Edwige Chirouter est professeure des universités et titulaire de la Chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Son dada, c’est la philosophie dès l’école primaire. En juin dernier, elle a publié « Nouveaux ateliers de Philosophie à partir d’albums et autres fictions » pour outiller les professeurs et professeures des écoles à l’enseignement de la philosophie. Selon Edwige, la philosophie, on peut l’enseigner dès la maternelle. « La grande section est un bon moment pour commencer la philosophie. Je dis souvent aux enfants qu’en philosophie on fait la « gymnastique de notre cerveau », on s’entraine à réfléchir et à construire nos propres idées » explique-t-elle.
Quel est l’enjeu d’un apprentissage à la philosophie comme préconisé dans votre livre ?
Dans les ateliers, les enfants sont d’abord assis en cercle, dans un face à face des visages. La classe devient une communauté de recherche sur une grande question que les humains se posent depuis toujours et pour laquelle il n’y a pas de réponse unique possible. Les enfants y développent donc la coopération intellectuelle. On a besoin de toutes les idées pour construire ensemble une réflexion sur les concepts – qu’est-ce que la liberté ? – ou une problématique – faut-il toujours dire la vérité ? On y apprend aussi l’acceptation de sa vulnérabilité car c’est normal de douter, de ne pas savoir, de changer d’avis. Bien sûr, on y développe aussi la capacité à prendre publiquement la parole, d’accepter les désaccords et à défendre ses idées.
Et qu’est-ce que cela apporte en termes d’apprentissages ?
Les ateliers sont aussi des moments de transmission linguistiques et culturelles. Les enfants y développent du vocabulaire, de la syntaxe, des connaissances. L’enseignant est très présent dans ces séances qui ne sont pas du tout des ateliers de paroles libre. La philosophie exige une rigueur et une exigence intellectuelle. On ne peut dire tout et n’importe quoi – sinon c’est le relativisme des opinions – et c’est l’enseignant qui régule les échanges, apporte du vocabulaire – la distinction entre le « légal » et le « légitime » par exemple, reformule, fait la synthèse des différentes idées, prend des notes, apporte des connaissances scientifiques, historiques, philosophiques nécessaires à l’approfondissement de la réflexion. Les moments d’écriture sont aussi importants dans les séances. Les enfants peuvent être invités à écrire – ou dessiner – leurs idées dans un cahier individuel et je conseille aussi de faire toujours une trace écrite collective qui synthétise et garde la mémoire des discussions.
Il y a tout une organisation pédagogique à mettre en œuvre avant de se lancer dans un atelier. Pourquoi tant de précautions ?
D’abord comme pour toute séance pédagogique, les ateliers nécessitent une préparation fine à la fois sur le fond – le contenu disciplinaire, le travail sur le concept, les distinctions à travailler, les problématiques à aborder, et pédagogiques sur l’organisation matérielle et concrète de la séance. Il faut préparer différents moments pour rythmer la séance et que tous les enfants s’y retrouvent. Il ne faut pas confondre l’atelier de philosophie et l’atelier de parole. L’important est de penser – or on peut parler sans penser et penser sans parler… Il faut donc donner aux élèves les occasions d’exercer et d’exprimer leurs idées. Dans des moments certes de discussions en grand groupe mais aussi dans des moments de discussion en petits groupes, certains enfants seront plus à l’aise, de réflexion individuelle, des temps d’écriture ou de dessins. Il faut donc varier les modalités de pensée. Il faut aussi bien choisir le support culturel qui va servir de base pour la réflexion : un album, un conte, une expérience de pensée, une peinture, un extrait de film ou de dessin animé.
Les thèmes abordés dans votre livre sont pour le coup « très philosophiques », on peut vraiment aller aussi loin avec les enfants ?
Tous les sujets sont possibles. C’est le cœur même de la laïcité que de pouvoir aborder tous les sujets librement. Les croyances peuvent bien sûr être évoquées en tant que croyances. Un enfant peut défendre une vision du monde fondée sur sa croyance en l’existence de Dieu. Il faut juste que celle-ci soit bien comprise comme croyance et non comme un savoir. Pour les sujets, bien sûr il faut tenir compte de l’âge des enfants mais ils se posent de toute façon très jeune des questions sur le monde dans lequel ils vivent et donc sur des thèmes angoissants comme la mort ou la violence. Il est justement important de pouvoir leur donner des moments de réflexion où ils peuvent construire des repères et leurs propres réponses pour rendre ce monde moins angoissant et qu’ils puissent y grandir le plus harmonieusement possible.
J’insiste aussi sur l’importance des médiations culturelles, de réfléchir d’abord à partir de fictions et non du vécu. Penser à partir d’un personnage ou d’une situation imaginaire permet de mettre une bonne distance affective pour penser sereinement. L’intimité, le vécu, l’actualité sont des matières trop inflammables pour philosopher, on risque d’être envahi par l’émotion et un trop plein d’affect. La littérature nous permet de réfléchir sur des questions intimes ou délicates mais à bonne distance affective. La littérature de jeunesse contemporaine offre des récits à la fois profonds, poétiques et complexes qui permettent de réfléchir sur des grandes questions philosophiques. Il faut faire attention aussi au fait que les ateliers de philosophie ne sont pas là pour réguler la vie de la classe. La philosophie ne doit pas être instrumentalisée pour faire passer un message ou normaliser les comportements.
La philosophie à l’école primaire, c’est votre dada. Pourquoi un tel « acharnement à vouloir que les enfants philosophent » ?
Pour plusieurs raisons à la fois. D’abord pour démocratiser l’accès à une discipline essentielle à la formation de l’esprit critique. La philosophie n’est enseignée qu’en Terminale des lycées généraux et technologiques mais pas professionnels ce qui exclut de fait une grande partie des enfants de classes populaires qui n’ont même pas droit à cette petite année de terminale. La philosophie participe à un processus d’émancipation intellectuelle, s’emparer de questions essentielles à la condition humaines – l’amour, le bonheur, la justice, la vérité, à déjouer les préjugés et à se construire des repères, des convictions, pour agir dans le monde. Il n’est pas normal qu’on prive les lycées professionnels de cet exercice. De toute façon une année ça ne suffit pas, il faudrait commencer beaucoup plus tôt car philosopher est très difficile. C’est un exercice exigeant, qui bouscule. C’est un peu comme jouer d’un instrument de musique, il faut commencer tôt et s’exercer régulièrement. En plus, les jeunes enfants se posent ces grandes questions existentielles. Ils sont curieux et cherchent aussi à donner sens au monde. L’enjeu est donc aussi éthique, reconnaitre le jeune enfant comme une personne à part entière, comme un sujet aux prises avec le monde et qui a aussi besoin d’être guidé dans ses questionnements.
L’enjeu est aussi profondément politique. La philosophie, parce qu’elle développe l’esprit critique et la pensée complexe, prémunit contre les deux grands risques de nos démocraties que sont le dogmatisme et le relativisme. En ce sens, elle participe d’un projet politique humanisme. La philosophe Hanna Arendt disait qu’une démocratie a besoin d’oasis de pensée, c’est-dire de temps où les citoyens font pause de l’affairement du monde pour penser sereinement les grandes questions qui nous concernent toutes et tous. Les ateliers de philosophie à l’école sont une mise en acte de ces oasis de pensée dès le plus jeune âge.
Il y a donc un enjeu pédagogique – démocratiser la discipline, éthique – reconnaitre l’enfant comme une personne et politique – renforcer les démocraties. Voilà pour moi les trois grandes raisons de mon acharnement !
La chaire Unesco donne une dimension internationale à votre travail. Initier les élèves très tôt à la philo, un enjeu mondial ?
Oui parce que les trois raisons que je viens de citer sont universelles. La philosophie n’est enseignée partout dans le monde soit qu’en fin de lycée soit qu’à l’université. L’Unesco a publié un rapport il y a quelques années – La philosophie, une école de la liberté – qui faisait ce constat et qui préconise donc la démocratisation d’accès à cette disciple. Dans une époque troublée par de nombreuses crises démocratiques, il est plus que jamais nécessaire d’œuvrer à cette diffusion de la philosophie pour toutes et tous dès le plus jeune âge.
Un conseil pour que les collègues se lancent l’an prochain ?
Se faire soi-même plaisir en commençant par des thématiques et des types de supports avec lesquels on est soi-même à l’aise et qu’on envie de partager avec ses élèves. Se former aussi bien sûr. Idéalement évidement en participant à des actions de formations continues, il en existe quand même un certain nombre comme le module PhiloJeunes dans l’académie de Versailles ou aux modules proposés par Canopé. Il faut aussi préparer soigneusement ses séances en s’aidant des nombreux manuels qui existent sur le sujet. Ne pas hésiter donc à se lancer – idéalement aussi avec d’autres collèges pour s’épauler – et à éprouver aussi cette joie de penser avec ses élèves.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Edwige Chirouter, Nouveaux ateliers de Philosophie à partir d’albums et autres fictions. Hachette. ISBN 9782017874218. 24.90€