« Les Lettres classiques seraient-elles plus modernes que les Lettres modernes ? » : question posée par Claire Berest, professeure au lycée de l’Iroise à Brest. Voilà ce que donnent à penser les nouveaux programmes de Langues et Cultures de l’Antiquité au lycée. Tant les programmes de français s’avèrent passéistes et normatifs, tant ceux de L.C.A. offrent de beaux enjeux pour revitaliser un enseignement qui souffre encore de préjugés. Qu’est-ce que « faire du latin ou du grec » aujourd’hui ? Et si traduire était « un moyen d’entrer en relation avec une langue, donc une littérature, une culture, une histoire, un rapport au monde » ? Et s’il s’agissait de relier les œuvres antiques et modernes pour se demander ce que cette confrontation nous dit tout à la fois des anciens et de nous-mêmes ? Et si le portfolio trouvait à s’épanouir en L.C.A. pour favoriser autonomie, réflexion et créativité ? Eclairages de Claire Berest sur les nouveautés, les interrogations et les horizons…
Quelles vous semblent les transformations significatives du programme de Langues et Cultures de l’Antiquité ?
Pour l’essentiel, les nouveaux programmes de L.C.A ne me semblent pas déstabilisants. Ils s’inscrivent globalement dans la continuité des précédents, et les nouveautés annoncées sont, pour certaines d’entre elles, proches de pratiques de classe déjà en vigueur, qui vont pouvoir ainsi se déployer plus légitimement.
Des lignes de force toutefois se dégagent de la lecture des programmes qui semblent vouloir redonner du souffle, du dynamisme à notre discipline, en en rappelant, en particulier, le caractère résolument et essentiellement moderne. La présentation des objets d’étude se termine d’ailleurs par ces mots : « Ces programmes souhaitent ainsi monter que l’enseignement du grec et du latin est à la confluence des savoirs d’aujourd’hui et au service d’un approfondissement de la culture contemporaine ».
Les programmes mettent tout d’abord très fortement l’accent sur la dimension pluridisciplinaire, et donc humaniste, propre aux L.C.A, réaffirmée à plusieurs reprises. Il est ainsi question d’un enseignement qui doit dépasser les approches strictement linguistiques et formalistes pour traiter de « grandes questions propres aux Humanités », pour se placer au « carrefour des sciences humaines et sociales ».
Dépasser une approche strictement linguistique et formaliste ne signifie pas que l’apprentissage de la langue ne soit plus une priorité – les programmes réaffirment d’ailleurs la place de cet enseignement et la nécessité d’une construction progressive de véritables compétences linguistiques – ni qu’il faille renoncer au commentaire littéraire et stylistique des textes. Il me semble qu’il y a là plutôt une invitation à mener de front connaissance de la langue, lecture et traduction des textes, en considérant que cette dernière ne doit pas être un aboutissement, mais un moyen d’entrer en relation avec une langue, donc une littérature, une culture, une histoire, un rapport au monde.
La question qui est ici soulevée est bien celle des enjeux de notre discipline, et c’est sans doute la plus importante que nous ayons à nous poser : « faire du Latin » ou « faire du Grec », qu’est-ce que cela veut dire ? Quel sens cela a-t-il aujourd’hui ? Comment donner des enjeux à notre discipline qui a bien du mal à se débarrasser, malgré tous nos efforts, des préjugés qui la plombent.
En quoi les nouveaux programmes relèvent-ils alors ce défi ?
La réponse proposée par les programmes est de considérer les L.C.A comme un « carrefour », et de multiplier les approches qui puissent intéresser tout autant les élèves « se destinant à des études littéraires » que ceux « qui envisagent un cursus scientifique, des études de sciences politiques ou économiques » : comment les anciens interrogent-ils l’humain et l’animal ? l’homme et le divin ? Comment conçoivent-ils l’altérité ? les différences de conditions et de cultures ? Quel accueil réservent-ils aux étrangers et aux exilés ? Comment intègrent-ils les dieux et les cultes étrangers ? Le pouvoir de parole publique les condamne-t-il aux dérives de la démagogie et des rumeurs ? Quelles conceptions du masculin et du féminin interrogent-ils ? sont quelques-unes des questions que les objets d’étude de 2nde et 1ère proposent de traiter.
La visée anthropologique des nouveaux programmes est donc très claire et il me semble que cette approche humaniste, inscrite dans les gènes et l’histoire de notre discipline, fait sens, qu’elle parle aux enseignant.es de Lettres classiques, même si sa mise en place ne va pas être simple, et qu’elle peut parler aux élèves.
Bien sûr elle ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier. Les programmes précédents se donnaient d’ailleurs comme finalité « de contribuer, en liaison avec l’enseignement du français et des sciences humaines, à la formation de l’individu et du citoyen par l’accès à l’héritage gréco-romain » ; mais la formule était, on le voit bien, plus expéditive, moins ouverte et le texte évoquait aussi un second objectif : « favoriser la formation de spécialistes des disciplines littéraires et de sciences humaines ». Cette finalité a disparu des nouveaux programmes ; comme une invitation à garder en tête que c’est l’Université qui formera les spécialistes. Dans les faits, cela est bien sûr déjà le cas, mais cette disparition n’est pas anodine, elle clarifie notre champ de compétence en prenant acte de l’évolution de notre enseignement.
Vous semblez penser que cette perspective interdisciplinaire ne va pas être facile à mettre en place : pourquoi ?
Cette perspective est légitime et stimulante, mais on peut craindre quelques obstacles. Tout d’abord les professeur.es de L.C.A sont certes formé.es aux Humanités, mais ielles n’ont pas la prétention tout de même de maitriser l’ensemble des « sciences humaines et sociales ». Je reste ainsi pour ma part assez dubitative devant l’objet d’étude « Méditerranée » obligatoire de la classe de seconde à la classe de terminale. Je n’ai aucun doute sur le fait que « cet espace géographique et politique constitue un carrefour de cultures qu’il est fructueux d’observer aujourd’hui », mais en revanche j’ai de gros doutes sur mes capacités à m’approprier de tels enjeux à la fois historiques, géographiques, économiques, culturels et éminemment politiques, de manière pertinente.
Par ailleurs les professeur.es de L.C.A ne sont pas seulement professeur.es de langues anciennes, mais aussi professeur.es de français. Il va donc leur falloir faire face à de nouveaux programmes dans deux, voire trois disciplines (Français, Latin, Grec + enseignement de spécialité « Humanités, littérature et philosophie »), sur deux, voire trois niveaux (2nde, 1ère , BTS + Terminale si les programmes ne sont pas maintenus), parfois dans deux voies différentes (générale et technologique) ; et en même temps à une dégradation, bien souvent, des conditions de travail : classes rendues plus chargées par la réforme, alourdissement plus que probable des services (a minima une division supplémentaire) …
La raison eût été (comme pour les autres disciplines d’ailleurs), de nous donner le temps de nous approprier progressivement les nouveaux programmes en en limitant par exemple l’application pour la rentrée à venir à la classe de seconde. Car même s’il va être possible de conserver, transférer, adapter, le chantier reste conséquent, le temps va manquer, et les montures auraient absolument eu besoin d’être respectées et ménagées.
Quel autre axe fort percevez-vous dans les programmes ?
Je dirais la mise en perspective de la littérature et culture antiques d’une part, médiévales, modernes et contemporaines d’autre part : le texte parle « d’horizons réciproques », de « mise en regard », de résonance », de « confrontation », de « mise en relation éclairante » entre les œuvres, ou entre les espaces antiques et contemporains. On est très frappé à la lecture des nouveaux programmes par la récurrence des expressions « monde moderne », « pratique renouvelée », « enjeux contemporains » ; on n’en compte pas moins d’une vingtaine d’occurrences dans le seul préambule de présentation.
Il serait injuste et inexact de dire que les précédents programmes étaient enfermés dans un rapport latino-latin et gréco-grec à la littérature et à la culture. Ils proposaient déjà par exemple de convoquer La Fontaine, Scudéry, Flaubert, Nerval … Mais, d’une part, les œuvres citées étaient rarement récentes, encore moins contemporaines ; et d’autre part elles étaient toujours présentées comme des « prolongements », au caractère donc relativement facultatif (un peu à la manière des prolongements de conclusions), dans une perspective plutôt de reprise et d’héritage. Les nouveaux programmes font, eux, de cette mise en perspective un élément fondamental, un véritable socle. Les candidat.es pourront d’ailleurs choisir, lors de l’épreuve de spécialité de fin de 1ère, de rédiger un court essai confrontant le texte support « avec ceux, antiques, modernes ou contemporains, qu’il a étudiés en cours d’année ou lus de manière personnelle ».
Mettre en perspective les œuvres et cultures antiques, modernes et contemporaines n’est pas un détour habile qui viserait à actualiser artificiellement les premières pour mieux les « faire passer » ; mais plutôt une invitation à aller vers la confrontation des unes avec les autres. Comment la connaissance de l’œuvre passée permet-elle d’éclairer l’œuvre moderne et réciproquement ? et cette confrontation, que nous dit-elle des anciens ? que nous dit-elle de nous-mêmes ? Cette mise en relation exigeante des œuvres est à coup sûr déjà pratiquée dans les classes ; elle se trouve ainsi encore davantage légitimée et trouvera d’ailleurs son illustration dans la réalisation en particulier d’un portfolio.
Pour ma part je me réjouis de l’accent mis sur la contemporanéité de cette confrontation, les programmes citant par exemple Bob Dylan, Simone Veil ou Barak Obama, à l’heure où sur les 15 œuvres inscrites au programme de français de 1ère générale et/ou technologique, a contrario, aucune n’est postérieure à 1983. Les Lettres classiques seraient-elles plus modernes que les Lettres modernes ?
Vous venez d’évoquer la réalisation d’un « portfolio » : de quoi s’agit-il ?
Un autre aspect important des nouveaux programmes est d’accorder davantage d’importance à l’appropriation personnelle des objets d’étude par les élèves, en particulier par l’élaboration d’un portfolio, dispositif inédit, qui les invite à mettre en perspective des œuvres antiques et contemporaines littéraires, iconographiques ou filmiques, françaises ou étrangères, en conduisant leur réflexion « selon des modalités libres faisant appel à l’imagination et à la créativité ».
Ce dispositif offre, à mon avis, un réel espace de liberté aux élèves, accompagné.es dans leurs démarches, surtout au niveau de la classe de 2nde au besoin, par leurs professeur.es. A nous de nous en emparer ; pour ma part j’y vois une heureuse invitation à fouiller, « à sauts et à gambades », dans la matière et l’épaisseur des œuvres, à inventer et à réfléchir, un peu à la manière dont on aurait pu concevoir les carnets de lecture, désormais disparus de l’oral de français.
La formulation de sa mise en œuvre mériterait toutefois sans doute d’en être assouplie : pourquoi imposer un croisement de textes ou un croisement d’œuvres iconographiques ou filmiques ? Un panachage pourrait s’avérer beaucoup plus intéressant. Pourquoi limiter la mise en perspective à deux œuvres ? L’analyse d’un palimpseste plus conséquent pourrait ouvrir des pistes de réflexion pertinentes. A voir.
On entend souvent tenir sur les langues anciennes de grands discours sur leur importance, sur la nécessité de « sauver » leur enseignement : ces discours vous semblent-ils en accord avec la place réservée aux LCA dans la réforme en cours du lycée ?
Les précédents programmes de français invitaient de manière explicite et précise à compléter l’étude de plusieurs objets d’étude par des textes et documents en relation avec les L.C.A : les nouveaux programmes se contentent dans la seule présentation générale d’une vague incitation à proposer en lecture cursive ou complémentaire les textes de l’Antiquité. Quant à nourrir le descriptif de français d’éléments empruntés au portfolio, comme le suggèrent les programmes de L.C.A, cela risque de faire long feu vu les modalités de l’entretien. Exit donc l’interaction entre les L.C.A et le français…
En revanche, les L.C.A ont obtenu la création d’un enseignement de spécialité ; c’est un signal symboliquement fort et indiscutablement positif. Mais restons lucides : combien d’établissements pourront le proposer ? Combien d’élèves le choisiront en 1ère ? Combien le poursuivront en terminale ? Qui peut avoir aujourd’hui vocation à faire 6 heures de latin par semaine ? N’aurait-il pas été préférable, plutôt, de garantir les conditions d’enseignement de l’option facultative ? Selon la DGESCO 26 % des établissements proposeront cet enseignement de spécialité à la rentrée 2019 contre 13 % actuellement. On s’en réjouit bien évidemment, on s’en étonne aussi tout de même un peu car au niveau local, en tout cas, ce n’est pas tout à fait le ratio : 9 établissement publics pour l’ensemble de l’académie de Rennes, 1 seul sur le réseau de Brest (comprenant Brest, Landerneau, Landivisiau et Morlaix) : inégalité de territoire ? modalités de calcul ? erreur de projection ? … Rendez-vous à la rentrée …
Reste l’option facultative qui concerne la grande majorité des latinistes et hellénistes, valorisée par un « bonus d’exception » qui affecte les points au-dessus de 10 d’un coefficient 3. Mais dans les faits difficile de comprendre et calculer ce que cette bonification va pouvoir représenter. Certain.es parlent d’environ 1% de la note finale, d’autres de bien moins. De l’avis de tous et de toutes, ce sera, de toute façon, nettement moins gratifiant, en raison du nouveau mode de calcul des points, que pour le précédent Bac. Consolons-nous : c’est peu, c’est même très peu, mais au vu du traitement infligé aux autres options facultatives, c’est sans doute mieux que rien … Cela suffira-t-il ?
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Programme d’enseignement optionnel de LCA