-même renvoie au terme référent (voir plus loin). Ainsi, dès qu’une situation est mise à l’étude, on élabore un « référentiel de compétences« . Cela à deux conséquences : d’une part cela institue un repère normé – référentiel, auquel on doit se référer, d’autre part cela enferme la capacité d’agir dans un cadre limité par la liste, l’énumération des compétences (cf. B2i PIX etc..). Le prolongement de ces référentiels c’est le « vadémécum ». Ce terme, bien que pas nouveau, est récemment apparu dans le discours officiel (cf EMI…). Il vient compléter les normes en apportant « les concepts fondateurs, précise son ancrage dans l’ensemble des disciplines et propose des pistes utiles pour sa mise en œuvre pédagogique« . On s’aperçoit alors que les enseignants disposent de ces moyens pour orienter leurs pratiques.
Ils veulent mettre des référents partout !
C’est vers 1995 que sont progressivement instituées des missions spécifiques pour des enseignants dans les établissements secondaires. Si cela s’applique en priorité aux enseignants spécialisés pour le handicap, un élargissement amène à ce que des personnels prennent une responsabilité d’animation et de coordination auprès des collègues aussi bien dans le domaine de la culture que de l’informatique en plus de l’ASH. Cette notion de « référent » s’est encore récemment invitée dans le discours officiel à propos des enfants en situation de handicap alors que cela date, sous un autre nom de bientôt trente années. Est-ce de l’ignorance ou du mépris ? A analyser ce qui se passe dans le domaine des technologies numériques, on constate une sorte d’amnésie de la part même des responsables politiques. On peut penser qu’il serait bon que les instances de décision – les ministères en particulier – soient soucieuses de la mémoire de ce qui a été fait… pour éviter de malencontreuses redites. Nous avons pu observer l’utilisation de ce terme dans des écoles primaires qui disposent d’un enseignant et d’un parent référent numérique. L’emploi de ce terme désigne alors une personne qui sera donc amenée à porter les référentiels au sein des équipes et des collectifs – les parents d’élèves par exemple.
Se former, oui mais comment ?
Deux autres notions sont désormais souvent employées : celle d’autoformation et celle de formation par les pairs. Ces deux notions ne sont pas nouvelles dans le champ de la formation continue et de la recherche en éducation, mais elles sont restées marginales du fait du poids de la forme scolaire. C’est à l’occasion des enquêtes sur la manière dont les enseignants développent leurs usages des moyens numériques en classe (Profetic entre autres) que l’on a pu prendre conscience de l’importance de ces deux modalités de formation revendiquées comme premières par les enseignants. Alors qu’il s’agit d’abord d’une déploration – de la part des enseignants – face à un système de formation continue (et initial) déficient, d’aucuns – parmi les responsables institutionnels – en font une modalité à instaurer et renforcer, pouvant même se substituer à des actions plus traditionnelles de formation. On a bien repéré au-delà de ces enquêtes la demande de « proximité » de la part des enseignants. Cette proximité, c’est celle qu’ils ont l’impression d’avoir perdue au fil des années. On peut penser que la confiance envers les cadres intermédiaires – inspection, conseillers et autres…- se soit progressivement diluée, pris qu’ils sont pas les logiques institutionnelles et la baisse de leurs effectifs. Lorsque l’institution ne parvient plus à piloter la transformation du système, elle renvoie aux acteurs du quotidien la charge de la mise en place de la transformation souhaitée. Mais c’est oublier une donnée importante : ni l’autoformation, ni la formation par les pairs, ne passe la cap de la reconnaissance institutionnelle et structurelle. Si tant est que cela aille dans ce sens, il y aurait d’autres résistances qui émergeraient, à commencer par cette fameuse « liberté pédagogique ». C’est au coeur de cette liberté que se noue la possibilité pour les acteurs de faire ou pas ce qu’on leur impose/demande/propose.
Reprendre le contrôle ?
Parmi les mots qui peuvent amener à faire évoluer le système, il a « l’agentivité » – référence à Albert Bandura – et « la capabilité » – référence à Amartya Sen. Si l’institution Éducation Nationale veut évoluer, il faudra qu’elle apprenne à accompagner ces processus qui permettent aux enseignants d’être davantage auteur qu’acteur et encore plus qu’agent. Ce terme « agent » enferme l’enseignant dans une posture d’obéissance alors que dans le même temps la société numérique invite à aller vers davantage d’autonomie responsable. Le regard que nous portons depuis 1980 sur la place prise par les technologies informatiques dans l’enseignement confirme cette presque incapacité de l’institution scolaire d’entrer dans cette nouvelle forme d’organisation, arc boutée qu’elle est sur un modèle antérieur, aujourd’hui de moins en moins efficace. Les mots ne suffisent pas, ils cachent souvent des intentions. Or la mode, les modes, n’ont d’autres intentions qu’elles-mêmes…
Bruno Devauchelle