Thomas Iyer enseigne les mathématiques au collège Anatole France à Sarcelles. Dans cet établissement Ambition Réussite, il développe depuis plusieurs années des stratégies pédagogiques susceptibles de motiver et favoriser l’apprentissage des maths. L’objectif est d’amener les élèves dans « un terrain d’étude parallèle, intelligible, souvent concret et permettant d’en apprivoiser lentement les différents acteurs » : ces « images », ces « diversions » transitoires prennent la forme d’un dessin, d’explications orales ou d’un problème théâtralisé ; elles consistent à parler temporairement d’évènements souvent étrangers aux mathématiques, comme l’ordre du passage à la cantine, le partage des terres d’un fermier mourant, les liens de parenté… Les détours, variés et inventifs, vont jusqu’à croiser maths et français ou à utiliser le Rubik’s Cube. Ils témoignent de la passion d’un enseignant que la difficulté stimule au lieu d’abattre : « Par les virages que je propose, j’espère impliquer suffisamment mes élèves pour dissoudre certains clichés et ainsi obtenir une cohabitation durable avec des objets mathématiques qui, soi-disant, n’étaient pas faits pour eux. » Thomas Iyer participe au 7ème Forum des enseignants innovants les 16 et 17 mai.
Dans quel contexte avez-vous élaboré votre démarche ?
Je suis arrivé au collège Anatole France il y a dix ans. J’y ai rencontré des élèves en grandes difficultés, parfois imperméables aux explications conventionnelles mais pour la plupart disposés à apprendre. Leur spontanéité, leur familiarité, leur ouverture d’esprit m’ont spontanément conduit, d’année en année, à bouleverser mes explications pour fédérer un maximum d’élèves autour de certains apprentissages. Mon ambition est d’encourager la prise de parole individuelle, les échanges et surtout l’action des élèves à l’écrit en installant un nouveau cadre d’apprentissage, un « entre-nous prof / élèves ».
Le projet que vous présentez au Forum des enseignants innovants s’intitule « Des maths par l’image » : en quoi consiste votre démarche ?
Mon projet consiste à développer des terrains d’étude parallèles avant d’appréhender certains apprentissages dans leur cadre abstrait. Ces explications, ces « images », ces « diversions » transitoires peuvent prendre la forme d’un dessin, de quelques phrases à l’oral ou d’un problème mis en scène.
Les explications vont consister à parler temporairement d’évènements souvent étrangers aux mathématiques, comme l’ordre du passage à la cantine, le partage des terres d’un fermier mourant, les liens de parenté… Une fois accepté par l’élève, et même si tous les acteurs ne sont pas encore pleinement intégrés à l’issue des activités, l’objet étudié a conquis pour lui un sens probant qui justifie de poursuivre son étude dans son cadre théorique dont l’apprentissage et la compréhension favorisent aussi une maturité indispensable pour mener les raisonnements complexes ultérieurs du programme.
Pouvez-vous donner quelques exemples précis de ces détours pédagogiques que vous utilisez avec vos élèves ?
J’ai constaté des difficultés en géométrie de base, de natures sensiblement différentes, et qui ralentissent la progression vers l’étude d’objets plus complexes : incapacité à déconstruire une figure en « briques » élémentaires (les élèves en ont une image inerte, « photographique ») ; difficulté à distinguer un objet de son nom, de sa nature, de sa mesure… ; incapacité à se défaire de certaines idées reçues.
L’idée que je propose est de personnifier les objets étudiés :
On peut décrire une figure composée d’une droite (AB), sécante en K avec une droite (CD) et sécante en K’ avec une droite Δ comme le tableau d’une famille recomposée : 4 grands-parents A, B, C et D ont engendré 2 parents (AB) et (CD) qui ont eu ensemble 1 enfant K ; (AB) a eu 1 autre enfant K’ avec 1 autre parent Δ.
On peut remarquer que K’ est la demi-sœur de K et que Δ est né de parents inconnus. La figure est ainsi déconstruite en 9 briques distinctes ; la nature et le nom de ces objets sont clairement identifiables.
Les priorités opératoires sont un ensemble de trois conventions : dans un calcul sans parenthèses, on commencera par effectuer les multiplications / divisions ; dans un calcul sans parenthèses qui comporte uniquement des multiplications / divisions ou bien uniquement des additions / soustractions, on commencera par effectuer l’opération de gauche : dans un calcul avec parenthèses, on commencera par effectuer les calculs à l’intérieur des parenthèses. Pour apprivoiser ces conventions, je propose de personnifier les opérations dans l’ambiance d’un vécu quotidien, celui du protocole tacite de l’ordre de passage à la cantine : « Les adultes (multiplications / divisions) passent avant les enfants (additions / soustractions) mais ni les adultes ni les enfants ne se doublent entre eux, à l’exception d’un groupe qui possèderait un laissez-passer (parenthèses »).
Exemple :
La file d’attente est théâtralisée : les élèves portent un collier qui les identifie, éventuellement dans le rôle d’un adulte de leur choix. Ils se lèvent et miment la scène, en se bousculant calmement (action corporelle déterminante, qui permet de sceller la signification de la priorité), en se saluant aussi (« Je te dis bonjour mais j’attends mon tour »). La légitimité de l’ordre de passage est parfois évoquée. J’écoute les arguments en faisant respecter les points de vue et je clos les débats en expliquant qu’on ne peut pas nier ces faits mais qu’on peut effectivement les contester.
Tous les calculs peuvent se « raconter » (de manière plus ou moins ardue mais sans exception) mais des exercices de diction et des dictées de calculs se prêtent davantage à un rythme accéléré en cas de rappel nécessaire en cours d’année.
Votre projet paraît aussi favoriser l’interdisciplinarité, notamment en reliant maths et français. Pouvez-vous donner quelques exemples de tels croisements et en expliquer les intérêts ?
Une première idée est d’initier sereinement la démonstration en 4ème par deux activités non mathématiques : d’abord l’étude de syllogismes (celle-ci va permettre de révéler une logique sous-jacente), puis l’historique d’un célèbre problème de géographie (le théorème des quatre couleurs) que j’introduis par l’expérience. Ces deux activités permettent d’installer lentement le vocabulaire de la démonstration mathématique qui sera investi plus tard dans un contexte abstrait.
Pour les élèves non francophones et les élèves scolarisés en ULIS, je propose un projet sur cinq semaines qui croise autant de compétences en mathématiques qu’en français, à savoir la réalisation de cadavres exquis. L’action est menée conjointement avec une collègue de français. Les élèves doivent réaliser des cadavres exquis (puis les traduire sous la forme d’un dessin) selon le modèle suivant : complément circonstanciel de temps / objet de la géométrie / couleur / verbe conjugué à la 3e personne du singulier au présent (hors auxiliaires) / nom commun / adjectif (hors couleurs). Si le groupe manque de répondant à l’oral ou si les élèves ont un niveau insuffisant en conjugaison, on peut proposer, dans le même esprit, de réaliser des cadavres exquis dans un format plus modeste. Les élèves commencent par exposer librement leurs connaissances sur les objets géométriques (à l’oral). La liste est ensuite enrichie par le professeur (des objets du quotidien sont apportés) puis classée en deux familles (polygones, solides). La définition des objets et l’étymologie des mots sont explicités dans un premier exercice écrit (l’étymologie permet de figer la relation objet / nom de l’objet) ; les idées reçues sont déconstruites. Le travail se poursuit avec une activité où les figures présentées sont personnifiées ; les objets combinés aux adjectifs révèlent maintenant des émotions. Après une première ébauche au brouillon, les élèves ont traduit leur cadavre exquis sous la forme d’un dessin. Les qualités et les défauts sont soulignés par les camarades afin d’évaluer le plus justement possible les productions qui, selon eux, respectent les critères de réussite. L’action a permis aux élèves de bien mémoriser le vocabulaire de certains objets géométriques, même quelques semaines après et d’enrichir leurs connaissances en français (nature des mots, conjugaison et orthographe).
En quoi le Rubik’s Cube peut-il être aussi selon vous un outil pédagogique ?
Le Rubik’s Cube est une « mine d’or » pédagogique. En fédérant un groupe autour d’une activité qui nécessite beaucoup de pugnacité, il permet de valoriser les élèves en difficulté dans les matières scolaires « traditionnelles » et de favoriser l’émulation (entre élèves d’une même classe ou d’un même niveau). Les stratégies développées, en termes de mémorisation, d’automatismes etc. peuvent être adaptées ou réinvesties en classe. Les élèves sont responsabilisés, lors des séances, car ils sont invités à aider leurs camarades (les « grands » aident les « petits », parfois inversement !) et aussi lors des compétitions en leur permettant d’arbitrer les épreuves.
Les explications sont données en français et en anglais, ce qui permet de pratiquer une langue vivante dans une situation authentique, concrète, pertinente et ludique. L’usage est dédramatisé puisque la compréhension réciproque est privilégiée à l’exactitude de la langue.
Il est assez flatteur de constater que certains élèves deviennent meilleurs que vous, notamment lorsqu’on élargit les apprentissages à la résolution à grande vitesse, à la résolution des « gros cubes », à la résolution « les yeux fermés »… !
Au final, quel bilan tirez-vous de la pédagogie que vous mettez ainsi en œuvre ?
Mon objectif n’est pas que l’élève comprenne l’ensemble des acteurs en jeu à l’issue du « virage » mais qu’il accepte l’objet étudié et donc qu’il consente à l’explorer. Dans ces conditions, le bilan est conforme aux objectifs et est positif en tout point. Très peu d’élèves sont déstabilisés par ces formes d’activités pratiques. La plupart ont conscience de l’intérêt pédagogique et comprennent qu’ils doivent en tirer profit (leur silence pendant les explications en témoigne). Au fil des années, j’ai perfectionné les activités pour concentrer l’attention des élèves sur l’étude de l’objet et non sur le « décor », afin d’optimiser leur aptitude à mémoriser et donc à progresser.
Je déplore cependant mon manque de créativité pour expliquer certains apprentissages de manière convaincante (produit de nombres relatifs, suppression des parenthèses dans un calcul, angles d’un triangle rectangle…).
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut