Encore un film de banlieue sur la jeunesse difficile en mal d’intégration ? Une version féminine et contemporaine de « La Haine » de Mathieu Kassovitz [1995] ? Vous n’y êtes pas du tout ! A rebours des images convenues et des idées reçues, Céline Sciamma nous entraîne dans le sillage tonitruant de sa « Bande de filles », sur le chemin d’émancipation parcouru par une héroïne rétive à toute assignation identitaire. Entre les virées collectives des quatre amies blacks bourrées d’énergie et les mises à l’épreuve des fragilités intimes, émerge, dans le scintillement de la nuit aux séductions dangereuses, dans le jour blafard barré d’interdits, le dur roman d’apprentissage d’une jeune fille d’aujourd’hui. La jeune réalisatrice, balayant l’instantané naturaliste ou l’interprétation sociologique, livre ici le portrait à la fois radical et réaliste, dansant et lyrique d’une jeunesse française qui n’est pas prête à renoncer à ses rêves. En embarquant les spectateurs dans l’aventure singulière de ces rebelles noires, elle ouvre à la fiction un nouveau territoire et signe un grand film universel, éminemment politique.
Pouvoir du groupe, force de l’amitié
L’ouverture de « Bande de filles » a de quoi dérouter : filmés au ralenti, des plans serrés cadrant des sportifs casqués et harnachés en pleine activité, du football américain. Bientôt nous nous rendons compte qu’il s’agit de filles, noires en majorité, ne ménageant ni leur souffle ni leur force. De retour au vestiaire, les bourrades, les vannes et les rires fusent et se poursuivent dans la rue, une fois les uniformes de combat enlevés, les filles cheminant dans la pénombre. Au fur et à mesure que le groupe se désagrège –chaque fille se séparant des autres pour regagner son domicile-, les éclats de voix diminuent, s’amenuisent jusqu’au passage silencieux non loin des garçons assis en groupe dans les ténèbres de la cité. De la passion partagée ailleurs (le foot) à l’isolement imposé (le quartier, ses codes), un atterrissage ‘bétonné’ dont nous saisissons la brutalité.
Marième, 16 ans, au moment où nous la découvrons, éprouve seule la violence des interdits. Elève en échec scolaire à qui le passage en seconde générale est refusé, elle remplace bon mal an une mère, absorbée par les sales boulots, auprès de ses petites sœurs et tente d’échapper aux coups du grand frère hostile à toute expression du désir chez cette fille qui grandit. Timide et réservée, Marième aura besoin de la rencontre fracassante avec une bande de filles délurées pour commencer à respirer, à oser. Oser prendre le prénom de Vic [comme Victory], par exemple. Une fois posés les problèmes auxquels l’héroïne et ses trois acolytes (Lady la meneuse, Adiatou la ‘déconneuse’ et Lily la taiseuse) veulent échapper, les règles de la société, les lois de la cité, la religion demeurent la plupart du temps hors champ. Et les univers, imaginaires ou réels, propres au groupe de copines, envahissent le cadre, prennent à l’écran toute leur place, encombrante, clinquante, turbulente, comme dans l’expérience et la métamorphose de Vic. Les affranchies au franc parler et au corps délié, n’ont font qu’à leur tête, pensent-elles : elles dansent comme des dingues, se battent comme des garçons, chantent à gorge déployée en un déhanchement chaloupé sur ‘Diamonds ‘, le tube de Rihanna.
Flux et reflux de l’énergie
Les princesses blacks, fans de ‘fringues’ stylées et de looks décalés, ont beau avoir une pêche d’enfer, savoir se faire respecter, vient le moment où Vic doit continuer son chemin ’solitaire et solide’. A des années lumières du roman d’apprentissage et de ses figures imposées, la réalisatrice construit un personnage changeant, endossant des ‘identités’ successives en même temps que les travestissements vestimentaires associés comme autant de (fausses) pistes sur le difficile chemin vers l’accomplissement : l’amante qui fait l’amour avec Ismaël tout en refusant la vie de ‘petite épouse avec enfant’ proposée par ce dernier, le petit soldat (seins bandés, féminité cachée) au service du mafieux local, la pin-up (perruque blonde, talons hauts) pourvoyeuse occasionnelle de stupéfiants dans les soirées mondaines…Autant de ‘peaux’ dont Vic devra se défaire, en pleurs et dans la douleur, pour regarder en face le jour se lever dans un cadre arborée, entre deux barres d’immeubles.
Les choix de mise en scène –filmage en scope, longs plans séquences, travellings coulants-, les couleurs dominantes –des déclinaisons de bleu et des tonalités d’orange, principalement- magnifient les changements de l’héroïne et les frasques inventives de la bande d’affranchies. Complice de Vic, la caméra ne quitte pas du regard les mouvements de son corps, les frémissements de son visage, adoptant le parti-pris d’accompagner les bouleversements intimes, ses chutes de tension comme ses embardées. La partition originale, composée par Para One, rythme de singulière façon chaque nouvelle étape de l’expérience. Refusant la musique d’accompagnement, la bande originale (cordes, guitares et marimbas) distille une inquiétante étrangeté, avec des poussées lyriques, lorsque des fondus au noir marquent une pause dans la progression du récit et la conscience du personnage principal.
Casting de rêve, fureur de vivre
L’observation de l’énergie vitale circulant au sein des bandes féminines de jeunes blacks aux Halles, à la gare du Nord, dans le métro ont déclenché chez Céline Sciamma le désir de créer des personnages dotés d’un tel potentiel, d’une telle ‘fureur de vivre’. Au fil d’un long et patient casting, Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh et Marietou Touré, actrices non-professionnelles, crèvent littéralement l’écran, dès leur première apparition. Le scénario, après écriture, a été soumis à leur regard critique et a reçu leur approbation enthousiaste. De là vient peut-être leur sidérante capacité à habiter leurs rôles respectifs, à se mouvoir en toute liberté dans ce cadre dédié, ce territoire cinématographique imaginé pour elles. Une ‘bande de filles’, frondeuses, insoumises, furieusement vivantes. Un film magnifique à voir de toute urgence.
Samra Bonvoisin
« Bande de filles », film de Céline Sciamma-Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2014