Que penser de la réforme de l’éducation prioritaire lancée par Vincent Peillon ? Quel peut-être son avenir ? Dans une série de trois articles, publiés du 3 au 5 février, Choukri Ben Ayed, université de Limoges, analyse le principe même d’éducation prioritaire, ses fondements juridiques, sa place réelle dans le système éducatif et les mesures annoncées par le ministère. Dans cette première partie, Choukri Ben Ayed pose la question du droit à une éducation prioritaire.
La publication le 16 janvier dernier du texte ministériel sur la « refondation de l’éducation prioritaire », nous donne l’occasion de revisiter ce champ de la politique éducative française, de proposer une grille d’analyse à partir de laquelle nous pourrons tenter d’apprécier les orientations proposées. Deux questions vont structurer notre propos : la première concerne le statut même de l’éducation prioritaire en France. Et nous n’hésiterons pas à la formuler en des termes qui peuvent paraître incongrus : y’a-t-il eu, et y’a-t-il en France une politique d’éducation prioritaire ? La seconde question concerne l’actualité récente : en quoi les orientations qui viennent d’être publiées modifient la teneur de cette politique ?
La nécessité d’une mise en ordre conceptuelle, juridique et politique
Dès lors qu’on appréhende la question de l’éducation prioritaire en France, on est saisi par un certain malaise. Et les questions nombreuses se profilent : est-elle efficace ? Est-elle soutenue ? N’est-elle pas stigmatisante ? Pourquoi a-t-elle ou aurait-elle échoué ? Ces questions appellent un travail de clarification souvent négligé. Selon nous, les débats et les prises de position à propos de l’éducation prioritaire se focalisent essentiellement (et légitimement) sur son contenu mais peu sur son statut. En la matière le flou est plutôt la règle. En témoigne notamment l’hétérogénéité de son champ lexical. Si le mot « prioritaire » est à présent le plus usité, n’omettons pas que cette politique fut, et est encore parfois qualifiée de « politique de discrimination positive » – (il faut donner plus à ceux qui ont moins) – ou de « politique de compensation ».
Ces incertitudes terminologiques révèlent le caractère hybride de cette politique qui en expliquent la complexité, les difficultés de son analyse et des façons d’agir. Au fond l’éducation prioritaire est à cheval entre trois principes dont la concomitance contribue à une certaine confusion. L’éducation prioritaire relève en effet à la fois de la sphère du droit, du pédagogique et du politique. C’est ce nœud problématique qu’il convient de clarifier. L’éducation prioritaire relève en premier lieu du droit : tout régime d’exception, de dérogation en matière de politique publique implique des considérations juridiques, surtout dans un état de droit fondé historiquement sur le principe d’égalité de traitement entre les citoyens : que signifie alors discriminer même dans une acception positive ?
L’éducation prioritaire relève en second lieu des pratiques pédagogiques, mais également des types d’action et de coopération entre des acteurs sur un territoire. Ces actions sont supposées différentes de celles à l’œuvre en d’autres lieux : de quelle nature sont-elles réellement ? L’éducation prioritaire relève enfin de la sphère du politique. Certes cette dernière catégorie regroupe les deux premières mais pas uniquement. Le politique dit en effet les principes sous-jacents, les normes et les valeurs qui guident l’action. Mais davantage encore, dans un pays qui se proclame de l’égalité, le poids des inégalités flagrantes risque de faire vaciller le politique sur son socle. Il lui faut alors expliquer la genèse de ces inégalités, si ce n’est les justifier, et proposer des moyens d’agir au risque d’être privé de toute crédibilité.
Les trois sphères que nous venons d’évoquer – droit, pédagogie et politique – s’interpénètrent sans être nécessairement interdépendantes. La politique d’éducation prioritaire peut en effet faire uniquement l’objet de professions de foi, d’énoncés de grands principes politiques affectant très peu les pratiques, voire s’autonomisant des pratiques réelles, et irriguant nullement la sphère du droit. De même, des modifications de pratiques ne nécessitent pas nécessairement des inflexions législatives et institutionnelles lourdes. Au fond la modification des pratiques pédagogiques est déjà encadrée par un principe supérieur : celui de la liberté pédagogique de l’enseignant.
Si dans l’absolu on peut donc penser ces trois sphères séparément, il en est tout autrement dès lors que l’on procède d’une approche plutôt normative. En l’occurrence, nous le formulons ici sans détours : nous considérons qu’on ne devrait réserver le vocable de « prioritaire » qu’à un type de politique qui implique des modifications législatives et réglementaires significatives. Autrement dit, si nous prenons aux mots l’énoncé fondateur de l’éducation prioritaire de « donner plus à ceux qui ont moins », ce principe passe nécessairement par des modifications en termes de droit.
Si cette référence nous paraît centrale c’est parce que nous considérons qu’elle seule a force de légitimité, de contrainte et de loyauté (à l’égard de ceux qui s’avèrent désavantagés) dans la distribution différentielle des moyens d’enseignement, dans les modalités d’affectation des personnels, de gestion de leurs carrières ou d’octroi d’avantages spécifiques. La nature du droit que nous convoquons ici est donc particulière. Il ne s’agit pas de circulaires ou d’alinéas d’une loi scolaire générale appelant à la mobilisation pédagogique dans les territoires en difficulté, mais de modifications plus lourdes rendant possible une différenciation des moyens d’enseignement sur une base juridique solide.
Le précédent de 2003, concernant la plainte déposée par le syndicat étudiant UNI dénonçant les premières conventions ZEP-Sciences Po, devrait nous inciter à ne pas négliger cet aspect. Il n’est en effet pas sûr que le principe de « donner plus à ceux qui ont moins » soit aussi consensuel qu’il n’y paraît. Rappelons que c’est au nom du principe d’égal accès à l’instruction que la plainte fut déposée et que les plaignants obtinrent gain de cause (le tribunal administratif ne rejetant pas le principe de la convention-ZEP mais ses modalités de mise en œuvre, il enfonça néanmoins un coin à l’égard de cette initiative).
Le droit au secours de l’égalité ? Posons-nous un instant la question
Le droit peut-il venir au secours de l’égalité ? Pour décliner ce point de vue nous nous mettrons tout d’abord dans les pas de Georges Vedel, ancien doyen de la faculté de droit de Paris et membre du conseil constitutionnel, lorsqu’il formula en 1989 la question suivante : « Le débat le plus difficile reste de savoir si les inégalités de fait, reconnues inévitables, ne devraient pas être combattues par le droit. C’est tout le problème de l’extension de l’égalité à la société ou à l’organisation sociale toute entière. L’égalité doit être égalité sociale, égalité des conditions de fait, des modes de vie, des cultures » (Georges Vedel, cité par Anne Levade, Discrimination positive et principe d’égalité en droit français, Pouvoirs, 111, 2004). Dans son sillage, la juriste Anne Levade en arrive à la même conclusion : « Le principe d’égalité initialement conçu comme une donnée inhérente à la nature humaine, s’est insensiblement transformé en un modèle à conforter et, dans certains cas, en un objet de conquête. De ce double point de vue, le rôle du législateur est essentiel ».
Le lecteur me pardonnera une mise en correspondance peut-être hasardeuse. Mais comment ne pas voir une proximité entre ces propos et ceux publiés le 16 novembre 2013 dans le manifeste du « Collectif des Quartiers populaires de Marseille et des environs » ? (Quartiers populaires urgence sociétale : 101 propositions pour les quartiers populaires de Marseille). On peut y lire notamment que cette initiative est née « de la prise de conscience collective des innombrables frustrations, discriminations, relégation et exclusions que nos concitoyens des quartiers populaires partagent comme lot quotidien de leurs existences. Enfin il est né de cette aspiration légitime et, pour l’heure inachevée, à l’Égalité des droits, à l’Égalité de traitements et à terme à l’Égalité des conditions d’existence ! », et d’ajouter : « L’éducation est le socle sur lequel repose une société, elle prodigue un enseignement théorique, pratique dans divers domaines. Elle doit aussi être le lieu où l’égalité des droits s’exprime pleinement ».
De Georges Vedel aux quartiers populaires de Marseille en y ajoutant les travaux récents relatifs aux ségrégations et aux discriminations scolaires (négatives), il y a bien là une maturation d’un cadre politique permettant de penser l’éducation prioritaire en termes de droit, si l’on considère celle-ci comme un vecteur de rétablissement de l’égalité entre les élèves. Cette problématisation implique en conséquence de tenter de dresser un bilan de la situation. Où en est réellement l’éducation prioritaire vis-à-vis des principes dérogatoires au droit commun ? L’éducation prioritaire constitue-t-elle réellement une politique de discrimination positive. Au sens d’un traitement préférentiel des populations les plus désavantagées, au delà de la mythologie institutionnelle qui entretient sur cet aspect un certain flou ? (la suite dans la partie 2).
Choukri Ben Ayed
Université de Limoges, Groupe de Recherche et d’Études Sociologiques du Centre Ouest
A suivre : » Une situation très préoccupante » demain…
Voir également de C Ben Ayed :
Des inégalités dans le système éducatif
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2012/2012Presid17.aspx
Pour une vraie égalité des chances
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lesysteme/Pages/2010/109_ChoukriBenAyed.aspx
Sur le site du Café
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