La lecture du rapport sur la grande pauvreté pose plusieurs questions fort intéressantes dont la plus importante est formulée dans la conclusion : « En 1992, nous l’avons rappelé, était publié un premier rapport « grande pauvreté et réussite scolaire ». Vingt-trois ans après, dans un contexte d’aggravation des inégalités sociales et scolaires, notre mission rend des conclusions finalement très proches de celles de 1992. » Et d’enchaîner sur l’idée que rien ne change. Or entre temps le numérique est arrivé et Internet s’est généralisé. Certes Madame Becchetti Bizot a été auditionnée par le groupe de travail (voir l’interview de la Directrice du Numérique pour l’Education dans ce dossier).
Mais si les questions sur la pauvreté et l’école restent les mêmes, force est de constater que le numérique n’y a pas été traité à la hauteur de la place qu’il occupe aujourd’hui dans la société, non seulement dans l’équipement mais aussi et surtout dans l’obligation de plus en plus grande qui est faite à tous les citoyens d’utiliser de plus en plus les moyens numériques. On a l’impression que le rapport a oublié d’analyser la société telle qu’elle est pour se limiter à l’école et ce qu’elle fait. Même si Madame Becchetti Bizot a bien suggéré, comme rapporté dans les parties qui sont consacré à son intervention, la nécessaire prise en compte de ce phénomène nouveau dans l’espace social, son propos n’a pas été suivi d’autres questionnements qu’il aurait été nécessaire de faire sur le sujet à propos du travail des associations d’éducation populaire dans le domaine ou encore celui des collectivités territoriales avec le développement des EPN (Espaces Publics Numériques) dont on sait aujourd’hui qu’ils jouent un rôle nécessaire par rapport à ces populations en difficultés aussi bien pour leur offrir un accès que pour les accompagner dans leurs pratiques. On nous dira que l’on est loin de l’école, mais n’oublions pas les partenariats et complémentarités entre l’école et le tissu social local pour prendre en compte ces problématiques.
Car l’une des premières caractéristiques de la « grande pauvreté » c’est la localisation sociale, voire l’enfermement social. En d’autres termes les témoignages des personnes dans la grande pauvreté montrent que l’une des caractéristique principale est l’isolement relationnel et parfois la dépendance passive à des médias de flux (cf. L’enquête du Credoc par exemple). Quelle perception du monde peut construire une personne qui n’a pas accès aux moyens de perception les plus répandus ? Même si les travaux sur la pauvreté et les CSP moins montre qu’elles sont presque mieux équipées en matériel numérique que les autres CSP, les enquêtes ne peuvent percevoir la nature de ces équipements et leur usage.
Beaucoup de témoignages recueillis auprès des services sociaux font état de la présence massive d’écrans de grande taille dans les foyers des plus défavorisés, pour peu qu’ils aient un logement fixe. Ce que l’on a pu percevoir et cela depuis longtemps dans les études sur les raisons d’équipement des familles en informatique d’abord et par la suite en numérique sous toutes ses formes, c’est l’image social de soi. Exister socialement c’est posséder et utiliser ces appareils. Si la cour de récréation est un des lieux bien connus de confrontation à ce sujet pour les jeunes (après avoir connu celui de la télévision au début des années 1980) c’est aussi dans les interactions sociales entre adultes que se poursuit cette gestion personnelle d’image de soi. Dès lors que l’habitat devient précaire, voire inexistant ce sont les objets qui disparaissent le plus vite. Certes le téléphone portable parvient parfois à résister à cette exclusion, mais rarement de manière suffisamment opérationnelle. Du coup la grande pauvreté se traduit par une exclusion relationnelle.
La lecture des annexes du rapport permet de comprendre la logique d’étude tenue par les auteurs de ce rapport. Il semble bien que le regard sur la grande pauvreté ait oublié, en partie, que le numérique s’est installé dans le paysage et qu’il est générateur de nouvelles formes de pauvretés d’une part et qu’il en amplifie d’autres déjà présentes d’autre part. En oubliant cela, car centré sur le système scolaire et éducatif, ce rapport semble confirmer une interrogation de plus en plus vive : les analystes de l’école peuvent-ils aller voir en dehors de l’école pour penser les questions qui se posent à la société qui vient ?
Si une partie du rapport est consacré aux parents on en sent vite les limites. Pour ce type de travail, difficile de sortir du point de vue académique pour adopter un autre regard. Car le point de vue social, non scolaire sur l’école et son rapport à la grande pauvreté aurait sûrement complété celui-ci. Et l’interrogation des familles les plus défavorisées, hors prisme scolaire, aurait probablement pu révéler la place prise par le numérique dans la société, dans l’insertion sociale actuelle et donc renforcé la nécessité pour le monde scolaire d’interroger tous les volontarismes et plans numériques sous cet angle : accès aux ENT, tablettes, smartphone et autres BYOD sont désormais dans le paysage quotidien ! Mais de quelle population et pour quel projet de société ?
Bruno Devauchelle