Comment transmettre aux jeunes spectateurs ici et maintenant l’expérience extraordinaire et le destin tragique d’une petite juive allemande qui fuit avec sa famille la montée du nazisme en se réfugiant aux Pays Bas dès 1933, et meurt avec sa soeur au camp de Bergen-Belsen en 1944 ? Quelle forme artistique trouver pour éclairer le passé et donner toute sa portée contemporaine aux écrits intimes d’une gamine de 13 ans à la lucidité extrême et à l’imaginaire sans limites? Mondialement connu et prisé par des millions de lecteurs, ’Le Journal d’Anne Frank’, publié par son père Otto dès 1947 aux Pays-Bas, fait l’objet de multiples adaptations à la scène comme à l’écran. Mais le cinéaste Ari Folman réalise pour la première fois un long métrage d’animation et une transposition radicalement nouvelle, en donnant vie à Kitty la confidente imaginaire de la jeune écrivaine. Galvanisé par l’initiative de la fondation Anne Frank et les nombreux soutiens apportés à cette entreprise au long cours, de la production engagé à la création graphique inspirée, Ari Folman réussit une fiction animée, conjuguant la grâce, l’humour, la fantaisie et l’intelligence, reliant le passé européen de l’Holocauste et notre présent à nouveau hanté par la haine de l’autre. Et « Où est Anne Frank ! » porte en lui un projet éducatif séduisant voulu par les instigateurs, décliné dans de multiples pays dont le nôtre soutenu en particulier par le Mémorial de la Shoah.
Kitty, la confidente imaginaire, aujourd’hui sur les traces de la vraie Anne Frank
Nous voici à Amsterdam dans la maison et la ‘cachette’ autrefois habitées –sous l’occupation nazie, de 1942 à 1944) par Anne Frank et ses 7 compagnons (dont sa famille, en particulier sa sœur Margot), maintenant transformées en musée depuis 1960, un lieu figé, fréquenté par des visiteurs du monde entier. Devant nos yeux, un étrange prodige s’accomplit : des mots échappés du manuscrit du célèbre journal exposé dans une vitrine forment un corps, celui d’une ravissante jeune fille aux grands yeux clairs et à la chevelure rousse. C’est Kitty, l’amie imaginaire, destinataire du Journal, qui s’incarne, espiègle et virevoltante, animée d’une curiosité insatiable. Et qui n’hésite pas à briser un premier tabou en volant le précieux journal exposé au musée. Réduisant à néant les clichés muséographiques dominants, elle décide de partir à la recherche d’Anne Frank, laquelle lui apparaît à la fois partout et nulle part dans la ville : des plaques à son nom pour un pont et des rues mais personne qui soit en mesure de lui dire qui était vraiment l’héroïne célébrée ainsi.
La jeune enquêtrice, qui ressemble étrangement à Anne Frank elle-même (en dépit des couleurs différentes des cheveux et des yeux), même intensité du regard, même vivacité de l’esprit. Kitty pénètre dans la bibliothèque, demande à consulter archives et manuscrit, bénéficie de l’accueil bienveillant d’une bibliothécaire, telle une grand-mère de conte de fées au chignon grisonnant et aux petites lunettes cerclées.
Bientôt, elle rencontre un garçon intrépide son âge, Peter, engagé dans la défense des réfugiés, et qui la soutient dans sa quête de la vérité.
Va-et-vient entre passé et présent, actualité du ‘Journal’
Dans un premier temps, l’incarnation vivante de la confidente imaginaire, Kitty se concentre sur la connaissance et l’évocation du quotidien de Kitty dans la chambre de ‘L’Annexe’ l’endroit secret à l’intérieur de l’appartement qui tient lieu de refuge aux clandestins depuisque Margot a reçu une convocation pour se rendre dans un ‘camp de travail’, signe d’alerte d’une emprise grandissante des occupants allemands sur le pays. Et nous assistons aux envolées par l’imagination d’une Anne confiant chaque jour ses pensées à un journal à travers lequel Kitty s’invente, comme une relation exceptionnelle qui lui ‘garde’ le moral, la maintient en vie. Le salut par lécriture. Alors les couleurs vives et contrastées se multiplient dans l’environnement autour de la créatrice comme si l’inspiration transformait la cachette étriquée en vaste monde à la mesure de ses aspirations.
Kitty, esprit en alerte et pas vif, ne peut s’en tenir au territoire hollandais et aux maigres traces enkystées dans la pierre d’une Anne Frank disparue. Grâce à ses recherches, elle traverse, en compagnie de Peter, son ami de cœur et militant de l’accueil des exilés, l’Europe pour refaire soixante-quinze ans plus tard, le terrible parcours d’Anne et de sa sœur Margot du camp de transit de Westerbork au camp de concentration de Bergen-Belsen en passant par le camp d’extermination d’Auschwitz. Sur la pierre tombale érigée en hommage à Anne et à sa sœur Margot, mortes en 1945 à Bergen-Belsen, Kitty s’effondre secouée de larmes avant qu’un gardien ne signifie grossièrement l’heure imminente de la fermeture du camp à la visite.
Le réconfort apporté par Peter le fidèle, les terribles enseignements de leur voyage à deux aux bords de la Shoah et de ses abimes transforment sous nos yeux le caractère bien trempé de Kitty, sorte d’alter ego d’aujourd’hui d’une Anne Frank qui aurait la liberté de vivre sans entrave ni crainte de la mort, comme le précise le réalisateur.
Nous les voyons alors tous les deux, de retour à Amsterdam, venir en aide à des réfugiés et autres demandeurs d’asile, venus de pays lointains, réfugiés dans un hangar. Parmi eux, ils se lient d’amitié avec la jeune Ava, originaire du Mali. Ils marchent fièrement dans les rues, affichent leur audace. Régulièrement Kitty s’évapore dans les airs puis sous forme d’une silhouette dessinée, elle reprend formes, mouvements et couleurs et se matérialise à nouveau, chaque fois que sa vibrante incarnation permet d’éclairer le récit et de mettre au jour sous un angle inéditles liens entre le passé d’anéantissementet le présent chagé de sombres menaces.
Tout en ménageant un dénouement tout en grâce et en symbole, ajoutons simplement que Kitty la rebelle et son complice en engagement n’hésitent pas à utiliser le précieux ‘journal’ volé comme arme pour faire pression sur les autorités afin qu’elles ne renvoient pas, vers l’Espagne, premier pays légalement en droit et devoir de recevoir leur demande d’asile, les réfugiés avec qui Kitty et pete, visiblement amoureux, se sont liés d’amitié et de fraternité.
Une animation inventive pour vivifier la mémoire et éveiller les consciences
On l’aura compris, Ari Folman s’est attelé à la tache avec une ardeur sans pareille. Sept années de préparation, cinq de tournage avec la volonté chevillée au corps de s’adresser aux nouvelles générations à travers un point de vue radicalement différent : faire vivre ‘Le Journal d’Anne Frank’ et les événements s’y rattachant en une vision jamais assimilable par les jeunes specteurs à ‘des vestiges poussiéreux du passé’. Sous la houlette de Lena Ouberman, créatrice graphique, la réalisation de 156 000 dessins et un procédé original mêlant les arrière-plans fixes (ou la maquette de ‘L’Annexe’ reconstituée et filmée) les personnages animés qui s’y intègrent. L’ensemble donne une impression de fluidité dans le temps et dans l’espace propice aux rapprochements avec la période contemporaine et les temps troublés que nousvivons. Le jeu sur les contrastes entre les couleurs vives, les tracés clairs des personnages et les passages aux teintes sombres et ‘monochromes’ soulignent avec brio la puissance de l’imagination chez celles et ceux qui résistent à toute forme de domination et d’oppression. Et ces oppositions chromatiques mettent en évidence la grâce exemplaire des belles âmes fougueuses tandis que les forces du mal, puissances nazies et autres forces soldatesques s’avancent groupées entièrement vêtues de capes noires , les visages réduits à des figures blafardes anonymes, silhouettes proches de fantômes terrifiants ou de sectes sanguinaires.
Le don magique dont dispose Kitty, la protagoniste de « Où est Anne Frank ! », lui permet de se dissudre dans les airs jusqu’au ciel. Comme si elle avait accompli sa mission d’exploratrice de notre histoire récente, la tragédie de la Shoah. Comme si elle ne craignait pas d’éveiller les consciences face aux nouveaux dangers de rejet et de négation de l’autre qui menacent notre humanité.
Samra Bonvoisin
« Où est Anne Frank ! » de Ari Folman-sortie le 8 décembre 2021