Alors qu’en France le ministre de l’Éducation nationale Papa Ndiaye et le Président Macron conditionnent la « revalorisation » des enseignants au Pacte, les professeurs belges sont eux aussi soumis à un pacte, qui diffère néanmoins. Le Pacte pour un enseignement d’Excellence initié en 2015 chez nos voisins avait été largement accepté par la profession qui y voyait un moyen de « revaloriser le métier d’enseignant par une professionnalisation accrue en redonnant à la fois du pouvoir d’agir collectif au niveau de l’établissement et des possibilités de renforcement des compétences et de la légitimité ». Depuis, c’est le désenchantement comme l’explique Pierre Waaub, Chargé de mission auprès du syndicat FGTB-enseignement pour participer aux travaux du pacte depuis 2015, qui y voit un risque « que les Plans de Pilotage ne se transforment en système de management pédagogique par objectifs avec reddition de compte individuelle pouvant entraîner des risques de licenciement. Cela reviendrait à faire peser sur chacun d’eux la responsabilité de l’atteinte des résultat ». Il répond aux questions du Café pédagogique.
Qu’est-ce que le pacte qui est proposé aux enseignants belges ?
Le Pacte pour un enseignement d’Excellence est une réforme systémique et participative initiée en 2015, centrée sur trois finalités : améliorer l’utilisation des ressources dans le système scolaire, améliorer la qualité des apprentissages des élèves, et lutter contre les inégalités au sein du système scolaire.
Depuis 2015, les représentants du Cabinet de la Ministre de l’enseignement, de l’administration, les représentants des réseaux d’enseignement, les syndicats et les associations de parents – Groupe central du Pacte- se sont mobilisés sur cette réforme ambitieuse.
En 2017, le Groupe Central du Pacte a élaboré une synthèse sous la forme d’un avis appelé Avis n°3 du Pacte. Il sert depuis de feuille de route à l’ensemble des réformes du Pacte. L’ampleur des réformes à adopter implique que la mise en œuvre du Pacte prendra encore au moins dix ans. Depuis 2017, une Cellule Opérationnelle du Changement (COC) a été créée dans l’administration. Elle gère les quatorze chantiers du Pacte et les transcrit dans des décrets. Le Groupe Central du Pacte s’est mué, avec les mêmes acteurs, en Comité de concertation du Pacte où sont débattues les options prises dans la COC.
Les réformes du Pacte s’articulent autour de deux grands axes : la réforme dite des « Plans de pilotage » et la réforme dite du « Tronc commun polytechnique ».
Qu’est-ce que donc que ce « Tronc commun » et ces « Plans de pilotage » ?
Le « Tronc commun » vise à la fois à renforcer les apprentissages pour tous et à lutter contre les inégalités scolaires. Il instaure un parcours commun de la Maternelle jusqu’à 15 ans enrichi de nouveaux domaines d’apprentissage pour tous – sciences humaines, formation manuelle, technique, technologique et numérique, parcours d’éducation artistique, dans un cadre renforcé – accompagnement personnalisé, différenciation, focalisation sur les besoins langagiers, renforcement de la formation professionnelle continue, nouveaux référentiels, etc.
Les « Plans de pilotage » donnent plus d’autonomie aux établissements scolaires, mobilisent les enseignants pour choisir les actions qui permettront à leur établissement de progresser vers les objectifs fixés par le Gouvernement : améliorer les apprentissages des élèves, réduire les inégalités scolaires et augmenter l’inclusion des élèves à besoins spécifiques. Ces actions constituent leur « contrat d’objectifs » et ce contrat fait l’objet d’une reddition de compte triennale. Lors de cette reddition de compte, si les actions mises en place n’ont pas permis d’atteindre les objectifs, elles doivent être adaptées. Il n’y a pas d’autre conséquence.
Le contrat d’objectifs permet au Gouvernement de contrôler que chaque établissement poursuit les objectifs d’amélioration qu’il a fixé, tout en laissant les établissements décider de la manière de faire. Il donne potentiellement du pouvoir d’agir collectif aux équipes éducatives.
Mais alors qu’est-ce qui explique la colère actuelle des enseignants ?
Les représentants des enseignants ont accepté de participer au processus du Pacte parce qu’il se démarquait nettement des réformes passées qui se fondaient sur l’idée qu’en procédant par injonctions successives, il était possible d’améliorer le système scolaire. Le Pacte ouvrait la possibilité de mener une réforme systémique qui affirmait qu’on ne pouvait obtenir d’amélioration du système qu’en s’appuyant sur les acteurs, ce qui ouvrait des possibilités de revaloriser le métier d’enseignant par une professionnalisation accrue en leur redonnant à la fois du pouvoir d’agir collectif au niveau de leur établissement et des possibilités de renforcement de leurs compétences et de leur légitimité.
Comme tous les processus qui visent le consensus entre des acteurs qui portent des intérêts différents, le Pacte a depuis le début sa part d’ambigüité. Le plus gros risque pour les enseignants est que les Plans de Pilotage ne se transforment en système de management pédagogique par objectifs avec reddition de compte individuelle pouvant entraîner des risques de licenciement. Cela reviendrait à faire peser sur chacun d’eux la responsabilité de l’atteinte des résultats. Dès le début, les représentants des enseignants ont conditionné leur participation au Pacte à ce que cela ne soit jamais le cas.
Des dérives progressives vers une approche managériale de la réforme du Pilotage sont déjà à l’œuvre actuellement : l’autonomie des établissements se traduit en augmentation du pouvoir des chefs, en travail d’équipe dirigé par la direction, etc. Alors que nous tentons de corriger ces dérives, le Gouvernement et les pouvoirs organisateurs des établissements scolaires poussent à la mise en œuvre d’un décret « évaluation » qui rend possible le management pédagogique des directions sous couvert de promouvoir le développement professionnel des membres du personnel. Ce projet de décret apparait dès lors comme la clé de voute de ces dérives : il apporte aux directions le bâton qui leur permettra d’imposer leur point de vue aux équipes pédagogiques.
Ce management pédagogique peut s’exercer sur base d’objectifs fixés annuellement qui doivent produire des résultats sous peine de sanction. On voit mal comment, dans ces conditions, un enseignant pratiquerait, ce que le Pacte prescrit par ailleurs, une réflexion critique sur ses pratiques, partagée avec ses collègues.
Les mauvaises performances du système scolaire ont déjà trop souvent entraîné une volonté d’obtenir par la contrainte des modifications substantielles dans les pratiques des enseignants, sans avoir pour autant de réel impact ni sur l’efficience du système ni sur son équité. Les enseignants ont fait à contre-cœur ce qu’on leur demandait de faire tout en se disant que s’ils faisaient autrement, cela correspondrait mieux à leur expertise du terrain.
Face à cette impuissance à réformer, nous pensions que les acteurs du Pacte avaient enfin compris. Mais la tentation semble toujours trop grande de remettre encore une couche d’injonctions et de contrôles, au cas où.
Les enseignants français aussi se voient proposer un pacte qui diffère toutefois sensiblement. Pensez-vous que ce qui se joue aujourd’hui en Belgique se jouera demain en France?
Cette tension entre d’une part des modes de forte reddition de compte qui renforcent le pouvoir des chefs et font peser la responsabilité des résultats sur le travailleur – Gestion axée sur les résultats – et d’autre part des approches qui visent à renforcer les capacités d’agir des acteurs, est à l’œuvre dans de nombreux secteurs et dans beaucoup de pays.
Cela se joue donc aussi en France dans les réformes à l’œuvre dans l’enseignement : renforcement de la légitimité des experts scientifiques – Evidence based education – et des cadres intermédiaires – conseillers en tout genre et directions – au détriment du métier des enseignants.
C’est un combat permanent que de résister à cette tendance lourde. La lutte contre le décret instaurant cette évaluation par les directions pouvant mener au licenciement en est le symbole.
Si on s’entête dans cette voie, on ne fera que rajouter une couche de contrôle sur une couche de résistance et on réduira tout le monde à l’impuissance. Cette impuissance, tant des directions à obtenir ce qu’elles veulent que des enseignants à réconcilier les pratiques pédagogiques prescrites et leur expérience professionnelle, sera à son tour appelée « résistance au changement » pour justifier encore l’augmentation du niveau de contrôle du travail des enseignants.
La question est donc politique : comment obtient-on une amélioration du système scolaire ? En s’appuyant sur les équipes éducatives – capacitation et émancipation – ou en renforçant le pouvoir des directions – soumission et obéissance ? C’est d’autant plus paradoxal que, dans le Pacte, on demande aux enseignants d’adopter la première alors qu’on pratiquera avec eux la deuxième.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Pour mieux comprendre :
L’enseignement en Belgique francophone est organisé par 4 fédérations de pouvoirs organisateurs (réseaux) : l’enseignement officiel (organisé par l’état), l’enseignement officiel subventionné (organisé par les communes et les provinces), l’enseignement libre confessionnel (organisé par des pouvoirs organisateurs confessionnels) et l’enseignement libre non-confessionnel (organisé par des asbl). Tous les réseaux sont financés par l’état et l’enseignement y est gratuit.