Que signifie la réussite pour une jeune métisse chanteuse de Hip-Hop ? La concrétisation illusoire d’un ‘rêve américain’ ? La construction de soi à travers le lien avec les autres dans la réalité française ? Né dans une famille ouvrière de la banlieue parisienne, Pascal Tessaud, réalisateur de nombreux documentaires sur des thèmes sociaux ou musicaux, sait de quoi il parle et quels sujets il aime filmer. Pas question de céder aux clichés ni d’alimenter les fantasmes d’adolescents aux repères incertains. Avec « Brooklyn », son premier long métrage (qu’il a également écrit et produit), il esquisse, en une forme d’apparence brute et chaotique, le portrait mouvant et musical de son héroïne butée, à la conquête d’une reconnaissance artistique et d’une indépendance existentielle. Un film ‘guérilla’, faisant fi des codes dominants, une fiction ‘manifeste’ portée par la rage de vivre d’une jeune française qui trace sa route.
Coralie, boule d’énergie
Visage expressif à la peau mate et aux grands yeux mobiles, entouré d’une chevelure noire aux multiples nattes tressés, buste droit, Coralie avance à toute vitesse au milieu des bruits de la ville. Venue de Suisse, la jeunesse métisse aux origines mêlées, n’a pas de temps à perdre. A Saint-Denis, elle trouve rapidement un travail (ménage et cuisine dans une association dédiée à la musique), un logement (une chambre à loyer modeste en échange des courses à faire pour la propriétaire). Au cours d’une soirée ‘slam’, Coralie (chanteuse, sous le nom de Brooklyn, de Hip-Hop, sa passion) poussée sur la scène, vainc ses réticences et emballe les spectateurs. Parmi eux, Issa, rappeur et ‘star’ du coin, est immédiatement touché au cœur. Emporté par l’élan de cette fille pressée, la fiction prend, un temps, la figure du classique roman d’apprentissage, avec ses emballements, ses épreuves et ses désillusions. Ce serait sans compter sur la lucidité et la capacité de remise en cause d’une jeune femme fidèle à sa seule vocation, le chant.
Désordres du cœur, flamme du rap
‘Si je te kiffe, tu dois d’autant plus faire gaffe à moi’ assène-t-elle à Issa, amoureux trop fougueux au point de vouloir faire l’amour dès l’échange du premier baiser. Un empressement hâtif qu’elle ne lui pardonnera jamais et qui conduira ce dernier à s’égarer dans des ‘embrouilles, non loin de la traitrise. Brooklyn, quant à elle, en dépit de cette vie sentimentale malheureuse, ne perd jamais le fil de la musique. Un concours de circonstances (le responsable du centre l’entend fredonner textes et musiques qu’elle compose) l’amène à pouvoir entraîner sa voix dans un véritable studio d’enregistrement ; une expérience enrichissante affectivement et musicalement, fort du travail collectif. La dernière séquence est à ce titre particulièrement éclairante : une aspirante chanteuse fait ses premiers essais dans le studio d’enregistrement et Coralie-Brooklyn, dans le rôle de celle qui transmet, l’oriente, la conseille sur l’articulation entre le texte et le rythme par rapport à la musique compte tenu des conditions d’enregistrement. Sobre victoire sur l’adversité et la solitude affective, en une incitation communicative à prendre son destin en main.
Musicalité de la mise en scène, surgissement de vérité
Mine de rien, Pascal Tessaud affiche une grande ambition cinématographique, allant du néo-réalisme à la fiction américaine à caractère social chère aux cinéastes Jim Jarmusch ou Spike Lee. Autrement dit : ‘Insérer une fiction dans une réalité documentaire autour d’une population qu’on voit très peu au cinéma’. Mélange de comédiens et d’acteurs non-professionnels originaires de Saint-Denis, filmage ‘embarqué’ avec de petites caméras numériques, travail d’appropriation collective du texte et de l’histoire par l’ensemble de l’équipe se conjuguent pour donner un style original, nourri de l’expérience de la vie, saisissant de vérité. La mise en scène, remarquable, à travers le montage-éclaté et haché, avec ses ellipses souples et ses brusques embardées- apporte au récit une ligne mélodique à la saveur insolite. Pascal Tessaud réussit en effet à créer une ‘disharmonie imitative’, permettant aux spectateurs d’approcher l’essence du rap, et de comprendre l’engouement de jeunes qui se (re)connaissent dans cette forme d’expression collective. Le jeune cinéaste revendique, avec « Brooklyn », la volonté de ‘montrer la vitalité, l’intelligence, la tolérance d’une jeunesse qui ne supporte plus d’être filmée comme des « cas sociaux »’. Pari tenu.
Samra Bonvoisin
« Brooklyn », film de Pascal Tessaud-sortie le 23 septembre 2015
Sélection de l’ACID (Agence du cinéma indépendant pour sa diffusion), festival de Cannes