Au vu de l’évolution de nos pratiques et des médias de flux et interactifs, il devient de plus en plus urgent de s’interroger sur notre curiosité et sur la place qu’a celle-ci en éducation. Ne sommes-nous pas en train d’étouffer sous l’information ? Ne sommes-nous pas dirigés par des algorithmes qui nous renvoient davantage notre image qu’une porte ouverte sur le monde ? Lorsque l’on interroge des jeunes et des adultes sur leur gestion de leur information on s’aperçoit que l’on restreint souvent celle-ci à un périmètre du déjà connu et qu’on est parfois surpris par des contenus étrangers que l’on peut être tenté de supprimer rapidement. Ainsi nous ne serions pas vraiment curieux, ou en tout cas pas autant que ce que peut laisser voir le tout petit enfant qui découvre le monde, et dont la curiosité semble être un moteur très puissant que nous adultes, parents, éducateurs, sommes prompts à limiter, canaliser, encadrer…
Cultiver la curiosité
Sir Ken Robinson dans cette vidéo éloquente montre que l’éducation traditionnelle étouffe la créativité. Jacques Gonnet dans un livre qui date de 2003 et intitulé « les médias et la curiosité du monde » (Puf) tente de nous montrer l’importance et la fragilité de la curiosité dans l’histoire de la société humaine. Il met en évidence le potentiel de curiosité mis sous nos yeux par des médias de flux qui nous imposent leurs grilles, leurs unes, leurs contenus, qu’on le veuille ou non. Dans le même temps Dominique Cardon (A quoi rêvent les algorithmes, seuil, 2015), en particulier dans ses conférences, nous rappelle que nous sommes souvent encadrés dans nos recherches par des algorithmes qui nous évitent tellement de mauvaise surprise qu’on se demande si l’on peut encore faire preuve de curiosité sur internet.
Examinons au quotidien ce qui se passe. Quand j’écoute la radio, regarde la télévision, lit un journal, je vais avoir tendance à rechercher des propositions de contenus qui me sont proches sur le plan des idées. Cependant la variété de l’offre de ces médias de flux fait qu’inévitablement j’ai des chances de découvrir parfois des contenus nouveaux. On peut faire le test, si l’on est amateur de chansons, de musiques, en écoutant les émissions qui y sont consacrées et qui souvent nous font écouter des artistes ou des œuvres que nous ne connaissons pas. Faire preuve de curiosité, c’est alors, si l’on y trouve un intérêt, d’aller chercher la source et d’explorer à partir de cet extrait, de ce passage, des choses qui me sont inconnues. C’est bien la curiosité qui est stimulée, pour peu qu’on accepte d’entendre l’inattendu, l’inentendu. Cependant je peux être tenté de limiter ces étrangetés en n’allant pas vers des médias dont je connais le style et que je rejette a priori, sans chercher à savoir s’ils peuvent m’ouvrir de nouvelles portes. C’est ce que les « capteurs d’attention » (pour rendre hommage au livre d’Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil 201) tentent de faire au moyen de techniques de manipulation multiples basées aussi bien sur des contenus alléchants que parfois sur des cadeaux d’abonnement ou autres récompenses.
Internet : Une fenêtre seulement entr’ouverte
Poursuivons notre analyse et regardons ce que nous faisons sur les médias interactifs qui sont fortement gouvernés par des algorithmes qui nous limitent dans nos « évasions curieuses ». Le plus souvent nous nous contentons des premières réponses, des premières propositions. L’observation des pratiques des élèves et des étudiants confirme aussi cette tendance. D’ailleurs on s’aperçoit que le niveau de maîtrise qu’il faut avoir pour aller vers des contenus inconnus est suffisamment élevé pour dissuader l’utilisateur pressé et peu au fait des techniques. En fait, il semble qu’Internet, dont on sait la richesse et la variété des contenus, se soit organisé avec des instruments qui tentent d’abord de nous faciliter la vie et pas de nous ouvrir à l’inattendu, à l’imprévu. On pourrait rêver à un moteur de recherche dont la principale vertu serait de nous ouvrir à partir de nos requêtes à des thématiques proches, genre de « zone proximal de développement » cognitif. Ainsi notre curiosité serait stimulée, suscitée à chacune de nos visite et requête. C’est plutôt l’inverse qui se produit surtout quand les messages publicitaires s’en mêlent.
Comment développer la curiosité ? Dans une éducation qui se veut ouverte et curieuse, chaque moyen de découverte d’un ailleurs doit être sollicité, à la maison comme à l’école. Si les médias de flux terminent en quelque sorte leur règne, ils ont au moins eu le mérite d’ouvrir une fenêtre sur le monde, malgré les nombreuses tentatives de limiter sa taille. Le mythe du numérique et d’Internet c’est de faire croire à la fenêtre ouverte alors qu’elle est seulement entr’ouverte. Des exercices de curiosité, un travail de sérendipité, pourraient être bienvenus. Certes les éducateurs, les enseignants qui s’y risqueraient pourraient en être déstabilisés. Mais ce serait au prix de découvertes si riches et si passionnantes que l’on pourrait offrir à chaque élève, chaque jeune l’envie de pousser cette fenêtre entrouverte. Dans la classe les occasions de rechercher de l’information devraient être l’occasion de favoriser cette exploration, plutôt que d’inviter seulement à recherche la bonne réponse. Les TPE ont été construits dans cet esprit. Gardent-ils encore, scolarisés qu’ils sont devenus, cette base méthodologique qu’ils avaient insufflée à leur création ?
Pourquoi donc développer la curiosité alors qu’on est si bien avec notre environnement personnel si rassurant ? Parce que l’histoire de l’humanité a montré la force des rencontres inattendues, des échanges et des partages, pour construire nos sociétés. Certes elle a aussi montré que rapidement la barbarie peut s’installer et la tentation de la rencontre se transformer en tentation de domination, le XXe siècle a laissé des traces dramatiques de cela. Parce que la curiosité n’est pas qu’une attitude cognitive, c’est aussi une posture philosophique. Ou plutôt une conviction que l’humain ne peut rester humain que s’il s’engage résolument vers l’autre et sa différence. Les envie d’eugénismes ne cessent de revenir à la surface et elles sont le signe de refus de la curiosité et de la préférence pour le même. Et Jacques Gonnet de conclure son livre par « le problème ce n’est pas les médias c’est l’homme ».
Bruno Devauchelle