On accuse souvent les écrans de toutes sortes de maux dont ils seraient la cause. Ainsi un récent documentaire diffusé sur Arte (Dormir à tout prix, de Thierry Robert) commence ainsi par les fameux « zécrans » comme perturbateurs du sommeil. En réalité, en regardant la totalité du documentaire (d’ailleurs mal filmé) on découvre que la question des troubles du sommeil est multifactorielle (travail, alimentation, stress, angoisse, etc.…). Le monde scolaire est très souvent questionné sur la multiplication des écrans dans l’enseignement. Certains auteurs dénoncent une tyrannie, d’autres tempèrent les propos. La population fait avec… car depuis l’apparition de la télévision dans les foyers, les écrans se sont multipliés et ce mouvement semble inexorable. Alors quelles réponses apporter ?
Les écrans et les neurosciences
Le confinement nous a-t-il réconcilié avec les écrans ? On peut le penser en analysant l’importance prise par les moyens numériques déployés pour assurer le lien avec l’école et le suivi des apprentissages. On peut aussi penser l’inverse tant cette période a été pour certain(e)s un moment difficile à vivre, car les écrans étaient le seul recours pour continuer à « s’occuper ». De la télévision pour les infos, à l’ordi pour le travail à distance et au smartphone pour garder du lien et prendre des nouvelles, la journée a été très souvent marquée par une inflation de recours à tous ces appareils dont l’écran est le point commun visible. Mais bien sûr la question à se poser est de savoir ce qu’on fait devant ces écrans et si cela est positif ou négatif. Depuis de nombreuses années le débat fait rage sur ce thème. De Serge Tisseron à Sherry Turckle et bien d’autres, les analyses se sont multipliées et bien sûr les polémiques avec. Avec le confinement une sorte de parenthèse sur la polémique des écrans était observable, parenthèse vite refermée dès lors que le spectre du reconfinement s’est éloigné. Nous voulons aborder ici deux questions : la première concerne les écrans, la seconde les méthodes scientifiques utilisées pour les analyser.
Nous allons être rassurés ? Un livre récent de Nicolas Poirel : « Votre enfant devant les écrans : ne paniquez pas, Ce que disent vraiment les neurosciences » (Nicolas Poirel, De Boeck 2020) vient s’ajouter à la collection d’écrits de toutes sortes sur le sujet, certains allant jusqu’à des propos d’une violence largement supérieure à l’enjeu lui-même. Ce qui est intéressant dans cet ouvrage c’est qu’il va à rebours de nombres d’auteurs qui portent sur les écrans des regards très négatifs. Pour ce chercheur (membre du même laboratoire de recherche que MM. Houdé et Borst), l’affaire mérite attention, mais elle doit être vue avec sérénité et de manière scientifique. Dommage que l’éditeur, et peut-être l’auteur aient cru bon d’ajouter en sous-titre le fameux « ce que disent vraiment » qui est une déclaration de légitimation qui interroge. Il y a trop souvent en ce moment une rhétorique de la preuve dite scientifique. Or nombre de travaux sont sujets à controverse comme on a pu le constater récemment. D’ailleurs l’auteur n’échappe pas à ce « biais » même si la prudence est souvent de mise dans ses propos. Les parents et les enseignants pourraient être rassurés, mais ce livre est difficilement accessible pour les non spécialistes du fait de son argumentaire à base d’articles scientifiques.
Citons quelques passages de ce livre qui invitent à réfléchir : « Le cerveau des enfants et des adultes est donc indéniablement influencé par l’utilisation des nouvelles technologies numériques et par le temps passé devant les écrans (de même que par n’importe quelle activité de leur vie quotidienne) » p.6 puis « les messages souvent alarmants tels que « enfants + écrans = danger ! » sont des impostures… » A la suite de cette présentation on peut lire un argumentaire qui se veut rigoureux pour démonter nombre de propos tenus sur la nocivité des écrans. En effet pour l’auteur les travaux de recherche sont souvent mal lus ou peu lus alors qu’ils démontrent qu’il ne faut pas « paniquer », même si une vigilance reste nécessaire (comme pour toute activité ou pratique excessive). Rappelant les méfiances passées sur les technologies (même si certaines sont relatives) l’auteur invite à une juste distance éducative que l’on peut résumer par « soyons avec les enfants devant les écrans ».
La question des écrans et en particulier de leur lien avec les apprentissages est souvent abordée de manière partielle quand ce n’est pas partiale. N. Poirel montre, bien sûr, que sur un écran il y a une diversité d’activités mais que toutes ne sont pas équivalente en matière de bénéfice/maléfice. Lire un livre sur un écran, rédiger un document multimédia, jouer à un jeu, seul ou en groupe, à distance etc.… il serait effectivement intéressant d’aller plus loin dans les travaux de recherche pour comprendre de manière plus fine ce qui se construit dans ces pratiques. On est étonné cependant, dans de nombreuses études que d’une part le laboratoire (expérimentation) soit le lieu pour affirmer des savoirs sans les confirmer en contexte (à domicile, en classe,) et que d’autre part, une fois encore, la dimension sonore est ignorée. Car c’est un des problèmes connus que la place et le rôle de l’environnement sonore dans l’activité. Avec le développement des vidéos, par exemple, on ne peut ignorer le rôle de la bande son qui accompagne des images. De même dans l’étude de l’attention en lien avec le numérique on évoque presque toujours l’attraction de l’écran mais on oublie souvent l’environnement sonore dans lequel l’activité est menée. D’ailleurs il faut noter que la voix de l’adulte et en particulier celle du parent est un élément trop souvent délaissé dans ces travaux et pourtant essentiel pour accompagner les apprentissages. Très souvent on parle des interactions langagières, mais on laisse aussi de côté les bruits, les parasites sonores, ou simplement même la qualité du son (articulation, niveau etc.…).
Angoisses et dialogue
Les adultes, parents et enseignants, sont toujours soucieux pour les jeunes, les enfants. L’angoisse suscitée par des propos médiatisés sur les écrans et leur nocivité, bien que relativisés par l’académie des sciences à deux reprises (2013, 2019), reste vive. A l’issue du confinement les questions ressurgissent d’autant plus que même le ministère revient sur l’idée de la dotation individuelle d’écrans numériques pour tous (cf. l’initiative Territoires éducatifs numériques). Il est intéressant que des chercheurs prennent l’initiative de proposer une analyse positive et argumentée de l’utilisation des écrans, cela devrait rassurer. Mais une lecture attentive des travaux menés, pour ou contre, amène à interroger aussi la méthode scientifique et ses incertitudes.
Les travaux dits scientifiques ont pris une place de plus en plus importante au cours des dernières années. Ainsi en éducation, la multiplication des travaux de psychologie expérimentale est redevenue dominante comme le confirme les travaux du CSEN. Malheureusement, comme pour les travaux sur le Covid19, les polémiques sont nombreuses et il faut rester critique pour éviter de se faire manipuler. Comme un article récent de Cédric Flukiger le questionne, à l’opposé (partielle) de Nicolas Poirel, la méthode dite en double aveugle ne peut-être la seule approche permise pour expliquer les faits. D’autant plus que dans un contexte de salle de classe, les facteurs influents sont beaucoup plus nombreux que dans le laboratoire. Les enseignants ont toutes les raisons d’être déboussolés par ces discussions qui sont autant marquées par des propos péremptoires que par des polémiques et des controverses. Le problème de l’enseignant est qu’il est amené à travailler dans deux dimensions simultanées : les contenus enseignés et la guidance des apprentissages des élèves. Si dans le premier domaine l’Etat se charge d’arbitrer (parfois de manière contestable et contestée) les savoirs à enseigner, il n’a pas la main. C’est dans la deuxième qu’il joue pleinement son rôle. Or il se trouve confronté à plusieurs pressions qui vont de la présence ou non d’écrans dans la classe ou à proximité à la demande des parents inquiets de voir leurs enfants attirés par les écrans (que souvent ils leur ont achetés).
Le ministère de l’éducation devrait sérieusement s’emparer de cette question : Quelle place doit prendre l’école pour permettre un usage raisonnable et raisonné du numérique et de l’écran ? Il pourrait aisément s’inspirer du modèle québécois mis en place depuis deux années et qui commence, semble-t-il à porter ses fruits. Malheureusement il est probable que la conception française de l’école n’ait généré une organisation si lourde et descendante qu’il serait très difficile de la transformer rapidement. L’école ne doit pas porter de vision catastrophiste, pas plus qu’elle ne doit se laisser aller à la naïveté technologique face aux écrans et à ses supports. Par contre elle doit veiller à ce que, outre les polémiques scientifiques, un dialogue constant soit mené avec les enfants sur la place prise par les moyens numériques et entre autres les écrans, qui doit permettre à chacun de prendre conscience de son environnement techno-cognitif pour en faire bon usage.
Bruno Devauchelle
Ressources évoquées dans cette chronique :
– Nicolas Poirel : « Votre enfant devant les écrans : ne paniquez pas, Ce que disent vraiment les neurosciences », De Boeck 2020
– Rapport de l’Académie des sciences : L’enfant, l’adolescent, la famille et les écransAppel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques, 9 avril 2019
https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/appel_090419.pdf
Sur la méthode scientifique en éducation :
– Article de Cédric Flukiger, « Ressources et outils face à la covid-19 : critique d’un texte du CSEN sur la recherche qui a « sa place » en éducation » 09 2020, http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article541