Que sont devenus les Indiens, tour à tour ennemis affichés des cow-boys conquérants, puis derniers représentants d’un peuple exterminé par les colons du Nouveau Monde, venus d’Europe ? Alors qu’ils n’ont pas survécu à la disparition du western et à ses avatars contemporains, Chloé Zhao, jeune cinéaste américaine d’origine chinoise, choisit de tourner dans une réserve du Dakota du Sud et transforme quelques jeunes descendants sioux de Crazy Horse et de Sitting Bull en héros fragiles, pris entre appartenance au territoire de leurs ancêtres et rêve ‘américain’ d’émancipation. Il est difficile de résister au charme envoutant de ce premier film oscillant entre réalisme social et épopée lyrique. « Les chansons que mes frères m’ont apprises » dresse en particulier le portrait sensible de Johnny aux prises avec le déterminisme d’un héritage de spoliation et de misère. Le panache avec lequel le jeune garçon indien porte crânement l’attachement aux paysages enivrants de sa terre natale, sa connaissance revendiquée des chevaux, autant que sa soif indomptée de liberté et sa quête amoureuse, nous vont droit au cœur.
Dans la réserve indienne de Pine Ridge
Paysages sauvages, rocheuses escarpées et cieux lointains, souffle du vent, lyrisme de la bande musicale et murmure de la voix dessinent dès les premiers plans les contours, séduisants, d’un territoire géographique (nous sommes dans la réserve indienne de Pine Ridge) et narratif (le ‘héros ‘ nous suggère en ‘off’ comment dompter un cheval sans lui faire perdre son âme). Nous voici au cœur d’une communauté, vivant dans de petites maisons basses isolées les unes des autres posées sur une grande plaine entourée de hautes montagnes. Johnny, qui vient de finir sa scolarité au lycée, caresse le rêve de quitter son pays-et Jashaun, sa jeune et très chère sœur, âgée de 13 ans- pour accompagner sa petite amie, future étudiante à Los Angeles. Un travail à trouver, une ‘terre promise’ à atteindre qui nous apparaissent, pour l’heure, comme des objectifs inatteignables. Johnny, qui cohabite avec sa mère et Jashaun, est trafiquant d’alcool, alors que sévissent prohibition et luttes sanglantes entre bandes pour le partage territorial de la clientèle. De façon dilettante, notre vendeur ‘professionnel’ partage son temps libre entre promenades solitaires à cheval, randonnées en compagnie de ses amoureuses dans les montagnes arides avec baignades dans les eaux calmes de grands lacs silencieux et palabres désinvoltes ou conflits ultraviolents avec d’autres adolescents de son âge.
Destins tracés, avenir bloqué
Le terme de l’année scolaire approche et le professeur (âge mûr, cheveux longs et grisonnants, regard bienveillant) demande à ses élèves nonchalants quels sont leurs projets professionnels. En classe, certains jouent avec un serpent, d’autres avec les pattes velues d’une araignée géante, tous évoquent des devenirs d’éleveurs de taureaux, de spécialistes de rodéos à cheval, de boxeurs ou de propriétaires de ranch. Aucun n’envisage de poursuivre des études à l’université. Johnny lui-même nous est montré pratiquant la boxe et vaincu par KO au terme d’un combat exténuant face à un adversaire beaucoup plus costaud et baraqué que lui, sous l’œil attentif et terrifié de sa petite sœur aimée. Il faut dire que leur famille a de toute façon ‘explosé’ depuis longtemps : leur père les a abandonnés pour vivre avec d’autres femmes au point d’être doté d’une nombreuse progéniture. Le père, inconstant et ivrogne, finit brûlé vif dans l’incendie de leur maison d’enfance, en une issue tragique qu’un frère de Johnny commente en ces termes : ‘il était sorti de nos vies. Il y revient maintenant qu’il est mort’. Pareille réflexion donne la mesure de la ‘malédiction’ qui pèse sur la fragile existence de Johnny et de ses pairs : comment concilier ses diverses appartenances, géographiques, affectives, culturelles, s’arracher à la maudite mythologie sans renier ses origines, comment s’inventer une vie nouvelle sans nécessairement quitter la terre de ses ancêtres ?
Mise en scène affranchie, ode à l’altérité
La réalisatrice, Chloé Zhao, après une enfance en Chine, des études de sciences politiques et de cinéma aux Etats-Unis, et de nombreux voyages de par le monde, sait ce que le ‘déracinement’ veut dire. Elle choisit de vivre pendant quatre ans auprès des Indiens Lakotas avant de situer sa fiction au cœur de la réserve en plaçant devant sa caméra des acteurs non-professionnels, originaires du lieu, taraudée par cette question lancinante : ‘Pourquoi ne partent-ils pas si la vie y est si dure ?’. Loin de tout jugement à l’emporte-pièce, sa mise en scène empathique épouse, en une forme sensible et chaloupée, les errements de Johnny, son arrachement sauvage à l’enfance, son apprentissage violent de l’existence, ses rêves indomptés et la réalité qui les fracasse. Le style emporté, avec ses changements de rythmes, de la douceur fugace aux embardées brutales, de la guitare sèche au violoncelle en passant par le hard rock et les chants traditionnels, laisse entrer le vent des plaines, le souffle des tempêtes, le hennissement des chevaux comme les plaintes des hommes souffrants, épris de liberté. Chloé Zhao, avec l’audace de sa jeunesse, parvient à nous faire partager le pouvoir de séduction d’une terre aux confins illimités et à l’horizon ‘bouché’. Elle rend accessible le désarroi touchant d’un jeune homme, capable de revenir sur la terre où il peut entendre l’écho de sa propre voix après la tentation d’un ailleurs ‘américain’. « Les chansons que mes frères m’ont apprises », premier film d’un commencement dangereux, se métamorphose sous nos yeux en ode à l’altérité, en figuration du destin aventureux d’un jeune Amérindien d’aujourd’hui.
Samra Bonvoisin
« Les chansons que mes frères m’ont apprises », film de Chloé Zhao
Sélections officielles : Festival de Sundance, Festival de Cannes (Quinzaine des Réalisateurs), Festival du cinéma américain de Deauville, 2015
