Faut-il renoncer aux notes, comme s’y essaient quelques établissements expérimentaux ? Ni l’institution, ni ses acteurs n’y semblent prêts. Ce qui n’empêche pas d’examiner les pratiques réelles, de les comparer avec celles d’autres systèmes scolaires, de juger si certaines semblent mieux adaptées à l’apprentissage et à la réussite scolaire. Pierre Merle, sociologue, agrégé de Sciences économiques et enseignant à l’ESPE de Bretagne intervenait le 30 avril 2014, dans le cadre des Mercredis de Créteil du CNDP, à l’occasion du cycle « Pour une école bienveillante : renforcer le plaisir d’apprendre » pour une réflexion sur la Notation des élèves : état des savoirs et « pratiques efficaces ». Il entendait montrer que certaines données sont à prendre davantage en considération : renoncer à l’idéal de la note « vraie », admettre la réalité des « biais » d’évaluation qui influent sur les notes, mutualiser et varier les formes d’évaluation pour atténuer leurs effets pervers. Un usage révisé de la notation, en somme, au service de l’équité et du progrès scolaire.
La notation, un thermomètre ?
Pourquoi adopter une métaphore qui associe la scolarité à une maladie ? se demande Pierre Merle, en référence à une intervention de Luc Ferry, en 2012 au sujet de la suppression de la notation. L’ancien Ministre s’insurgeait contre l’idée de briser l’instrument de mesure ; Pierre Merle propose de s’interroger plutôt sur la finalité de cette mesure et sur sa capacité à faire progresser les élèves. La notation, rappelle-t-il, peut être sommative ou certificative, quand elle établit la conformité du travail aux attentes scolaires ou aux critères d’un examen, mais aussi diagnostique ou formative, quand elle repère les difficultés ou conseille utilement. Les deux premières fonctions prévalent dans l’institution, au détriment des deux autres, mal connues et peu usitées. Pourtant, la question est bien de comprendre comment les notes peuvent aider à apprendre, quel rôle elle peuvent jouer dans l’acquisition du savoir, compte tenu du fait qu’il est aussi possible d’apprendre sans notes, ce qui est le cas dans la plupart de nos apprentissages.
De la sérénité au profond sentiment d’injustice
Du côté des élèves, une enquête menée auprès d’un panel de collégiens et de lycéens, montre que l’expérience de la notation est loin d’être vécue par tous de la même manière. Pour une minorité, le rapport reste serein, la confiance dans l’exactitude de la note et l’impartialité du correcteur est intacte. Une autre partie des élèves exprime un mécontentement récurrent et conteste les conditions d’évaluation : l’exercice est trop difficile, le professeur est partial, les questions ne correspondent pas au cours étudié, etc. Enfin, pour une autre partie, l’équité est impossible, ce qui justifie, sur fond de relativisme radical, le recours à des stratégies d’évitement et de substitution : devoirs réalisés par un tiers, refus de réaliser l’exercice, etc. Deux éléments se révèlent déterminants : la discipline d’enseignement et le niveau scolaire de l’élève. Le rapport aux notes est plus serein en mathématiques qu’en français, en raison de la supposition d’un barème indiscutable, et les notes mieux acceptées par les élèves qui réussissent et y trouvent une gratification que par ceux qui rencontrent des difficultés. Or l’expérience vécue par un élève joue un rôle important dans son investissement et sa motivation à l’égard des enseignements. Le conférencier cite l’exemple de la première note de l’année en philosophie, souvent faible, et qui produit un effet de déception rédhibitoire pour le reste de l’année.
Les examens sont-ils une loterie ?
Peut-on maintenir intacte la croyance institutionnelle dans la note « juste », questionne Pierre Merle, alors qu’il semble difficile d’admettre que les enseignants comprennent, abordent et apprécient pareillement les éléments du programme, et que leur sensibilité aux copies des élèves est manifestement différente ? Les études docimologiques, depuis Laugier et Weinberg dans les années 30, jusqu’à B. Suchaut en 2008, en sciences économiques, exhibent toutes la même disparité d’appréciation entre correcteurs – jusqu’à 10 points d’écart sur une même copie. Mais loin de conclure au caractère purement hasardeux de la réussite aux examens, Pierre Merle rappelle que les résultats y sont généralement sans surprise : bons pour les bons élèves, mauvais pour les plus faibles. Mis à part pour les élèves moyens, les aléas de l’épreuve seraient en fait compensés par la diversité des notes et des évaluateurs, ainsi que par l’anonymat des copies. Raisons pour lesquelles le sociologue se proclame nettement favorable au baccalauréat sous sa forme d’examen national et anonyme, beaucoup moins injuste et contraint dans ses résultats, estime-t-il, que ne le serait un contrôle continu.
Des biais sociaux et psychologiques sous-estimés
Les expériences de psychologie et de sociologie menées auprès de correcteurs font apparaître des tendances assez régulières dans la notation. On note plus sévèrement les garçons, les élèves d’origine sociale défavorisée, les redoublants, les élèves qui ont du retard scolaire. De même, les notes données précédemment à l’élève, le statut social de l’établissement d’origine (banlieue ou centre-ville, ZEP ou quartier favorisé), les effets d’apparence et de présentation physique, produisent des inflexions de notes sensibles pour une même copie. Les contraintes qui pèsent sur la notation peuvent être externes : type d’établissement, type de direction (sévère ou indulgente), normes de notation disciplinaire, comme en philosophie, par exemple, où la moyenne stagne à 8/20 au bac, à l’opposé des arts ou du sport. S’y ajoutent des contraintes internes : logique de « tenue » de classe, négociations particulières avec les élèves, relations personnelles (affectives) avec certains d’entre eux. Enfin, le rapport du professeur avec sa propre expérience scolaire n’est pas anodine : le souvenir des notes obtenues, sa conception de l’école, élitiste ou ouverte à tous, son passé de réussite ou de difficulté, influent sur son évaluation. Pierre Merle regrette que les études plus pointues, par exemple sur les différences de notation selon le genre du correcteur, manquent encore pour affiner le repérage de ces tendances souvent inaperçues. Le tabou reste d’autant plus vif sur ces questions que le modèle de la « vraie » note, impartiale, équitable, juste et neutre, reste un repère très important au sein de l’institution. Le meilleur moyen de contrer ces effets pervers serait pourtant de les porter au jour et à la réflexion de chacun.
Quelques indications en vue de l’équité et du progrès scolaire.
Quelques précautions devraient pourtant permettre de déjouer certains biais dans la pratique réelle. Ainsi, il semble important de préserver l’anonymat social de l’élève dans le cadre scolaire : la pratique des fiches de renseignements personnels, outre son caractère indiscret, risque de fixer inutilement une image préconçue de l’élève. De même, l’anonymat des élèves lors de l’évaluation, par l’échanges des copies, par exemple, lors de contrôles préparés en commun, et la définition de barèmes et d’exigences disciplinaires partagés, peuvent atténuer les effets de cumul, tout comme la variation régulière des types d’évaluation. Inversement, la notation peut jouer sur les ressorts de la prophétie auto-réalisatrice : une note encourageante stimule les progrès et évite le phénomène de spirale négative. De même, plus les règles de l’évaluation sont claires, plus le contrat est défini, plus la notation perd de son caractère aléatoire et effrayant. Les modèles étrangers donnent à réfléchir : la Finlande, qui n’introduit les notes qu’en fin de collège, se limite à une échelle de notes de 4 à 10, ce qui évite qu’une note faible ruine la moyenne de manière irrémédiable.En Allemagne, les notes se limitent à une amplitude de 1 (excellent) à 6 (insuffisant). En Finlande encore, on ne communique pas aux parents l’évaluation des établissements, mais seulement aux membres de l’équipe, qui peuvent ainsi corriger les dysfonctionnements internes sans devoir faire face à une fuite des « meilleurs » élèves. La publication des classements, en France, précise Pierre Merle, joue un rôle dévastateur pour les établissements en difficulté.
Une notation réellement pédagogique, conclut-il, s’inscrit dans une démarche explicite, capable de distinguer les moments d’exposé, de pratique dirigée, de pratique autonome et de consolidation des acquis, au terme de laquelle seulement l’évaluation peut intervenir avec profit et mesurer réellement les apprentissages. Une approche sereine et dépassionnée, en somme, de la démarche d’évaluation, bien éloignée des attentes frénétiques que la société toute entière fait actuellement peser sur les performances scolaires.
Jeanne -Claire Fumet
Le programme des conférences, les vidéos et les podcasts des conférences des Mercredis de Créteil sur le site de l’Académie
Prochains rendez-vous :
Mercredi 7 mai 2014 à 15h – L’ennui en casse ? Une crainte pour les élèves, un risque pour les professeurs, par Séverine Ferrière
Mercredi 14 mai 2014 à 15h : Crispations autour de la question de l’ordre scolaire au collège, par Agnès Leprince.
Mercredi 21 mai 2014 à 15h : L’école peut-elle être une institution ? Par François Dubet