« Je pense que l’éclectisme est un élément qui peut me définir, ce qu’on ne manque pas de me retourner en me disant que je me disperse. J’estime au contraire que c’est la marque d’un esprit curieux, qui me semble (devoir) être l’une des caractéristiques de tout enseignant qui se respecte. »
Poursuivons notre série de portraits de profs. Aujourd’hui Frédéric Stévenot.
Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
J’enseigne l’histoire-géographie au lycée Paul-Claudel, à Laon. Après des études d’Histoire à Reims, et avoir été attaché territorial au Conseil général de l’Aisne (un peu plus d’une année), j’exerce depuis 1989. J’étais alors maître-auxiliaire et je préparais le CAPES externe, que j’ai réussi. Sur l’insistance de Gérard Dorel, alors inspecteur général venu dans ma classe, je me suis résolu à passer l’agrégation interne, que j’ai notamment préparée avec un internaute de la Nièvre que j’ai rencontré par ce biais, Stéphane Prodoscimi, et deux autres amis.
G. Dorel avait apprécié le travail que j’avais développé : il s’agissait d’une approche des marais du Laonnois, en croisant l’histoire, la géographie, mais aussi les lettres et la SVT, ce qui a nécessité de mobiliser plusieurs collègues, un géographe du CNRS spécialisé sur la question, les services départementaux de l’agriculture, etc. Un travail lourd, dans son organisation, mais qui a permis aux élèves (des Premières) de comprendre cet espace particulier et complexe, sur quoi ils avaient un a priori négatif (des moustiques, etc.).
On m’a aussi confié une mission éducative aux Archives départementales de l’Aisne, que j’ai occupé huit ans, ce qui m’a permis de mieux connaître le département, de travailler avec des collègues du primaire et du secondaire sur des thèmes très divers : les guerres mondiales, mais aussi l’épidémie de choléra de 1832, l’enseignement au Familistère de Guise, les transports au XIXe s., la forêt (les « hayes ») comme élément militaire sous l’Ancien Régime, etc.
J’ai aussi été appelé à l’antenne IUFM de Laon pour participer à la formation initiale et continue d’enseignants du premier degré, ce qui m’a ouvert à des méthodes pédagogiques (Freinet…) et une approche pluridisciplinaire des programmes trop délaissées dans le secondaire, par méconnaissance ou par les contraintes fonctionnelles (le fait d’être spécialisé dans une ou deux disciplines n’y aide pas).
Enfin, j’ai assuré très brièvement un enseignement à la maison d’arrêt de Laon, avec un public sympathique, mais des effectifs très fluctuants, ce qui empêché d’envisager les choses sur un terme relativement long.
Mon parcours m’a donc permis d’avoir un regard sur l’ensemble des cycles, de la maternelle à la Terminale, y compris l’enseignement supérieur.
Outre cela, quand il me reste un peu de temps, je fais (trop peu) d’ULM et du vélo (davantage). J’ai d’ailleurs passé une certification, il y a quatre ans, qui m’a permis de mettre sur pieds une préparation au BIA (brevet d’initiation à l’aéronautique) avec deux autres établissements de Laon. Et pour ce qui est du vélo, j’ai organisé une approche sensible du Chemin des Dames avec mes Premières. Utiliser un véhicule à moteur, pourquoi pas ; mais le vélo permet de s’arrêter très souvent, de circuler en toute sécurité à une vitesse qui permet de mieux voir les choses, de les sentir, de les entendre : tous les sens sont mobilisés. Cela nous a permis d’appréhender l’organisation de ce secteur du point de vue géographique, mais aussi, évidemment, historique. Les élèves ont constitué un dossier numérique à partir des notes et des photographies qu’ils ont prises en cours de route ; ceux qui sont restés au lycée en ont fait autant, mais à partir d’une documentation qu’ils ont rassemblée au CDI. Et cela nous sert désormais : on a pu travailler sur les enjeux liés au Center Parcs de l’Ailette, en allant jusqu’à réaliser un schéma cartographique. Le numérique et le vélo, ça peut fonctionner ensemble.
En tant que correspondant départemental, je participe aussi aux enquêtes de l’IHTP (très modérément) et du « Maitron » (depuis plus de quinze ans) : j’ai été beaucoup plus actif dans le cadre du travail qui a conduit à l’édition du Dictionnaire des fusillés, qui a paru en mai dernier.
J’ai encore d’autres activités (cinéphilie ; je lis beaucoup, etc.) et une famille, mais je m’arrêterais à ce point.
Je pense que l’éclectisme est un élément qui peut me définir, ce qu’on ne manque pas de me retourner en me disant que je me disperse. J’estime au contraire que c’est la marque d’un esprit curieux, qui me semble (devoir) être l’une des caractéristiques de tout enseignant qui se respecte.
J’ai conscience d’avoir une grande activité, ce qui relève peut-être d’une certaine aliénation : je préfère me dire que j’ai un éventail de passions assez développé, ce qui me rassure… Et puis, beaucoup de personnes, parmi celles que je fréquente chez les Clionautes ou en dehors de l’Éducation nationale, sont investis à ce point.
Je vous (cyber) connais depuis quelques années, par vos contributions sur la liste et sur le site des Clionautes et par votre site Web http://claudelhg.free.fr. Pouvez-vous nous parler de votre façon d’utiliser Internet et les réseaux sociaux dans votre pratique professionnelle ?
Nous nous sommes effectivement croisés au FIG de Saint-Dié, mais cela remonte à 2001 ou 2002. À ce moment-là, mon lycée venait d’être connecté à l’Internet (vers 1997-1998), et je m’étais initié tant bien que mal, bien aidé en cela par les Clionautes que j’ai découverts très vite. Et c’est tout un « champ des possibles » (pour faire l’intéressant…) qui s’ouvrait alors : des données statistiques, des cartes, des documents en tout genre tels que je n’avais jamais osé en rêver, et toute une foule de personnes prêtes à s’entraider.
J’avais alors une certaine expérience informatique depuis assez longtemps. En 1988, j’ai commencé à travailler sur un Macintosh SE (un écran de 9’’ et un disque dur de 40 Mo…), et j’ai continué avec ce genre d’outil, ne parvenant pas à comprendre la logique selon laquelle fonctionnaient les PC, probablement conçus par des pervers qui tenaient absolument à rendre compliqué ce qui était si simple avec un Mac : cela a heureusement bien changé. Cela m’a permis de concevoir avec le programme HyperCard un petit jeu à l’intention de mes Troisièmes, destinés à les aider à réviser : un QCM avec quelques dessins, du son, et un barème.
J’avais aussi découvert Linux, qui me semblait très prometteur, mais qui ne fonctionnait alors pas sur un Mac : je l’ai laissé de côté pour retrouver ce système d’exploitation plus tard. L’Internet m’a aussi permis de découvrir qu’il existait des logiciels libres, ce qui m’a immédiatement intéressé : des enseignants avaient par exemple développé des programmes pour faire des cartes (on touche là à l’une de mes marottes, mais j’y reviendrai).
En 2001-2002, Gilles Fumey, alors IPR, m’a confié l’administration du site d’histoire-géographie (et éducation civique) de l’académie d’Amiens, avec pour mission de le repenser complètement. J’ai en effet trouvé un site dit « statique », formé par une collection de pages en html reliées entre elles par des hyperliens, mais peu homogènes. Il n’y a rien à blâmer : c’était la façon de faire à l’époque (et qu’on retrouve parfois aujourd’hui encore…). Mais c’était une pratique qui ne correspondait pas à mes aspirations. En cherchant un peu, j’ai découvert un système alternatif qui me paraissait plus souple et plus intéressant : SPIP, un logiciel libre, justement. Je me suis formé par mes propres moyens (les services du rectorat ne pouvaient pas répondre à ma demande), en lisant beaucoup, en discutant avec d’autres enseignants qui l’utilisaient déjà (notamment au sein d’une association qui existait alors à Soissons, PSIL — Pays soissonnais logiciels libres — que j’ai rejoint), en cherchant à résoudre chaque problème (et il y en a eu beaucoup, du fait de mon inexpérience) les uns après les autres, de telle sorte que j’ai pu acquérir une maîtrise suffisante de cet outil. Mais cela s’est fait au prix d’un investissement très important : je n’ai absolument pas compté mes heures ; le rectorat non plus, d’ailleurs…
Ce faisant, le site académique est rapidement devenu l’un des plus consultés du pays (j’en ai été le premier surpris), ce qui devait peut-être à sa structure dite « dynamique » (pour résumer, le modèle des pages — le « squelette » — reste en place, et seuls le texte et les illustrations changent), et surtout au contenu fourni par des collègues qui rendaient compte de leur propre expérience. J’avais rencontré l’équipe de La Durance, aux Rendez-vous de Blois (2002), qui m’avait permis de mesurer concrètement la notoriété du site : on le consultait en Provence, et, surtout, on l’appréciait. Moi qui lisait très régulièrement cette revue en ligne, très prolixe, j’ai été ravi des compliments. Porté par les encouragements et tout ce que me fournissaient les collègues de l’académie, j’ai poursuivi mon travail pour améliorer le site constamment. Les services du rectorat ont d’ailleurs généralisé SPIP pour l’ensemble des sites disciplinaires, mais n’ont pas tardé à en retirer la gestion technique à ceux qui les administraient, pour des raisons de sécurité. C’était me retirer tout le plaisir que j’avais eu jusque là, et sans un mot de remerciement. Peu après cette rentrée, j’ai appris qu’on cherchait quelqu’un d’autre pour me succéder, sans même avoir consulté. Après m’être autant investi (et à l’excès…), j’en ai conçu une grande amertume (euphémisme poli…).
Pour parvenir à mieux maîtriser SPIP, j’ai conçu un site pédagogique personnel à l’usage de mes élèves (et les autres qui voudraient l’utiliser). Je m’en sers (de moins en moins, à vrai dire) pour y déposer des documents utilisés en cours ou destinés à le prolonger, des corrections d’évaluation, des tutoriels, des QCM (à titre expérimental), des liens vers des « podcasts » que j’avais réalisés (toujours à titre expérimental) pour les élèves les plus en difficulté. Cela leur permet de retrouver hors de la classe, à un moment qu’ils choisissent, le cours avec les documents ou un point particulier (comment fonctionne un régime parlementaire), mais avec la possibilité de l’interrompre, de revenir en arrière (ce qu’on fait difficilement en cours, faute de temps), répéter la séquence, etc. Le QCM était conçu pour s’auto-évaluer. L’idée sous-jacente était d’entrer dans la pédagogie inversée, mais cela n’a pas pris, pour différentes raisons.
Les compétences acquises n’ont toutefois pas été perdues, même si je regrette qu’elles n’aient pas été utilisées davantage. J’ai pu concevoir et animé des stages, rejoindre le groupe des TRAAM (travaux académiques mutualisés), mais sans jamais pouvoir rejoindre le groupe de formation continue, ce que j’aurais pourtant souhaité. L’un des thèmes était souvent la cartographie assistée par ordinateur, à laquelle des collègues voulaient que je les initie. J’ai également réaliser quelques tutoriels sur l’utilisation de logiciels libres, notamment sur le module développé par Gilles Badufle, OOoHG, réalisé pour OpenOffice.org, à l’origine (d’où le « OOo »), même si je suis passé à LibreOffice dès que cela a été possible. Avec cet outil, simple à utiliser, il devenait possible de faire des croquis d’une grande qualité, et, surtout, les élèves pouvaient se l’approprier rapidement. Un peu plus tard, j’ai découvert GeOOo, un autre module qui offre la possibilité de faire des cartes thématiques à partir d’une base de données statistiques. Rien qu’avec ces deux modules, et avec les outils de dessin de LibreOffice, on peut désormais réaliser très facilement des objets cartographiques d’une qualité équivalente à celle des manuels, mais surtout, ils peuvent être actualisés. Un planisphère avec le PIB ? Facile ! On va chercher les données dans le rapport annuel de la Banque mondiale, de l’OCDE ou autre ; on les rapatrie dans un feuille de tableur ; on ouvre GeOOo, et c’est fait en quelques minutes.
Et il y a d’autres logiciels aussi aisés à utiliser, comme uMap ou ABC-Maps (libres et gratuits), que j’ai présentés sur le site des Clionautes. Il y a quelques années, j’ai voulu faire travailler des élèves sur le parcours d’un régiment en 1914-1918. Il se trouve que le lycée Paul-Claudel a été construit sur les ruines d’une caserne qui a été détruite en 1917. L’idée était de dépouiller les journaux de marche, à partir du site « Mémoires des hommes », de bâtir une chronologie des étapes effectuées, et de cartographier le tout. À ce moment-là, je n’avais pas d’autre possibilité que d’utiliser Google Maps (non libre, mais tant pis), même si le nombre de points était limité, ce qui obligeait à concevoir plusieurs cartes et donc à perdre une vue sur l’ensemble de la guerre. Depuis, uMap et ABC-Maps permettent de réaliser ce travail, exactement comme je le souhaitais alors ; je ne l’ai pas repris, mais l’envie me reprendra bien un jour ou l’autre.
Il existe des logiciels plus perfectionnés, comme « R », que j’ai présenté sur le site des Clionautes, qui permet d’exploiter des données statistiques sous la forme de graphiques et de cartes. L’initiation demande cependant un investissement relativement important, que je ne peux pas me permettre de fournir en ce moment.
De temps en temps, quand cela s’y prête, mes élèves utilisent leur smartphone (ce dont je suis personnellement dépourvu, mais sans en ignorer quelques utilisations). C’est assez limité pour l’instant, mais je pense qu’on a un outil qui peut être intéressant dans un contexte pédagogique précis, ce qui est un principe d’ailleurs valable pour tout : l’outil ou la méthode-à-tout-faire n’existe pas. On peut donner un dossier documentaire aux élèves, et les délaisser pendant une heure : on a l’impression qu’ils travaillent en autonomie, mais quel est l’intérêt de les faire travailler sur un ordinateur, et à quoi sert l’enseignant ?
En début d’année, par exemple, je demande à chacun de m’adresser un mail pour que je puisse récupérer l’adresse : cela me permet de donner des informations, de faire des rappels, d’apporter des précisions, etc. Le message reçu, j’en informe directement son expéditeur. Lors d’une initiation à la prise de notes ou un travail cartographique, je demande aux élèves de photographier leur production ; on la transfère sur mon ordinateur (par le biais d’un simple câble USB ou en WiFi, mon portable servant alors de borne temporaire) ; j’en projette quelques exemples à partir desquels on détermine les éléments positifs et ce qui reste à améliorer. Cela nous permet, ensemble, de mieux cerner les critères qui font une prise de notes efficace ou un bon croquis. Enfin, le smartphone peut remplir certaines fonctionnalités du TBI (que je n’ai jamais réussi à trouver satisfaisant, faute de correspondre à mes besoins, ce qui surprend mes collègues) : lors de la réalisation d’un croquis d’interprétation sur le tableau blanc, avec de vrais feutres, il est possible d’en photographier le résultat et de le revoir chez soi. La limite de ce genre d’utilisation tient à la taille du cliché et à sa qualité.
En revanche, les smartphones ont servi avec plus d’efficacité comme appareils de prises de vue (photos, petits films) ou enregistreur sonore lors de notre expédition cycliste sur le Chemin des Dames.
Pour mon usage personnel, j’utilise LaTeX, un programme qui permet d’obtenir des documents d’une très qualité typographique. Je l’utilise notamment pour les documents, les évaluations que je donne aux élèves, mais il peut très bien servir aux rapports de TPE, par exemple, au courrier, à faire des CV, etc. Il y a un stage annuel à l’IUT de Dunkerque pour qui voudrait le découvrir. En ce moment, je cherche à m’initier à Emacs, qui permet de réaliser énormément de tâches : organiser son travail, gérer ses messages électroniques, écrire en LaTeX, etc. Un vrai couteau suisse…
Pour ce qui est des réseaux sociaux, j’ai tenté l’expérience avec une classe dont les élèves rechignaient à consulter régulièrement leur messagerie électronique. On est donc passé à Facebook, mais j’ai rapidement découvert que les élèves pouvaient bloquer mes informations. Ceux qui me suivaient sur Facebook consultaient mes mails étaient ceux qui relevaient leurs mails : c’était travailler deux fois plus pour un gain nul. De plus, l’utilisation de ce genre de moyen de communication ne m’était pas apparu très intuitif (l’âge, peut-être…) : ce sont les raisons principales qui m’ont fait l’abandonner. L’ENT et les mails (que l’on peut maintenant consultés sur smartphone) suffisent à mon bonheur, et m’occupent suffisamment.
Cette année, dans le cadre des TRAAM, j’expérimente le webdocumentaire dans un enseignement d’exploration en Seconde que je partage avec mon collègue de Lettre, Sébastien Lemerle. Nous avons voulu profiter du thème du concours national de la Résistance et de la Déportation et faire travailler notre groupe sur la question « Résister par la poésie ». Les élèves ont sélectionné et analysé un poème, choisi dans une sélection qui leur était proposée ; nous sommes en train de les enregistrer (avec Audacity) ; nous placerons l’enregistrement dans un document créé avec Scenari (module Webdoc), avec une notice biographique, des éléments graphiques, etc.
Et les Clionautes ?
Comme je l’ai dit plus haut, j’ai découvert l’existence des Clionautes assez rapidement, à la fin des années 1990, dès que le lycée a pu être relié au réseau Internet. Je me suis donc abonné à la liste de diffusion (c’est probablement mon premier abonnement de ce genre), d’une expression très libre, très prolifique aussi, et même excessive compte tenu du nombre de mails quotidiens. Bref, une organisation très dynamique, ce qui n’était pas pour me déplaire. Mais j’avais l’occasion d’échanger ou de suivre les échanges sur des points de connaissance, d’actualité ou de pédagogie, de demander des conseils et d’y répondre. C’est là que j’ai compris la notion de « métrique » utilisé par Jacques Lévy : pour résumer grossièrement, on peut davantage être relié à des gens très éloignés, et très mal avec ceux qui sont à proximité
J’ai dû prendre du recul en raison du trop grand nombre de messages à lire, mais aussi parce que je m’investissais dans la préparation à l’agrégation. J’ai à nouveau contribué, notamment avec quelques comptes rendus, mais, pris par d’autres activités, j’ai dû délaisser les Clionautes pendant quelques années.
Je me suis à nouveau abonné à la liste il y a une année environ. J’ai constaté que l’association était dans une phase très dynamique et intéressante, qui ne demandait qu’être amplifiée. Cette fois, j’ai adhéré et j’ai rejoint le comité exécutif. Je me suis investi dans des comptes rendus, des tutoriels et des présentations de logiciels. Ce qui m’a fortement intéressé, c’est la faculté laissée à chacun de pouvoir développer son projet : on a envie de faire quelque chose ? On le fait. C’est ainsi que j’ai également été à l’origine (avec d’autres) d’une réflexion sur le projet de programmes de collège, ce qui a abouti à une contre-proposition que nous avons diffusée. Cela est d’autant plus intéressant que ce travail a été réalisé de façon collaborative, sur la base d’un document partagé (un framapad) que chacun a pu compléter et amendé. C’est d’ailleurs un outil que j’utilise avec mes élèves. Avec moins de bonheur, j’ai lancé une autre réflexion sur un enseignement de la géo-histoire ; mais l’idée n’est pas abandonnée pour autant.
Cela démontre la liberté d’action dont les membres des Clionautes disposent. Si quelqu’un a un projet, il peut le développer.
Pouvez-vous nous dire, pour finir, comment vous concevez l’enseignement de l’histoire-géographie dans le secondaire ?
Après avoir autant développé les questions précédentes, je peux maintenant être plus bref, quitte à tomber dans des banalités tant il me semble que beaucoup d’enseignants ont des vues très similaires aux miennes.
En vingt-six ans d’enseignement, les choses ont énormément évolué dans les lycées (je connais beaucoup moins bien les collèges). Si l’introduction des outils numériques n’y a pas peu contribué, les mutations du public constitué par les élèves et les aspirations des enseignants ont beaucoup compté dans ce mouvement. Le cours magistral avec très peu d’interactions, tel que j’avais pu l’avoir quand j’étais lycéen, est définitivement mort : certains peuvent le regretter, mais c’est ainsi. Cette formule peut être un cours « dialogué », ce qui signifie que l’élève intervient spontanément (quitte à s’y autoriser) pour poser une question, s’étonner, faire une réflexion, intéressante ou pas. Autrement dit, il devient réellement actif : il s’intéresse ; il s’investit. L’enseignement dispensé doit alors permettre de répondre à ces sollicitations (qu’il faut encadrer), mais aussi motiver les élèves qui ne le sont pas suffisamment, ceux qui sont passifs ou complètement désintéressés (une hétérogénéité qui est une autre marque de l’évolution constatée)
Et le seul moyen consiste à avoir une pédagogie dite « active ». Cela commence par l’utilisation de documents dans les manuels, photocopiés ou projetés, que les élèves travaillent à l’aide de consignes. Peu à peu, ils doivent acquérir une certaine autonomie, que ce soit vis-à-vis du discours tenu (d’où l’intérêt d’être initié à la prise de notes) ou des méthodes d’approche des documents. Tout cela est profondément guidé par les exercices du baccalauréat, auxquels je prépare les élèves progressivement à partir de la Seconde. Mais au-delà de cette seule contingence, qui mobilise trop d’énergie à mon avis telle qu’elle est actuellement conçue et perçue par les élèves et leurs parents, il y a un objectif culturel, à savoir mieux comprendre le monde dans lequel on est, et donc avoir des clés d’explication. J’ai constaté (comme beaucoup d’autres) que les élèves connaissaient assez mal leur propre région : je ne parle même pas de la Picardie, mais du Laonnois. Ils y circulent, mais je n’ai pas l’impression qu’ils aient des repères faisant réellement sens, qu’ils soient géographiques ou autres. Ainsi, l’expédition à vélo que nous avons faite sur le Chemin des Dames a permis à la plupart de découvrir un secteur géographique autrement : ce n’était qu’un banal paysage jusque là, que l’on apprécie seulement d’un point de vue esthétique. Maintenant, ils ont quelques éléments de connaissance pour mieux en saisir les subtilités, comprendre les différences dans l’architecture, dans la répartition des activités, et ce qui contribue à les expliquer. Ils perçoivent mieux ce qu’on entend par « atouts » et par « contraintes », sans tomber dans le déterminisme géographique, car l’homme dispose d’une marge d’intervention non négligeable.
Je pense que ce genre de sortie, très économique, très soucieuse de l’environnement (c’est de circonstance, avec la COP21), qui demande quelques efforts physiques (mais qu’on peut gérer assez facilement), est quelque chose qui mériterait d’être développé. Cela demande un peu de temps et surtout une réflexion sur les retombées pédagogiques et les parties du programme que l’on peut travailler. Mais on développe son propre parcours, qui correspond à ses propres besoins : on est loin des formules touristiques prêtes à êtres consommées vendues par les agences, qu’on ne maîtrise pas. Je vois cela comme une facilité qui n’a guère d’intérêt, sinon économique (mais l’enseignement a-t-il vocation à être un débouché de ce type ?) : à quoi sert alors l’enseignant ?
Au-delà, comprendre son propre environnement, c’est aussi pouvoir se l’approprier et pouvoir y intervenir : cela me paraît essentiel pour des citoyens en gestation, qui doivent être formés à avoir un recul critique. La géographie et l’histoire répondent alors à un besoin social indispensable, même si les élèves n’en ont pas forcément conscience.
Enfin, j’ai montré la place qu’occupent les outils numériques dans ma pratique et celle de mes élèves. Cela facilite les choses, les accélère, permet d’obtenir une certaine qualité, autorise à se tromper. Mais cela demande un investissement de la part des enseignants et des élèves, à la fois pour maîtriser la partie technique, et aussi pour réfléchir à ce l’on fait et ce que l’on obtient. Il est de bon ton d’imaginer les adolescents comme des êtres particuliers, pour qui l’informatique n’a pas de secret : la fameuse « génération Y ». C’est un raccourci trompeur : si les instruments sont très répandus, il n’empêche qu’il faut être initié à leur manipulation et sensibilisé aux enjeux. De la même façon, tout le monde n’est pas équipé : la « fracture » numérique existe encore. Il s’agit d’éviter de créer des discriminations, mais aussi d’encourager à avoir le matériel du dernier cri.
Propos recueillis par Jean-Pierre Meyniac
Le site de Frédéric pour ses élèves de Laon.