Témoigner de son expérience d’une œuvre littéraire : telle est désormais la tâche de l’élève dans la 2nde partie de l’oral de français au baccalauréat. Comment préparer à cet exercice pour le rendre authentique et intéressant ? Dans quelle mesure cet « oral du lecteur » peut-il se déployer dans la classe pour aider les élèves à fortifier leur relation aux œuvres tout en développant leur maitrise de la parole ? Professeure de lettres au lycée Louis Jouvet à Taverny, Daphné Jacamon éclaire ici les modalités et les enjeux d’un tel travail, progressif et coopératif. Avec la belle possibilité enfin offerte aux élèves de dire « je » et de partager une pensée en mouvement ?
La notion d’ « oral du lecteur » est neuve : pouvez-vous en éclairer le sens ?
Depuis plusieurs années, je m’intéresse au concept de « sujet lecteur » qui redéfinit la lecture littéraire comme un va-et-vient dialectique entre participation et distanciation. Le terme de « lecteur » évoque donc pour moi, plus explicitement que celui de « lecture », ce cheminement que l’on mène pour comprendre et interpréter un texte littéraire. L’oral s’associe naturellement à cette démarche, d’une part parce qu’il demande à l’élève d’ancrer sa parole en lui-même, l’autorisant à parler au « je » avec les accents de sa voix propre, d’autre part parce que l’exercice oral laisse entendre une pensée en mouvement, si on prend soin de ne pas l’enfermer dans un écrit oralisé, si l’on autorise et l’on encourage ses reformulations successives, ses gestes explicites de correction, d’ajouts, de précision ou de reprises. Ce sont toutes ces dimensions qui s’articulent pour moi dans l’expression « oral du lecteur », l’incarnation d’une pensée propre qui se construit dans le mouvement de la parole.
Vous invitez vos à un 1er oral pour témoigner spontanément de leur lecture : avec quelles consignes et modalités de travail ?
Le premier oral repose sur une première lecture de l’œuvre, je leur demande de présenter le livre et de raconter leur expérience de lecture. Je peux parfois les aider en leur proposant une question liminaire comme « conseilleriez-vous la lecture de ce livre ? ». Leur première lecture s’est faite librement, sans consigne particulière sinon celle de noter dans un carnet de lecture les réflexions plus ou moins structurées nées de ce premier contact avec l’œuvre. Cette proposition d’écriture n’est pourtant pas une étape obligatoire, je laisse l’élève libre de ne rien noter, de s’en tenir à l’impression générale que lui laisse sa lecture, une fois le livre refermé.
Quelles sont les difficultés que rencontrent les élèves dans cet oral spontané de lecteur ?
Les difficultés varient d’un élève à l’autre : certains ont du mal à prendre de la distance avec l’œuvre, ils reprennent souvent les valeurs en jeu sans interroger la façon dont le texte en favorise soit l’acceptation, soit la remise en cause, d’autres n’ajustent pas leur horizon d’attente à l’œuvre lue ou se perdent dans les méandres de son intrigue, d’autres encore peinent à s’approprier l’univers esthétique en jeu, à le comparer avec ce qu’ils connaissent déjà. Lorsque l’œuvre s’inscrit dans une période plus ancienne, la plupart des élèves se perdent dans des contresens faute de réussir à en contextualiser la production. L’exercice oral en lui-même peut également poser des difficultés : trouver l’expression juste, l’intonation appropriée, le débit adéquat, n’est pas aisé pour tout le monde.
Comment procédez-vous alors pour aider les élèves à progresser ?
Je leur propose de travailler en groupe lors de séances d’accompagnement personnalisé, cela leur permet de confronter et vérifier leur compréhension du texte, de s’éclairer sur les passages clés d’une œuvre, de mettre en mots leurs interprétations. J’essaie également de varier les exercices des modules, pour qu’ils aient davantage de choix, qu’ils expérimentent différentes approches interprétatives.
Vous avez choisi de recueillir et de partager les oraux seconds des élèves : comment et pourquoi ?
C’est la période de confinement qui m’en a donné l’idée. Je souhaitais au départ organiser des groupes de travail pour donner la possibilité aux élèves d’échanger leur point de vue sur l’œuvre. Comme il ne m’était pas possible de le faire, je leur ai demandé la permission de partager tous les oraux des œuvres lues dans la perspective de la préparation de la deuxième partie des EAF pour les inciter à poursuivre ce travail d’interprétation sur l’œuvre qu’il souhaitait présenter. L’exercice a porté ses fruits, j’ai senti une évolution sensible entre l’oral intermédiaire, celui que les élèves avaient proposé après l’étude des modules et l’oral final qui s’était confronté aux interprétations des autres lecteurs : certains élèves s’étaient remarquablement appropriés de nouvelles perspectives d’analyse, d’autres avaient mieux argumenté leur position, d’autres encore avaient consolidé leur connaissance de l’œuvre et se révélaient capables de circuler dan le texte avec beaucoup plus d’aisance, tous progressaient dans leur élocution.
Quels vous semblent l’intérêt d’aider l’élève à se construire comme sujet lecteur par l’oral autant que par l’écrit ?
Il me semble que ce qui est en jeu dans cette formation, c’est la définition même de la lecture littéraire. Tenter de concilier, à l’écrit comme à l’oral, les deux dimensions de cette lecture, l’une commune à tous les lecteurs, parce que d’une certaine façon programmée par le texte, et l’autre, variable à l’infini parce que chacun y projette de lui-même, c’est offrir l’expérience de déplacements intérieurs qui nous accompagnent et nous enrichissent tout au long de notre vie. Combien d’élèves, encore aujourd’hui, pensent que l’oral des EAF consiste à asséner des vérités sur l’œuvre sans se mettre à l’écoute de leur expérience de lecteur !
Quels conseils donneriez-vous aux collègues et aux élèves pour préparer au mieux cet oral de l’EAF, pour en faire un oral de lecteur tout à la fois authentique et intéressant ?
Je pense que la réussite de cet exercice tient en grande partie à la posture que l’on adopte : il faut réussir à cerner quelle part est laissée au lecteur dans l’aventure de la lecture. Pour paraphraser Montaigne, on pourrait dire que le livre appartient moitié à celui qui l’écrit, moitié à celui qui le lit. Peut-être serait-il intéressant, pour préparer au mieux cet oral, de se mettre à l’écoute d’ « oraux d’écrivains » ? La fréquentation de ces interviews nous éloigne des discours dogmatiques, nous montre comment l’auteur lui-même accueille les interprétations que l’on fait de son œuvre, entre en dialogue avec son lecteur, cherche à lui faire partager, par son écriture, son univers, ses émotions, sa vision de l’art et du monde A ce titre, on pourrait considérer « l’oral du lecteur » comme une réponse à cette parole, réelle ou imaginaire de l’écrivain.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut