Depuis longtemps, depuis toujours, il faut faire l’appel quand on est enseignant. C’est une obligation institutionnelle, le nombre des présents, le nombre des absents, tout ceci est inscrit à l’école élémentaire sur un registre rose, document officiel, preuve administrative, judiciaire…
Untel – présent – ton carnet
En observation dans une classe de collège, j’assistais à ce rituel immuable, qui sur 55 minutes de cours peut prendre facilement un quart d’heure. Car ils résistent un peu, répandus sur leur chaise, cachés derrière leur cartable, ils ricanent. Il faut attendre le calme, qu’ils enlèvent leur manteau, qu’ils posent leurs cartables par terre. Attendre le silence, pour entendre son nom et y répondre par ce même mot « présent », depuis si longtemps, depuis toujours. Ils sont grands, ils ont 15 ans, ils sont presque devenus des femmes et des hommes, je les avais connus si petits, mais paradoxalement dans ce rituel d’introduction à la classe, ils m’apparaissent encore plus petits : des bébés attachés à leur chaise, si passifs, si attentistes :
« – untel – présent – ton carnet ; – untel – présent – ton carnet ; -untel – il est absent m’dame ; -untel – j’suis là – ton carnet ; etc., etc. »
Ici le rituel est coercitif, les élèves doivent donner leur carnet à chaque début de cours et le récupérer à la fin, comme cela la sanction est donnée sans perte de temps en négociation pour obtenir l’objet au cas où, et c’est l’ensemble des élèves qui subit l’attente stérile du « chacun dépose son carnet et du chacun le récupère », à chaque cours, chaque jour, chaque semaine, chaque mois, pendant toutes ces années. Patience : le désir naît aussi par la contrainte, j’aimerai tant y croire…
Pourtant dès trois ans
Pourtant dès trois ans, ils mettent eux-même leur étiquette-présence sur un tableau, ils s’inscrivent dans le temps de la classe, « au quoi de neuf », à la cantine, au goûter …Ils choisissent une activité. Ils deviennent des élèves par le rituel et dans le rituel, car il leur permet d’apprendre quelque chose : reconnaître son prénom et puis l’écrire, dans la bonne colonne, décoder, lire, ne pas oublier. Surtout choisir une activité, anticiper un projet, y réfléchir déjà en posant sa croix dans le tableau à double entrée, ou alors préférer l’amitié et s’inscrire dans la même case que le copain.
Ensuite je les rassemble sur les bancs autour de moi, après ce temps de projet personnalisé qui dure bien une heure. J’ai mon cahier sur les genoux, je cherche un stylo, je n’ai jamais de stylo, enfin j’en trouve un, je commence…
« Hou, hou, les enfants, je vais faire l’appel, je veux le silence, je dois entendre chacun d’entre vous, vous avez eu assez de temps pour discuter depuis ce matin, maintenant je veux le silence complet. » J’appelle les enfants par ordre alphabétique, d’abord les petits, puis les moyens et enfin les grands. Je leur demande de répondre : « je suis là » parce que je souhaite évaluer le langage des petits, leur capacité ou non à employer le « je ». En début d’année, la plupart des petits ne répondent rien, certains prennent une grande inspiration mais n’arrivent à sortir aucun son. Et puis très vite par imitation des plus grands aussi, ils répondent, « Ze suis LÀ », heureux d’avoir pu surmonter cette épreuve. Certains grands me regardent et disent « présents » comme des grands, par habitus des nombreux appels qu’ils ont déjà vécus, à la cantine, au centre de loisirs etc.
Je suis
Et puis un jour, un élève dit « je ne suis pas là ». Je souris. Quelque chose se passait enfin, et j’ose penser que ce n’était pas un hasard. J’en suis sûre, c’était le résultat d’un long chemin parcouru ensemble et séparément. Moi de mon côté, j’avais accepté de leur faire de plus en plus confiance, et de vivre ce moment comme un passage obligé, que je ne passais plus en force, mais que je reconnaissais comme tel, un passage, dont il faut attendre quelque chose et puis un jour ça arrive, forcément, comme une évidence c’est toujours comme ça avec les enfants. Accepter de se laisser emporter à nouveau par la magie de l’enfance, de refaire le voyage à l’envers, pas facile quand on est enseignant même en maternelle.
Ils rient, ils me regardent tous un peu surpris, ils pensent : « alors on a le droit de dire qui on est vraiment, comment on est en ce moment ? C’est pas juste pour contrôler, évaluer, on a le droit de parler, en fait silence c’était pour de faux ? »
Je me tais, une petite fille se lance : « je suis dans Ma tête de Ma maman », j’apprécie le lapsus, j’observe l’élève, elle a tout dit d’elle-même. Je n’aurais jamais pu faire mieux même en réunion de synthèse avec le RASED. Et puis tout s’enchaîne : « je suis dans le ventre de ma maman », « je suis absente », « je suis dans ma bouche », « je suis dans ma tête », « je suis une tartine grillée qui saute dans l’air », « je suis le président mangé par un requin, mangé par le dinosaure et je suis mort ». Un petit garçon métis dit « je suis blanche-neige ». Un autre « je suis pikachu et kokonot » …
Et moi … Je suis aux anges, je cherche à nouveau mon stylo. Je veux noter, mais ça va trop vite. Je leur fais répéter. Je casse la magie un peu, qu’importe. Alors tous les jours, ou presque de toute cette année ou presque, ils sont : – le petit déjeuner du matin, – leurs corps, – des personnages de dessins-animés, – de contes, – la vie et la mort bien sûr, – leurs parents, – leurs copains …Ils sont le passé et le futur, ils sont l’ici et l’ailleurs.
Ils sont des enfants et des élèves tenus ensemble et qui conceptualisent déjà ce que c’est qu’ETRE dans ce nouveau rituel de l’appel du matin.
Un petit garçon qui présente des troubles de la communication, s’aventure enfin « je suis mon étiquette- prénom » !
Pour aller plus loin :
Une question
Qu’est-ce qui fait que plus l’élève avance dans sa scolarité plus sa marge de liberté est réduite ?
Retrouvez tous les mercredis La Classe Plaisir !