Après « Les Dames du bois de Boulogne », réalisé par Robert Bresson [1945], magistrale transposition actualisée du plus célèbre épisode de ‘Jacques le fataliste et son maître’ de Denis Diderot, le cinéaste Emmanuel Mouret s’y attèle pour son premier film en costumes, merveille d’intelligence et de grâce. Brillant adepte des comédies dramatiques contemporaines où raison et sentiments font rarement bon ménage –de « Laissons Lucie faire » en 2000 à « Caprice » en 2015-, notre fin analyste du désordre amoureux s’empare d’un texte majeur du XVIIIème siècle dont il restitue la langue, l’esprit et le climat de l’époque, tout en opérant des transformations notables qui confèrent à son œuvre une étonnante modernité. Par la finesse du script et la subtilité de la mise en scène, le terrible récit de la vengeance de Madame de La Pommeraye délaissée par son séducteur, le Marquis des Arcis, se meut en une histoire cruelle où le triomphe de l’amour chez le libertin se conjugue avec la solitude glacée de l’instigatrice en quête d’émancipation. Ainsi « Mademoiselle de Joncquières », du nom de l’objet du désir, cœur battant de la fiction et autre figure féminine ambivalente, met-il au jour la difficile condition des femmes au Siècle des Lumières et interroge-t-il la mise en danger pour toute amoureuse engagée dans une passion déraisonnable, hier comme aujourd’hui.
Codes sociaux, bonheur précaire
Au fond du plan large, un écrin de verdure aux arbres généreux. D’abord nous ne voyons rien d’autre qu’un paysage lumineux. Puis le mouvement infime et lointain de deux personnages à la démarche élégante et aux tenues raffinées devient perceptible. Comme si le couple surgissait du tableau pour s’avancer vers nous. Comme si une peinture de Watteau prenait vie à la faveur des mots échangés dont nous entendons le doux badinage bien tressé. Face à nous, Madame de La Pommeraye (Cécile de France), jeune veuve retirée dans sa vaste demeure campagnarde, ici en compagnie d’un ami très cher le Marquis des Arcis (Edouard Baer). La première finit par céder à la cour assidue du second, en dépit de la réputation de séducteur de ce dernier et des conseils de prudence d’une amie fidèle (Laure Calamy). Après quelque temps d’un bonheur paisible, rythmée par les longues promenades et les joutes verbales, elle sent que son amant, distrait, s’éloigne. Sur la suggestion de son amie, elle confie au marquis, par ruse, s’être détachée de lui, un mensonge qui conduit l’homme à se découvrir et à faire l’aveu de sa propre indifférence. Dès lors, Madame de La Pommeraye concocte une vengeance machiavélique, en manipulant Madame de Joncquières et sa fille, aristocrates déchues. Un plan d’une logique implacable, propre à ruiner la réputation de l’insatiable libertin et porter atteinte à son honneur.
Sombre dessein, désordre amoureux
A travers la préciosité de la langue –celle de Diderot, retravaillée par le cinéaste et restituée par les interprètes, tous excellents-, les joutes verbales et les ressorts du mystérieux dessein de Madame de La Pommeraye, nous assistons à l’évolution des rapports de forces sentimentaux, aux soubresauts souterrains d’une bataille à fleurets mouchetés. Et, pour les protagonistes, pris en tenaille entre la rigidité des conventions sociales, les apparences de civilité et les pulsations passionnelles, la lutte devient épuisante. Et les cœurs saignent.
A côté des deux (vaillants) combattants de première ligne, habitués à jongler avec les codes de leurs nobles origines, émerge progressivement la figure troublante de Mademoiselle de Joncquières (Alice Isaaz). D’abord silencieuse, les yeux baissés et la mise modeste, elle a la grâce lumineuse émanant d’un portrait peint de la Renaissance italienne. L’opacité demeure sur les motivations de cette pâle et frêle jeune femme tombée dans la prostitution et poussée par une mère (Natalia Dontcheva) prête à tout pour faire le bonheur de sa fille. Le filmage la laisse en retrait, comme si le Marquis était le seul à la voir, à vouloir la posséder, aimanté par sa beauté sans apprêt, son mutisme obstiné et ses refus répétés. La jeune fille discrète finit cependant par envahir tout le cadre au même titre que son nouvel époux, une fois le mariage acté. Jusqu’à l’étalement de sa douleur et l’éclatement de son amour, une fois la supercherie dévoilée par Madame de La Pommeraye. Elle disparaît alors à nouveau dans un hors-champ associé au récit de son envie de mourir jusqu’au pardon accordé par son mari. Et la probabilité d’un amour partagé.
Une promesse de bonheur qui échappe à Madame de La Pommeraye, victorieuse et vaincue. Et qui livre à sa confidente et amie l’assurance d’un apaisement intérieur contredit par le voile de mélancolie affleurant dans son regard clair.
Cœurs complexes, mise en scène harmonieuse
Dilatation du temps accordé à l’écran au personnage de Madame de La Pommeraye, pivot du complot et victime de l’intrigue, invention du personnage de la confidente, incarnation de la raison et de la compassion, apparition tardive dans notre champ de vision de Mademoiselle de Joncquières, cœur battant, âme inquiète, exacerbation jusqu’à l’extrême des passions (changeantes), stylisation des costumes et des décors, suggestion des paysages jusqu’à l’épure. Le cinéaste prend ses libertés par rapport aux partis-pris de narration chers au roman philosophique de Diderot. Il s’affranchit aussi de la mise à nu, dans un noir et blanc presque charbonneux, proposée par Robert Bresson. « Les Dames du bois de Boulogne » transpose en effet l’épisode du roman de Diderot et l’actualise en une tragédie intime où s’entrechoquent les destins des trois personnages principaux avec l’inquiétante Maria Casarès-chevelure et regard sombres, voix grave- à la manœuvre. Une fiction à la noirceur désespérée, illuminée in fine par le retour à la vie (‘Je reste, je lutte’) de la jeune mariée (interprétée par Elina Labourdette) consentant dans un souffle murmurant à rester la femme de l’homme qu’elle a épousé par la ruse. La seule parole de résistance entendue dans tout le cinéma français pendant l’Occupation, selon le cinéaste Jean-Luc Godard !
Chez Emmanuel Mouret, es choix de mise en scène (en particulier la primauté accordée aux amples plans-séquences et le recours parcimonieux aux cadrages sur les frémissements des visages et du regard) alliés à un agencement judicieux des morceaux de musique (sonates, adagios, concertos pour flutes et harpe, menuets) et des compositeurs (Vivaldi, Haendel, Scarlatti, Bach, Bizet…) accentuent l’écart gigantesque entre la civilité apparente, le langage policé et le tumulte sentimental. Au point que ce décalage flagrant et ses ressorts profonds mettent au jour la modernité d’une fiction fortement ancrée cependant dans le siècle qui l’a vue naître.
Nous sommes ainsi, au terme de la bataille, touchés par la douleur contenue de Madame de La Pommeraye, incapable de guérir d’un amour perdu, d’autant que nous percevons la cruauté du destin. Le Marquis conquiert la possibilité du bonheur sur la solitude malheureuse de Madame de La Pommeraye, au profit de Mademoiselle de Joncquières, incarnation surprenante de l’amour partagé. Sous le charme de cette adaptation inspirée, nous ne mesurons pas tout de suite la délicieuse férocité du cinéma d’Emmanuel Mouret. ’Si aucune âme juste ne tente de corriger les hommes, comment espérer une meilleure société ?’, comme le confie Madame de la Pommeraye à son amie. Avec « Mademoiselle de Joncquières, nous savons désormais quel peut être le prix de l’émancipation d’une femme.
Samra Bonvoisin
« Mademoiselle de Joncquières », film d’Emmanuel Mouret-sortie le 12 septembre 2018