En quoi une salle de bal menace-t-elle l’ordre social ? En plaçant cette question au cœur de son évocation de l’Irlande des années 30, Ken Loach reste fidèle à la ligne d’engagement d’un cinéma combattant. A travers l’histoire vraie d’un exilé de retour dans son village natal faisant renaître un « dancing » et déclenchant l’hostilité des bien-pensants, le cinéaste britannique revisite le passé récent de son pays avec intelligence. Délaissant la vision collective des luttes sociales mises en lumière dans « Le vent se lève », récompensé en 2006 par la Palme d’Or, il privilégie le destin tragique d’un militant irlandais à la générosité communicative. Présenté au dernier festival de Cannes dans la Sélection officielle, « Jimmy’s hall » plaide avec conviction en faveur de la danse comme « manifestation de la liberté ».
Une nouvelle jeunesse
Un village dans l’Irlande d’après la Grande Dépression. Le retour d’Amérique, après un exil forcé, de Jimmy, ancien militant communiste, dans la ferme de sa mère à laquelle il veut se consacrer, prend des allures de renoncement. Pourtant sa présence –et le charisme d’une forte personnalité- fait ressurgir des antagonismes sociaux à vif et des enthousiasmes nouveaux. Dix ans plus tôt, il a créé et animé une salle de bal, vite devenue alors espace de rencontre et de débat. Dans le « désert culturel » villageois et la pauvreté subie par une majorité de familles, les aspirations de la jeunesse ont bien du mal à se concrétiser. Sur l’injonction pressante de plusieurs adolescents et de vieux camarades, Jimmy doit se résoudre à faire revivre le passé. Avec l’aide d’un groupe d’amis, à nouveau soudés par ce projet collectif, notre homme restaure, décore et ouvre à nouveau la salle de bal en bois. Et avec cette réouverture, les séances de danse et les petits concerts mais aussi les cours de lecture, les échanges d’idées, les rencontres amicales et amoureuses fleurissent à nouveau. L’évêque local, les réactionnaires de tous poils, en particulier un groupe de grands propriétaires terriens, fustigent l’atteinte aux bonnes mœurs et le risque de contagion d’idées révolutionnaires. En dépit d’une lutte acharnée contre l’obscurantisme, la flamme frondeuse de Jimmy et de la collectivité humaniste, constituée par la fréquentation de ce lieu de plaisir, sera étouffée : incendie du dancing et nouvel exil pour son créateur marquent une défaite cinglante.
La force vitale d’une histoire vraie
Ken Loach et son scénariste, Paul Laverty, se sont longuement documentés au fil de l’écriture du script : consultation d’archives, déplacements sur les lieux fréquentés par leur héros, lecture des récits de témoins d’alors. Et la révélation progressive d’une rencontre avec un homme exceptionnel se confirme lors d’un voyage dans le Comté de Leitrim, le village natal de Jimmy. C’est là que le film se tourne, non loin de la ferme maternelle et de l’emplacement de la salle de bal incendiée. Un panneau en bois indique : « A la mémoire de Jimmy Grafton, originaire de Leitrim, expulsé pour ses convictions politiques le 13 août 1933 ». Tourné en 35 mm, parfois en son direct (pour l’orchestre des musiciens en concert, par exemple), éclairé par une photographie dédiée à la luminosité de la campagne et à la couleur fauve des danses fiévreuses, le drame social prend le parti d’accentuer l’esprit frondeur et la soif d’émancipation portés par le personnage principal. Figure de l’engagement et garçon séduisant, il transforme le dancing en carrefour des arts et des lettres, en foyer d’idées progressistes, en salle de boxe, de musique (jazz et blues notamment, grâce au gramophone et aux disques rapportés des Etats-Unis) et de danse. Et la caméra, virtuose, souligne l’effervescence et la jubilation qui s’emparent des corps et des esprits dans ces moments où se tissent des solidarités nouvelles.
Le champ des possibles
La fidélité au contexte historique de l’époque ne fait pas de « Jimmy s’hall » un film en costume. Aujourd’hui encore, chaque collectif a besoin d’un tel lieu, selon la conviction du scénariste : « il nous faut un espace de liberté où nous pouvons nous retrouver, débattre, écouter, apprendre, organiser et analyser le monde […]. En dépit d’une facture classique, l’infatigable cinéaste, par la grâce d’une mise en scène soulignant l’intensité du partage, donne à voir la beauté de la résistance incarnée dans la musique et la danse. Avec ce dernier film, Ken Loach renoue avec une certaine idée du cinéma : « c’est à travers le drame du quotidien, ses conflits, ses combats et ses bonheurs que l’on peut entrevoir le champ des possibles que nous offre l’avenir ». « Jimmy’s hall » donne en tout cas envie de croire à la profession de foi de cet incorrigible optimiste.
Samra Bonvoisin
« Jimmy’s hall », film de Ken Loach, sortie en salles le 2 juillet
Sélection officielle, en compétition, Cannes 2014