« Qui a bien pu imaginer qu’un enfant de 3 ans peut « se préparer » à quoi que ce soit jusqu’à l’âge de 6 ans… en évitant surtout de faire, pendant 3 ans, ce à quoi il se prépare ?!? » Bernard Devanne, professeur en IUFM, intervient dans le débat sur les programmes du primaire. En 2007-2008 il avit montré aux lecteurs du Café comment nait l’apprentissage de la lecture et comment les programmes de 2008 bousculaient les apprentissages. Il revient sur ces questions avec une idée forte : « aujourd’hui, plus que le regard porté sur l’apprentissage, c’est le regard porté sur l’élève – cet enfant en apprentissages – qu’il faut d’abord changer !’
Anticipant l’enquête auprès des enseignants en vue de la modification des programmes de l’école primaire, le ministère de l’éducation nationale a décrété au mois de juillet la refonte des cycles d’apprentissages, de l’école au collège : il me semble difficile de faire abstraction de cette évolution majeure dans la réflexion qui s’engage aujourd’hui. D’autant plus que le nouveau découpage, qui touche en profondeur la distribution dans le temps des grands « blocs » d’apprentissage, me semble inégalement vecteur de réussite.
Un cycle pour permettre à chaque élève de consolider ses compétences…
En substituant au cycle des approfondissements CE2-CM1-CM2 un cycle de consolidation CM1-CM2-6e (et en reportant le cycle des approfondissements en 5e-4e-3e), le ministère manifeste l’intention, pour l’ensemble de l’école élémentaire et au-delà, de donner priorité aux compétences concrètes, celles qui font accéder aux premiers paliers de la maitrise de la langue (ce qui impliquerait de réserver au collège le plein exercice de l’abstraction). Déjà dans leur lettre ouverte à Xavier Darcos de mars 2008, les anciens ministres Jack Lang et Luc Ferry, qui plaidaient pour le maintien des programmes de 2002, en soulignaient l’orientation essentielle : « Notre conviction était que seule la pratique assidue de l’écriture et de la lecture permet aux enfants de maitriser la langue, les exercices abstraits d’analyse grammaticale devant être réservés au collège ». C’était aussi ce que demandait, dès la rentrée 1999, un document d’application des programmes de 1995, que le ministère soumettait « à consultation nationale » de façon que nul n’en ignore les prescriptions fondamentales (les caractères gras sont ceux du texte original) :
Cycle 2
Les activités suivantes représentent 80 % de l’horaire consacré au français au cycle 2 et une part significative de l’horaire des autres champs disciplinaires :
• accorder un temps important chaque jour à la pratique orale de la langue, notamment à l’écoute, à la prise de parole et au dialogue avec le maître ;
• lire au moins 30 minutes par jour, cette pratique devant être tout au long du cycle, individuelle et active pour chaque élève ;
• écrire au moins 30 minutes chaque jour ; développer progressivement des activités de production écrite à partir de consignes explicites sous la forme de récits brefs, de jeux et d’ateliers d’écriture […].
Cycle 3
Les activités suivantes, en lecture, expression écrite et orale, représentent 80 % de l’horaire de français au cycle 3 et une part significative de l’horaire des autres champs disciplinaires :
• continuer de consacrer un temps significatif aux activités orales : expression orale, analyse de réponses…
• lire et écrire dans toutes les activités : initiation scientifique et technique, histoire, géographie, mathématiques ; français ;
– lire au moins 30 minutes chaque jour, cette pratique devant être individuelle et active pour chaque élève ;
– écrire au moins une heure chaque jour ; on variera les types de textes produits […].
Document d’application des programmes de l’école primaire, BO spécial n°7 du 26 août 1999 http://www.education.gouv.fr/bo/1999/special7/som.htm
Or, dans combien de classes de cycle 3 a-t-on effectivement réduit significativement, entre 1999 et 2008, la place des « exercices abstraits » – quotidiens bien qu’hors de tout contexte de lecture-écriture – d’ « analyse grammaticale », qu’il s’agisse de syntaxe, de morphologie verbale ou de normes orthographiques ? Dans combien de classes des cycles 2 et 3 a-t-on consacré « au moins 30 minutes par jour » à une lecture « individuelle et active de chaque élève » ? Dans combien de classes de cycle 3 a-t-on fait « écrire au moins une heure chaque jour », en variant les types de textes produits ? Xavier Darcos, feignant d’ignorer l’immobilisme dominant, rejette la responsabilité de tous les échecs sur les programmes antérieurs : « On me dit que les programmes rédigés entre 1998 et 2002 n’avaient pas encore fait leur preuve. Comme s’il fallait encore sacrifier quelques générations scolaires de plus pour avoir l’assurance définitive de l’échec d’une certaine pensée scolaire ! Cette pensée, celle du pédagogisme, nous la connaissons bien et nous en connaissons surtout les effets. […] » (Présentation des nouveaux programmes, 21 avril 2008). Il fallait sans doute un tel cynisme pour justifier un retour aussi brutal à des pratiques résolument débarrassées de tout pédagogisme, avec un seul mot d’ordre aux inspecteurs : « Vous n’avez pas à juger des méthodes ! ». Grâce à internet et aux médias, le lobby réactionnaire avait gagné le droit de reprendre manuels et manières de faire de la 3e République.
Pendant ce temps, aux évaluations internationales, les petits français donnent, avec une belle régularité, les preuves qu’ils maitrisent de moins en moins la langue écrite : c’est dans les exercices qui demandent des réponses « rédigées » qu’ils sont le plus en difficulté. Quoi de surprenant, puisqu’on ne leur a jamais accordé, depuis 15 ans, depuis 20 ans, le temps indispensable à cette « pratique assidue de l’écriture et de la lecture » ? L’institution aurait-elle mal fait son travail ? Les professeurs des écoles n’auraient-ils pas été suffisamment formés à la compréhension et à la mise en oeuvre d’une telle démarche pédagogique ? Les formations continues n’auraient-elles pas été suffisamment centrées sur ces enjeux de réussite ? Les attentes des inspecteurs n’auraient-elles pas été suffisamment explicites ?
Un seul exemple : dans quelle formation, dans quelle animation pédagogique a-t-on mis en évidence, à sa juste valeur, la première compétence attendue en production d’écrits à l’issue du cycle 3 ? Elle était ainsi formulée dans « Les cycles à l’école primaire » dès 1991, ainsi reprise dans les « Programmes de l’école primaire » en 1995 : « Etre capable de réinvestir dans la production d’écrits les connaissances acquises par l’étude des caractéristiques des différents types de textes rencontrés en lecture » ? Aurait-il été si difficile de montrer en quoi cet énoncé synthétisait à lui seul un ensemble de pratiques exigées de l’école : dès le cycle 2 et tout au long du cycle 3, découvrir la diversité des textes et en pratiquer (assidument) la lecture ; en dégager progressivement les caractéristiques en associant la lecture et l’écriture ; pratiquer (assidument) la production de textes de ces différents types, en augmentant le niveau d’exigence de façon à obtenir, au CM2, la palette des compétences attendues d’une scolarité élémentaire ? Et l’on aurait sans doute gagné à alimenter cette réflexion d’un paragraphe reproduit, tout au long des années 90, dans le « livret du professeur » de l’évaluation à l’entrée en 6e :
Propositions d’activités pour répondre aux difficultés des élèves
Pour mettre en place une didactique de l’écriture, il faut :
• veiller à l’interaction lecture-écriture (on peut s’appuyer sur des textes dont on étudie le fonctionnement. De même, on peut recourir aux textes, y revenir, pour résoudre les problèmes rencontrés dans le travail d’écriture) ;
• élaborer, avec les élèves, des règles d’écriture qui les aideront à se représenter la tâche à réaliser et leur serviront de critères d’évaluation (relecture par des camarades, auto-évaluation) ;
• pratiquer la reprise des brouillons, la réécriture, l’élaboration de grilles de relecture avec les élèves, le travail sur les erreurs des élèves ;
• intégrer les apprentissages d’ordre linguistique à la production d’écrits.
Les items de codage montrent que l’évaluation d’un écrit ne doit pas se focaliser exclusivement sur la phrase et la langue (syntaxe, ponctuation, vocabulaire, orthographe), mais s’étendre au repérage des dysfonctionnements concernant le texte dans son ensemble, les relations entre phrases, la cohérence textuelle : la production de texte favorise les apprentissages linguistiques. http://cisad.adc.education.fr/eval/pages-99/telech/6e/les_pdf/frprof996.pdf
A la suite du Plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire (1970), toutes les recherches en pédagogie des années 70 et 80 avaient pour préoccupation première la question du sens des apprentissages pour tous les élèves – et celle, pour les enseignants, du sens du mot apprentissage : c’était l’époque la plus favorable pour réussir, grâce à des actions de formation volontaristes articulées à des exigences « de terrain », la réorientation des manières de faire que cela supposait. Plus tard, la création des cycles inscrivait dans la loi (Loi d’orientation de 1989) cette conception de l’apprentissage, mais c’était déjà bien tard : les pratiques dominantes allaient s’accommoder de cette « exigence institutionnelle » comme elles l’avaient fait des précédentes. On ne s’étonne donc pas qu’en 1998, dans son rapport Améliorer l’efficacité de l’école primaire, l’Inspecteur général Jean Ferrier mette en cause les différentes composantes du système éducatif ; le jugement porté sur les enseignants du primaire est la conséquence prévisible de cette longue période d’attentisme : « Vous n’avez pas assez d’ambition pour vos élèves ! » (Titre de l’entretien accordé à la revue « L’éducation enfantine », mars 1999).
Si l’on veut faire progresser les compétences des élèves, les orientations essentielles à privilégier ne supposent pas de longs débats : elles ont depuis longtemps fait l’objet de prescriptions ministérielles explicites. Dans un pays où les enseignants ont, dans une large majorité, toujours été sourds à celles-ci, où ils font massivement usage des notes dès le CP, où il leur arrive maintenant de confondre, internet aidant, apprentissages et « championnats hebdomadaires », d’user et d’abuser, à l’école maternelle, des émoticônes (des « smileys »… mais pas pour tous les élèves !), la question d’un renversement des valeurs dans les pratiques d’enseignement est tout entière posée : aujourd’hui, plus que le regard porté sur l’apprentissage, c’est le regard porté sur l’élève – cet enfant en apprentissages – qu’il faut d’abord changer ! « A la naissance, il y a environ 100 milliards de neurones et quelques centaines de connexions par neurone ; à la puberté, il y en a 10.000. Autrement dit, entre la naissance et la puberté, l’enfant met en place un million de milliards de connexions. […] A partir de sa naissance, un enfant met en place, en moyenne, à chaque seconde, deux millions de connexions. C’est à partir de ça qu’il crée son intelligence. On peut faire n’importe quoi avec un cadeau pareil ! » Merci, Albert Jacquard, de nous avoir donné un argument aussi décisif contre tout propos déterministe, contre toute expression de découragement (1).
… mais où commencent donc les apprentissages fondamentaux ?
Le même décret diffère d’une année les apprentissages fondamentaux, qu’il ne faut donc plus songer à stimuler avant le CP ; il réserve la totalité de la scolarité maternelle à des apprentissages réputés « premiers ». Certes, la GS était depuis 20 ans la proie des éditeurs, qui rivalisaient dans l’édition de manuels et de fichiers de « préapprentissages » ; certes, on pouvait y ajouter la montagne d’exercices depuis longtemps disponibles en ligne, plus formels les uns que les autres (l’apprentissage vu comme un dressage) ; certes, dans bien des classes, on alignait aussi toutes les tables face au tableau… Les choses sérieuses commençaient, les parents pouvaient aisément en faire le constat : la GS était donc bien devenue un « pré-CP ». Fallait-il pour autant casser le statut de « plaque tournante » de la GS, année d’articulation entre cycle des apprentissages premiers et cycle des apprentissages fondamentaux ?
Lorsqu’en 1989 la Loi d’orientation déjà évoquée attribuait à la GS ce statut spécifique, c’était pour donner aux enseignants de maternelle la responsabilité d’approcher, de façon différenciée, les apprentissages fondamentaux, de tenir compte qu’avant leur accès au CP, bien des enfants sont en vif désir de savoir lire – et que, dans certaines familles, ils trouvent à la maison ce que l’école ne leur propose pas ; pour réduire le fossé entre la « petite » et la « grande » école, c’était aussi attendre des enseignants du CP qu’ils s’appuient sur les pratiques et les acquis de la GS, qu’ils se montrent plus attentifs à leurs jeunes élèves en apprentissages – notamment à ceux qui seraient d’évidence en « fragilité d’apprentissages » dans le contexte d’un enseignement « partant de zéro » sous la forme de séances répétitives, détachées de tout contexte, pour l’élève vides de sens.
S’agissant de la langue écrite, le rôle de l’école maternelle devra donc se borner à « préparer l’élève » aux apprentissages fondamentaux. Les programmes de 2008 préconisent-ils autre chose ? Partant du présupposé selon lequel « apprendre à lire », c’est recevoir au CP, en premier lieu, un enseignement rigoureux, planifié et systématique de la combinatoire (autre point de vue, autres qualificatifs pour les mêmes séances de classe), ils précisent en quoi les enfants doivent « se préparer à apprendre à lire et à écrire » jusqu’à la fin de la grande section – « se préparer », et rien de plus : c’est bien, de fait, avoir déjà fixé pour l’école maternelle un programme parfaitement disjoint de celui des premières années de l’école élémentaire.
Qui a bien pu imaginer qu’un enfant de 3 ans peut « se préparer » à quoi que ce soit jusqu’à l’âge de 6 ans… en évitant surtout de faire, pendant 3 ans, ce à quoi il se prépare ?!? Le propos d’Albert Jacquard me semble impliquer un autre regard sur les capacités des enfants de cet âge ; il faut y ajouter les résultats récents des neurosciences qui, démontrant l’extraordinaire plasticité du cerveau, font apparaitre que celui-ci est particulièrement voué aux apprentissages langagiers pendant les 6 premières années de la vie. Autant dire qu’une représentation institutionnelle de l’école maternelle où l’enfant serait maintenu au stade de prétendus préalables – on disait les « pré-requis » il y a quelques décennies, puis on a fortement remis en cause cette conception de l’apprentissage – aurait pour conséquence de laisser le cerveau en jachère au moment où il est le plus disponible pour ces apprentissages ; on n’oubliera pas que c’est aussi l’âge où les enfants manifestent le plus intensément le désir d’apprendre.
Comment donc se prépare-t-on, pendant 3 ans, à apprendre à lire ? Personne aujourd’hui ne l’ignore : en se rompant à l’analyse phonologique. Jusqu’au début des années 2000, on imaginait que la meilleure manière pour « se préparer à lire », c’était d’être sollicité par les livres : le Recteur Michel Migeon, dans son rapport préparatoire à la Loi d’Orientation de 1989 La réussite à l’école – quelques propositions (janvier 1989), soulignait l’importance de « doter chaque classe, et prioritairement celles de GS, CP et CE1, d’une centaine de livres de jeunesse, puisque c’est dans les livres que l’on apprend à lire. » Ce n’était d’ailleurs que faire écho à des instructions plus anciennes, par exemple celle qui figure dans les Programmes de 1977, livret L’école maternelle : « Dans certaines familles où l’écrit apparaît important, les livres, les journaux tiennent une grande place dans les activités des parents ; mais dans beaucoup de milieux, la lecture est loin d’être une occupation familière et favorite. Il appartient donc à l’école, et avant toute chose, de créer ce milieu culturel. »
C’était sans doute un raisonnement un peu trivial. Après avoir beaucoup écouté les orthophonistes, quelques linguistes, un médecin conseil, on s’est donc attelé à cette belle révolution, que l’on a réussie : depuis quelques d’années, surtout depuis 2006 et De Robien, après je ne sais quelles actions de persuasion ou d’imposition à grande échelle – le contraire d’une formation, dont la qualité première est d’être réflexive – on prépare dans les classes maternelles les enfants à la lecture en substituant aux temps consacrés aux livres un temps équivalent consacré à l’analyse phonologique (« Avec toutes ces séances de phonologie, je n’ai pratiquement plus de temps pour lire des livres aux enfants » est une phrase que j’ai plusieurs fois entendue). Ce qui va bien au-delà des prescriptions des programmes de 2008 : aucune rubrique « phonologie » n’y figure, et les activités dont l’objet est de « se familiariser avec l’écrit » y occupent une place significative : pourtant, dans les prescriptions de terrain, l’idéologie de la compétence phonologique comme pré-requis presque exclusif s’est imposée en peu d’années.
Pour aller jusqu’au bout dans la logique des « apprentissages premiers », qui impliquent une « pédagogie spécifique à l’école maternelle », l’injonction institutionnelle est de redonner toute sa place au jeu. La place du jeu à l’école maternelle n’aurait jamais dû être considérée comme secondaire : on apprend en jouant, c’est bien connu… Encore faudrait-il s’entendre sur ce que sont, à 3, 4, 5 ans, les jeux porteurs d’apprentissages. Depuis un an, on assiste à la réinstallation massive, pilotée « par le haut », de larges coins jeux dans chaque classe maternelle, dans lesquels les enfants miment les activités vécues « en famille ». Réputés constituer « un trait d’union entre la maison et l’école », ces coins jeux seraient-ils indispensables pendant des années parce que rassurants pendant quelques jours ? Parce qu’ils demeurent plus ou moins inamovibles de la PS à la GS, ils me semblent au contraire donner à des enfants pourtant scolarisés – c’est l’école maternelle ! – des représentations aberrantes du lieu dans lequel on les conduit le matin, un lieu en principe spécifiquement voué à des apprentissages ; il faudra bien, un jour, « devenir élève », et ce ne sera pas sans rupture douloureuse avec ces représentations.
Dire jeux n’est pas dire coins jeux : la pratique dès le plus jeune âge des jeux « de société » peut efficacement contribuer à la socialisation, à l’apprentissage de stratégies, à la construction de compétences langagières ou mathématiques ; comme il s’agit d’objets culturels d’une extrême variété, on imagine sans peine le bénéfice que peuvent en tirer les élèves dans une approche raisonnée tout au long de la maternelle. Mais former à de telles pratiques est évidemment plus difficile que d’installer à demeure, et jusqu’en grande section, coin cuisine, coin poupées et quelques autres… en faisant preuve de beaucoup d’imagination pour leur attribuer, d’une année à l’autre, de nouveaux objectifs d’apprentissage.
Si, en PS, les coins jeux sont particulièrement favorables aux interactions langagières, il convient de préciser quels sont les apprentissages effectivement visés dans ces moments. Un exemple mis en ligne à une adresse institutionnelle montre des « petits » qui, à l’occasion de l’activité cuisine, apprennent à « nommer les différents éléments, nommer les différentes actions » (« Tu épluches la pomme de terre avec l’épluche-légumes… Tu écrases la pomme de terre avec le moulin à légumes »). C’était ce que je voyais dans les classes maternelles que je visitais dans les années 70. A l’époque, il fallait aussi initier les jeunes enfants au maniement des structures fondamentales de la phrase française, objectif qui semble aujourd’hui passablement ignoré ; reste donc l’acquisition d’un vocabulaire supposé « de base », si tant est que casserole, fourchette ou moulin à légumes assurent des bases solides pour les pratiques discursives à venir.
A la même époque, je voyais déjà, en classe de PS, des enfants, assis ou couchés sur des coussins, dialoguer intensément autour d’un livre, que la scène représentée se déroule dans la forêt… ou dans la cuisine ! – c’était bien sûr parce que ces classes donnaient aux livres une place essentielle. Lorsque les enseignants proposent une véritable approche culturelle de la langue à travers les livres, les progrès sont tels qu’il est difficile de les imaginer si l’on a pour seul horizon une approche techniciste : des lectures quotidiennes, notamment de textes répétitifs en petite section, de textes plus variés et plus complexes par la suite, familiarisent avec une grande diversité de conduites narratives, avec des formes élaborées de la langue, en même temps qu’elles alimentent des interactions verbales à caractère explicatif ou argumentatif. Un seul exemple de niveau PS : les nombreuses variations disponibles à partir de la comptine Loup y es-tu ? (2). Réparties sur quelques semaines, mêlées à d’autres qui n’ont aucun rapport (parce qu’il faut ménager l’effet d’étonnement), ces lectures créent des attentes, développent l’attention, mobilisent les prises de parole, provoquent des échanges parfois « serrés » qui résultent de la comparaison des différents albums ; elles sous-tendent évidemment des acquisitions lexicales ou syntaxiques, mais ce sont surtout des conduites discursives progressivement plus complexes qui s’élaborent dans ces vrais moments de dialogue. Parce qu’elles naissent d’une pratique assidue des livres, qui fonde à long terme la construction d’un « sujet culturel », ces interactions verbales n’ont rien de commun avec les prises de parole juxtaposées, souvent peu justifiées par le contexte, de moments de « langage » appuyés sur la seule reproduction de scènes de la vie quotidienne.
Redéfinir pour le CP « les fondamentaux »
Après le DVD « Apprendre à lire » de 2006, le CNDP met en ligne, sous le titre « Lire… Une année d’apprentissage de la lecture au CP », un certain nombre de moments de classe qui illustrent les préconisations des programmes en vigueur : les « pré-requis » phonologiques servent à construire les relations phonèmes-graphèmes, la lecture d’un texte est conduite en marquant fortement le découpage syllabique ; l’écriture est un apprentissage graphique avant d’être, tardivement, création de phrases, puis de quelques textes. Tout se passe comme si des compétences complexes pouvaient émerger, pour l’essentiel, de la maitrise des correspondances entre « code écrit » et « code oral », suivie d’un entrainement régulier en direction d’une « lecture fluide ». Au moment où on peut espérer des évolutions majeures dans les programmes du CP, il me semble opportun, après des années d’enlisement phonologique en GS, d’enlisement graphophonologique au CP, de montrer en quoi l’approche des apprentissages fondamentaux, de la GS au CP, peut être envisagée de façon résolument différente.
J’ai déjà eu l’occasion de préciser, dans les colonnes du Café pédagogique, comment s’organisaient les approches de la langue écrite dans une école maternelle de ZEP : elles étaient relatées sous forme de journal mensuel de la GS, de janvier à juin 2006, puis sous forme de chronique trimestrielle sur les deux années de MS puis de GS, de septembre 2006 à juin 2008. Envisagée sous l’angle dont j’ai rendu compte, la GS n’est en rien un « pré-CP » : les enfants s’immergent dans les livres, se confrontent à l’écrit… découvrent l’écriture ; en produisant crayon en main des énoncés progressivement plus élaborés, ils vivent régulièrement, dans une dynamique d’apprentissages culturels, des situations de résolution de problèmes de langue écrite qui font sens pour eux.
Au terme d’une GS ainsi conduite, les élèves abordent le CP avec des acquis plus ou moins importants : la poursuite au CP de la pratique régulière des productions d’écrit individuelles, qui s’adapte au cheminement et au rythme de chaque élève, répond aux exigences d’une pédagogie différenciée soucieuse d’accompagner chaque élève dans ses apprentissages. S’agissant de la maitrise de la langue écrite, le peu de place accordé d’habitude à la production d’écrit au CP, au CE1, a d’ailleurs de quoi surprendre : on n’imagine pas un enseignant du primaire faire découvrir aux élèves un jeu de ballon autrement qu’en mettant un ballon dans leurs mains ! L’importance de l’écriture dans l’apprentissage a pourtant été soulignée et argumentée par bon nombre d’auteurs depuis des décennies, et les programmes officiels y insistent en 2002, le répètent en 2007 : « Apprendre à écrire est l’un des meilleurs moyens d’apprendre à lire. »
J’ai montré comment, dès la maternelle, les albums répétitifs et les comptines rimées étaient la source de situations d’écriture variées : les premiers pour aborder des structures syntaxiques ou des champs lexicaux, les secondes pour explorer la composante phonologique de la langue et découvrir des correspondances phonies-graphies. Il faut bien sûr poursuivre au CP la production de tels textes répétitifs, de telles comptines rimées, en ménageant la progressivité des exigences : longueur des textes produits, élaboration des structures grammaticales, difficulté des correspondances phonèmes/graphèmes.
Avec des élèves qui, en grande section, ont beaucoup écrit, on peut aborder sans tarder la production d’autres types de textes, qu’il s’agisse de textes narratifs ou de textes informatifs. La règle est que, quel qu’en soit l’objet, la production ne prenne jamais la forme d’une « dictée à l’adulte » mais qu’elle consiste bien en une écriture individuelle crayon en main : charge à l’enseignant(e) de créer les conditions pour que ce soient des situations de réussite – notamment en proposant des aides variées, d’accès plus ou moins facile, et en n’ayant jamais les mêmes exigences de longueur ou d’élaboration textuelle avec tous les élèves.
Pour que ces pratiques d’écriture soient vécues par les élèves comme des situations authentiques, il faut aussi qu’elles s’enracinent étroitement dans les expériences culturelles de la classe : c’est l’autre clé essentielle de la réussite, notamment pour les élèves qui ne disposent pas chez eux des mêmes environnements stimulants dans le domaine de la langue écrite. L’habitude de l’écoute de multiples textes, narratifs, informatifs, poétiques, bien ancrée depuis la maternelle, se poursuit naturellement tout au long du CP – comme elle devrait se poursuivre au-delà : « En même temps qu’il apprend à lire et à écrire de manière autonome des textes à sa portée, chaque enfant continue à enrichir sa culture de l’écrit avec des lectures plus longues et plus complexes qu’au cycle 1. Il peut ainsi découvrir les structures et les fonctionnements spécifiques de textes de différents types (narratifs, mais aussi injonctifs ou descriptifs), ainsi que les structures et le fonctionnement du français écrit qui y correspondent ». (MEN, La maitrise de la langue à l’école, 1992).
Un seul exemple : familiers depuis la GS des documentaires animaliers, les élèves continuent d’en découvrir régulièrement au CP, croisent des informations, se questionnent, veulent « en savoir plus » : quant à la répartition géographique (où trouve-t-on le crocodile ? le caïman ? l’alligator ?), quant aux formes de reproduction, aux régimes alimentaires, aux caractéristiques du mode de vie… Ces lectures, que prolongent les lectures personnelles grâce à la mise en circulation d’albums documentaires (monographies, petites encyclopédies), ont donc un rôle décisif dans les apprentissages : en même temps qu’elles constituent une mine inépuisable de découverte du monde vivant, elles organisent les représentations mentales de la langue écrite, elles constituent une invitation permanente au retour aux sources d’information, elles rendent possible l’accès individuel à des textes complexes.
Pensées dans la continuité avec la GS de maternelle, les pratiques d’une telle classe de CP obéissent à une logique en rupture profonde avec celle qui détermine le quotidien des CP que nous avons en mémoire – ceux qui n’ont eu aucun mal à se couler dans le moule des prescriptions De Robien-Darcos : c’est pourquoi je me propose de vous rendre compte de cette autre manière de « penser un CP » dans les semaines qui viennent. J’espère pouvoir montrer ainsi en quoi, à l’issue d’une école maternelle porteuse d’ « ambition pour [ses] élèves », les pratiques de lecture et d’écriture peuvent être pleinement appréhendées, tout au long du CP, dans une logique d’apprentissages culturels au service de la réussite de tous les élèves.
Bernard Devanne
Notes :
(1) Propos tenus lors d’une émission consacrée à l’inné et l’acquis (France Inter, 1999). L’ensemble de la démonstration, donnée en conférence, est accessible à l’adresse http://livrepasserelle.blogspot.fr/2008/05/confrence-dalbert-jacquard-octobre-2005.html
(2) Loup y es-tu ?, de Sylvie Auzary-Luton (L’école des loisirs) ; Loup y-es tu ?, de Charlotte Mollet (Didier jeunesse, coll. Pirouette) ; Loup, d’Olivier Douzou (Rouergue) ; Je m’habille et je te croque, de Bénédicte Guettier (L’Ecole des loisirs) ; Loup, loup y es-tu, de Mario Ramos (Pastel) ; Grand-Mère Loup, y es-tu ?, de Ken Brown (Gallimard).