Livret personnel de compétences, livret d’examen numérisé, espace numérique de travail, évaluations nationales, classement des établissements : en quelques années, de l’école au lycée, le système scolaire français a dû se plier à de nouvelles formes d’évaluation et de reddition de comptes. Il participe ainsi d’un phénomène qui parcourt tous les pays développés et qui s’est extraordinairement développé dans certains. Permet-il réellement d’améliorer l’efficacité de l’enseignement ? Quel impact le développement de ces nouvelles formes d’évaluation a-t-il sur le travail enseignant et sur la professionnalité des enseignants ? Vincent Dupriez et Régis Malet réunissent des études qui s’attachent, pour la première fois, à montrer les conséquences de ces politiques.
« L’école à l’instar d’autres secteurs de l’action publique, est de plus en plus soumise à des logiques de redditions de comptes caractérisées par un recours à la mesure des performances et à des opérations d’évaluation… Ce mouvement reconfigure le rôle des états … s’accompagnant d’une transformation des formes d’organisation du travail éducatif ». Dans la foulée du New Management, V. Dupriez et R Malet montrent le développement d’une nouvelle évaluation des systèmes éducatifs. L’exemple vient des pays anglo-saxons où des batteries de tests , soutenues par des procédures de subventions et de sanctions, rythment la vie des établissements.
Car cette nouvelle culture de l’évaluation transforme en profondeur la gouvernance des systèmes éducatifs. Elle responsabilise les professionnels de l’éducation. Elles font des établissement le lieu du controle et de la régulation. Elle transforme en profondeur le métier d’enseignant.
C’est cette évolution que l’ouvrage décortique avec une attention particulière portée à ses effets sur le métier d’enseignant. Plusieurs articles montrent comment ce nouveau management est vécu par le sprofesseurs dans le canton de Vaud, dans des écoles primaires ou des collèges français ou encore dans les systèmes éducatifs américain ou anglais. Pour R Malet et V Dupriez, l’accountability a profondément transformé l’éducation. D’une évaluation centrée sur le respect de normes on est passé à une évaluation sur les résultats; de dispositif ponctuel elle est devenue continue. L’évaluation est maintenant un processus de régulation du système : c’est le pilotage par les résultats.
Or pour les auteurs, ces nouvelles formes d’évaluation ont des conséquences lourdes sur les enseignants. Souvent simplistes elles méconnaissent le travail enseignant. Elles manifestent une défiance envers eux qui explique en partie l’absence d’effet positif. Elle sont aussi un impact sur les cadres intermédiaires dont la mission est totalement renouvelée. L’ouvrage constitue une critique argumentée et assez unique de ces nouvelles formes d’évaluation. Au moment où le ministère crée un Conseil de l’évaluation, on comprend mieux pourqui celui ci cherche à établir une évaluation participative.
François Jarraud
V Dupriez, R Malet, L’évaluation dans les systèmes scolaires. Accomodements du travail et reconfiguration des professionnalités, de Boeck , ISBN 978-2-8041-8192-5
Co-directeur de l’ouvrage « L’évaluation dans les systèmes scolaires, Vincent Dupriez, professeur à l’université de Louvain, revient sur l’impact de l’accountability et les conditions d’une amélioration de l’efficacité scolaire.
Peut-on évaluer un établissement ou un enseignant à travers les résultats des élèves ?
A mon sens, non. D’une part, il faut distinguer une opération de mesure, par exemple des résultats des élèves, d’un travail d’évaluation plus large et plus complexe. La mesure en soi ne peut donc en aucun cas faire office d’évaluation, laquelle doit reposer sur un processus analytique et participatif. D’autre part, une mesure des apprentissages des élèves ne correspond qu’à un objectif de l’école, parmi d’autres. Tout travail d’évaluation doit à vrai dire prendre en considération la diversité des missions du système éducatif et ne peut se limiter à des indicateurs d’apprentissage dans deux ou trois disciplines.
N’est-il pas positif pour les familles d’avoir des informations sur les résultats des établissements, voire même, comme à New York, sur l’évaluation de chaque enseignant ?
Il est légitime que les familles reçoivent des informations sur ce qui se passe à l’école ou sur le projet éducatif de l’école de leur enfant. Mais communiquer aux familles des indicateurs de performance ne sert pas à grand-chose. Soyons clairs, il s’agit ici d’un choix en termes de modes de gouvernance. Certains systèmes éducatifs ont fait le pari que l’information des parents, généralement dans un contexte de libre choix de l’école, allait conduire à une pression rapprochée des familles sur les enseignants, source d’une amélioration de la qualité du travail éducatif. De multiples recherches montrent que ce modèle de régulation par le marché ne conduit pas aux gains d’efficacité annoncés. Cette question renvoie également à la conception même du système éducatif. Accepter des différences entre établissements et en informer les familles, c’est non seulement parier sur la capacité des familles à améliorer l’éducation scolaire, mais c’est aussi, en creux, reconnaître que des choix éducatifs différents peuvent être posés par les familles. C’est une option qui entre clairement en tension avec la conception d’un service public de l’éducation. Dans le contexte d’une éducation pensée en tant que service public, les familles et les citoyens ont aussi un droit à de l’information, mais pour participer au débat collectif sur ce qu’on veut faire de l’école, pas pour choisir l’école de leurs enfants.
Quels effets ces dispositifs ont-ils sur le travail et sur le métier des enseignants ?
Ils sont très variables en fonction des contextes et du type de politique développée. Les recherches présentées dans notre ouvrage attirent en tout cas l’attention sur une tension manifeste qui met les enseignants en difficulté : ce qui est mesuré par les tests est nécessairement plus étroit que les objectifs d’un système éducatif. Les enseignants doivent dès lors arbitrer entre des objectifs éducatifs souvent larges et généreux et les éléments spécifiques qui font l’objet d’une mesure. Dans la majorité des cas, l’arbitrage se fait en faveur de ce que les tests mesurent, vu la pression de l’environnement. Des recherches menées en Belgique et en France montrent aussi que les enseignants considèrent que les indicateurs de performance ne sont pas des reflets valides de leur travail. Ils reflètent surtout, à leurs yeux, les caractéristiques des élèves scolarisés dans leur classe ou leur établissement. Mais, les enseignants perçoivent aussi que ces dispositifs s’accompagnent d’un déplacement en termes de confiance : la confiance que le système éducatif plaçait généralement dans les enseignants se déplace et, dans une certaine mesure, la confiance est aujourd’hui placée dans le test et la mesure, sensées dire quelle est la qualité du travail mené.
Les pays francophones sont moins touchés que d’autres dans le développement de l’accountability. Comment l’expliquer ?
Je dirais plutôt que les pays francophones (et plus largement d’Europe continentale) sont autrement touchés. Dans les pays anglo-saxons, les politiques de pilotage par les résultats s’appuient souvent sur une représentation stratégique des enseignants et se combinent fréquemment avec un jeu de concurrence entre établissements. L’Angleterre et de nombreux Etats américains ont ainsi mis en place des dispositifs de récompense et de sanction des enseignants et des directions, en fonction des performances de l’école. La sanction la plus lourde peut signifier la perte de son emploi et la fermeture d’un établissement. En France, en Belgique, en Allemagne et dans d’autres pays européens, les dispositifs sont de nature plus réflexive. Un pari est fait sur la capacité et l’intérêt des équipes éducatives à se saisir des indicateurs pour améliorer leurs pratiques. On a donc des politiques plus « soft », mais dont aujourd’hui on ne connait pas bien les effets sur les enseignants et les systèmes éducatifs. Les recherches menées en Belgique par Samir Barbana tendent à montrer que les écoles rentrent peu dans de telles démarches réflexives, peut-être car elles sont rarement accompagnées dans un tel processus.
Peut-on dire que ces évaluations sont finalement contre productives pour le système éducatif ?
A nouveau, le tableau est complexe et contrasté. En Belgique par exemple, dans le contexte d’un système éducatif très décentralisé, il semble que les évaluations externes certificatives jouent un rôle positif en clarifiant les seuils de réussite des élèves, quel que soit l’établissement fréquenté. Elles atténuent de la sorte les stratégies, volontaires ou involontaires, de distinction de certains établissements. Pour le reste, il faut surtout constater que contrairement à ce qu’espérait Claude Thélot avec l’effet miroir, les enseignants et les directions s’appuient peu sur les indicateurs reçus pour analyser et interroger leurs pratiques éducatives. Leur position oscille le plus souvent, en Europe à nouveau, entre de l’indifférence et de l’hostilité.
Peut-on parler d’une prolétarisation des enseignants dans le sens ou le contrôle sur leur travail leur échapperait ?
Il y a clairement un risque de ce côté-là. Si l’on prend en considération le fait que ces dispositifs de pilotage par les résultats se développent dans un environnement qui simultanément accorde plus de poids aux desiderata des familles, on voit bien que le poids de la profession dans la régulation du système éducatif s’atténue au bénéfice de la technostructure (les concepteurs des standards et des tests) et des clients. Ce risque est probablement assez variable en fonction du poids et de la force du groupe professionnel dans les débats sur l’école. A cet égard, et depuis ma position d’étranger au système français, la situation chez vous me semble préoccupante. Les attaques répétées contre la pédagogie et la formation initiale rabotée ne sont évidemment pas propices à la construction d’une identité professionnelle ou au développement du groupe professionnel.
Quel rôle jouent les cadres intermédiaires dans le déploiement de ces dispositifs ?
Au risque de me répéter, je dirais à nouveau que cela varie beaucoup d’un lieu à l’autre. C’est notamment ce que montre Hélène Buisson Fenet dans notre ouvrage. De toute évidence, en France, les chefs d’établissement et les inspecteurs ont été bousculés par ces nouveaux modes de pilotage. Ils sont invités à devenir des managers, à reconstruire des nouveaux modes d’intervention sur des nouveaux territoires. Mais en même temps, d’une Académie à l’autre, la dynamique peut varier et c’est notamment localement, que chaque corps va devoir négocier son espace de travail, en concurrence avec les autres groupes professionnels. La thèse de doctorat de Catherine Mangez en Belgique a également montré des stratégies contrastées des inspecteurs et chefs d’établissement conduisant par ailleurs à une réception très différente des épreuves et des indicateurs de résultats par les équipes éducatives.
La question de l’efficacité demeure. Quelles pistes pour l’améliorer ?
En effet, cette question demeure. Il ne faut sans doute pas trop vite désespérer de l’utilité d’un pilotage par les résultats. Mais, à mes yeux, il ne contribuera à une meilleure éducation pour tous que s’il est combiné avec une logique professionnelle. J’entends par là que ces mesures de performances soient renvoyées en priorité aux équipes éducatives et qu’elles permettent aux professionnels de l’éducation de s’appuyer notamment sur ces indicateurs pour travailler sur leurs pratiques. Cela dit, parier sur la logique professionnelle comme source d’amélioration de la qualité dans un système éducatif requiert une série d’autres conditions. En particulier, la présence d’une identité professionnelle enseignante et d’un groupe professionnel capable d’être présent dans les débats sur le métier et sur les pratiques professionnelles recommandées.
Propos recueillis par François Jarraud
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