La première journée de continuité pédagogique a été marquée par une série de pannes des espaces numériques de travail (ENT) et des plateformes privées. Quant aux sites du CNED, ils ont été souvent inaccessibles. Tous ces tracas sont finalement plutôt le signe d’une évolution dont on a du mal à distinguer le terme. Alors que la perspective d’une fermeture des écoles plus longue qu’annoncé se dessine, la crise du coronavirus pourrait bien marquer l’École plus profondément que ce que l’on croyait.
Erreur 403 : Une chance ?
Le 16 mars pourrait devenir la journée de l’Erreur 403 ou de l’Erreur 404, tant les enseignants et les parents ont vu ces panneaux s’afficher. Certes le ministre avait proclamé « nous sommes prêts ». Revenant de Poitiers le 12 mars il avait même vanté les 15 millions de connexions du site du Cned.
En réalité, nous n’étions pas prêts. Et cela n’est guère surprenant. La crise du coronavirus a été très médiocrement anticipée par le ministre qui n’a pas cru à la fermeture totale jusqu’au bout et qui s’est cramponné à la présence des enseignants dans les écoles et établissements jusqu’à la dernière minute.
L’École n’est plus dans l’École
Or il a suffi de quelques jours de crise pour que l’École lui échappe. Car elle lui échappe. L’École n’est plus dans l’École. Elle est dans Ma classe à la maison, un simple opérateur du ministère. Elle est dans des ENT qui appartiennent aux régions. Elle est aussi dans des plateformes privées. Si on en croit une mini enquête entamée par le Café pédagogique sur Twitter, la place de Ma classe à la maison serait même très minoritaire derrière des plateformes privées dans le premier degré et les ENT dans le second. C’est à travers ces outils que se fera sinon l’École, la continuité pédagogique.
Cela n’aura guère d’importance si la crise dure deux semaines. Mais déjà se devine une durée plus longue. En 2009, lors de la première grande crise, on pensait que la fermeture totale (qui n’a pas eu lieu) pourrait durer 3 mois. En Suisse, Silvia Steiner, ministre zurichoise de l’éducation et surtout présidente de la Conférence des directeurs cantonaux de l’éducation, déclare que «la science prévoit qu’il faudra 3 à 4 mois pour que l’épidémie se calme. Nous devons donc également nous attendre à ce que les écoles restent fermées durant ce laps de temps». En France la fermeture des bars et des commerces va jusqu’au 15 avril. Et il n’est pas exclu que cela dure jusqu’à l’été. Il semble même que le ministère réfléchisse à une solution de secours pour le bac. Cette situation aurait des conséquences importantes pour l’avenir de l’École.
Un changement social profond ?
Pour les enseignants, la question du lien numérique avec les élèves est au premier plan. Alors que le numérique peine à entrer, ou alors uniquement par la maitrise de l’outil par le professeur, dans la bonne vieille école, le voilà comme quasi unique médium scolaire. La fermeture totale impose à l’enseignant de tenir compte des savoirs et pratiques numériques des élèves. Il faut aller vers l’élève via le numérique. Surtout, il va falloir le garder. Il y a là un défi énorme lancé aux enseignants et qu’ils sont à peu près seuls à relever, le ministère n’ayant pas anticipé la chose.
Car du côté des élèves, cette situation ne peut qu’aggraver les inégalités. Entre ceux qui sont «bien» équipés et les autres. Mais aussi entre ceux qui réussissent à l’École et relèvent leur part du défi et ceux qui peuvent décrocher. Si la fermeture dure deux mois, il sera bien difficile à l’École de garder tous ses élèves. Les parents accentueront l’écart entre ceux qui ne se contenteront pas de la continuité pédagogique et la complèteront par de vrais cours via des officines privées, et ceux qui devront s’en satisfaire.
Pour réfléchir à ce nouveau paysage qui est en train de se dessiner , il faut relire les réflexions d’Alain Bouvier exprimées dans une tribune du Café pédagogique en 2009, lors de la première grande crise.
« Pendant des semaines, les élèves et leurs familles auront inventé, construit et fait fonctionner une autre école », explique Alain Bouvier. « Certes, pour l’enseignement primaire dont les fonctions sont autant sociales que cognitives, les familles rescolariseront leurs enfants, mais elles chercheront de nouveaux équilibres avec les enseignants. Je peine à imaginer lesquels. Ils diffèreront d’une école à une autre…. D’usagers, ils deviendront parties prenantes. Au collège, ce sera plus difficile de trouver un nouvel équilibre. Les élèves ne voudront pas renoncer à l’autonomie acquise, qu’ils l’aient utilisée à bon escient ou pas. Les officines ne lâcheront pas les marchés conquis.. Les élèves ne voudront pas interrompre du jour au lendemain leurs usages d’Internet et de leurs instruments nomades. Un nombre plus important de parents se seront emparés de ce que font leurs enfants. Placés soudainement par la grippe A au cœur du réacteur, en majorité ils n’accepteront pas de se retrouver rejetés à la porte de l’École et de la classe. L’École du XIXème siècle sera révolue, celle du XXIème entamera son élaboration et le milieu enseignant devra s’y atteler ».
C’est l’occasion de rappeler la réflexion de Bruno Devauchelle lors des premières fermetures dans le Haut Rhin et dans l’Oise. « La continuité pédagogique repose d’abord sur la proximité. C’est pourquoi il est nécessaire de repartir de l’enseignant et de ses élèves pour la penser. Si certains pensent qu’il suffit de mettre à disposition des ressources de quelque nature que ce soit, ils oublient les débuts de la FOAD où certains pensaient qu’en mettant en ligne des PDF (et maintenant des cours en vidéo) cela suffirait… En réalité il n’en est rien. La relation pédagogique est une forme de contrat qui est constamment interrogé dans le quotidien de la classe et qu’il faudra interroger aussi dans la situation actuelle : comment redéfinir le contrat pédagogique entre les enseignants, les élèves et les familles. Si l’on ne regarde pas cela de près, alors ce seront simplement de nouvelles « grandes vacances ».
François Jarraud