Si l’année scolaire 2012-2013 a été marquée par le remplacement des TBI par les tablettes, dans le paysage des TIC en éducation, l’année 2013-2014 sera-t-elle celle qui verra le triomphe des smartphones ? Observant depuis plus de trente années que les objets techniques se succèdent et se remplacent dans le paysage médiatique, on peut être tenté de penser que cela va continuer. Une enseignante qui déclarait abandonner une expérimentation qu’elle avait menée durant quatre ans avec ses élèves n’a pas hésité à penser qu’il lui suffirait de prendre la nouveauté technique d’après, pour continuer à être « en haut de la vague » médiatico-technologique. Relayés par les concepteurs et vendeurs, ces enseignants, que l’on dit parfois innovants (?) sont souvent les alliés objectifs, parfois revendiqués, des sphères qui les promeuvent.
Qu’a-t-on observé cette année ? La déferlante des tablettes. Cette déferlante est-elle similaire à celle des TBI des années qui ont précédé ? La comparaison entre les deux objets et la persistance argumentative des vendeurs de TBI dans l’élargissement de leur offre aux boitiers de vote et même aux tablettes peuvent nous éclairer. Du côté des vendeurs pas de changement : un produit séduit, il est vendable pour peu que l’on sache désigner cette séduction et l’habiller des vertus qui vont avoir un écho auprès des enseignants. Du côté des enseignants, les choses sont bien différentes. Quelques points d’observation permettent de le confirmer :
1 – Appropriation : il n’y a pas photo ! La tablette doit son succès au fait que chaque nouvel utilisateur peut très vite parvenir à un résultat honorable sans connaissances informatiques particulières. Les enseignants habitués à se battre avec des ordinateurs parfois vétustes, parfois lents, en particulier à la mise en route y ont immédiatement vu un intérêt pédagogique. Les TBI eux, doivent leur succès aux démonstrations magistrales. Elles mettent l’enseignant en valeur comme « chef d’orchestre numérique » de la classe. Comme l’écart avec les pratiques magistrales est faible, le succès est vite arrivé du côté des constructeurs. Mais c’est du côté des usagers que les choses se sont rapidement calmées : les usages ultra majoritaires sont des usages de vidéoprojection simple. Car l’appropriation des logiciels de TBI ainsi que de l’appareil lui-même révèle quelques obstacles : calibrage des crayons, surface d’affichage dédiée, alimentation électrique, connectique etc.
2 – Adaptation au contexte de la classe. Nombre d’enseignants qui ont vu arriver certains TBI se sont retrouvés avec un espace restreint de travail. De plus le mot interactif, vanté dans les publicités ne portait que sur l’utilisateur unique, pas sur la classe (ce que les premiers expérimentateurs ont rapidement contourné avec des tablettes graphiques sans fil pour permettre aux élèves d’agir). Du côté des tablettes, l’affaire est bien différente, car l’analogie avec le papier et le livre a rapidement rencontré l’imaginaire commun. Peu encombrant, à portée de la main, démarrant instantanément, la tablette se glisse facilement dans le paysage de la classe qu’elle ne perturbe pas. De plus, la possibilité pour chacun des élèves d’agir et le développement des solutions collaboratives facilitent grandement la mise en oeuvre de ce que l’on nomme interactivité. Il est vrai que par contre, l’enseignant, face à une classe de tablettes ne bénéficie pas de la focalisation de l’attention que permet le tableau. Les risques de dispersion sont bien réels, surtout si Internet est accessible. Conduire la classe, avec des tablettes est bien différent d’avec le TBI. On ne peut que constater que les « objets techniques » ne sont pas de simples outils et que leur « affordance » doit être prise en compte dans les choix pédagogiques.
3 – Efficience et infrastructure. Pour le TBI l’analogie avec le tableau à craie ou à feutre effaçable est évidente et confirmée par la majorité des usages. Cela signifie donc que l’on a certes un enrichissement par la projection numérique (et parfois par l’usage de l’interactivité machinique), mais que l’on n’a pas forcément une amélioration, si tant est que la comparaison soit possible. Avec la tablette les choses se compliquent, car au delà de l’analogie avec le papier ou le livre, le décalage est important par le simple fait que l’on peut y intégrer aussi bien les moyens de lecture que les moyens d’écriture, multimédia, mais aussi on peut envisager de communiquer de plusieurs manières dans et hors la classe. Dès lors l’efficience de l’objet va dépendre réellement de la stratégie pédagogique mise en place par l’enseignant. Il faut ici ajouter que les besoins en infrastructure, réseau etc., sont plus importants pour les tablettes. C’est en particulier l’alimentation électrique et le réseau wifi qui peuvent poser problème.
Les enseignants qui voient ainsi se succéder les objets dans leur environnement cherchent bien évidemment à donner sens à tout cela. Ils commencent, et on l’observe souvent, au plus près de leurs pratiques habituelles par se familiariser avec ces objets nouveaux. L’innovation, quand elle est identifiée, est bien souvent soit dans la réponse à des questions de situation d’enseignement faisant problème, soit dans l’envie de mettre un objet en service et ainsi d’essayer quelque chose qui est considéré comme innovant, ne serait-ce parce que l’objet est nouveau. Mais beaucoup d’enseignants subissent les objets : soit parce qu’on les leur impose dans leur environnement, soit parce que les élèves les utilisant, ils se sentent contraints.
Jusqu’à récemment l’informatique, les TIC ne s’étaient imposés dans les écoles que par volonté politique, mais à partir du moment où les objets sont devenus transportables, ils ont aussi fait partie du quotidien des élèves, et bien plus encore, certains élèves ont commencé à les amener dans l’établissement. Si avec les téléphones portables cette irruption était relativement maîtrisable, les smartphones apportent un potentiel jusque là peu souvent présent en classe. Or désormais du smartphone à la tablette, l’environnement d’information communication personnel du jeune prend place dans son vécu d’élève. Est-ce pour autant qu’il faut s’en emparer dans les classes ? Ce n’est pas certain. L’enseignement et le système scolaire sont habitués à piloter les objets qui peuplent l’espace de leur activité ainsi que de celle des élèves. Accepter l’irruption d’objets concurrents, c’est aussi risquer d’accepter l’idée d’une certaine perte de contrôle, à moins que cette arrivée soit travaillée par les équipes de manière constructive et pas seulement de manière défensive. Pourquoi me dira-t-on ? Parce qu’une urgence monte : celle du sens à donner aux objets techniques. Comment construire ce sens sans se confronter directement à ces objets ? Le sanctuaire que pourrait être l’école deviendrait alors un lieu d’exclusion plutôt qu’un lieu de protection.
Après une année marquée pas le volontarisme ministériel autour du numérique, de nouveaux écueils guettent le monde scolaire et universitaire : faut-il réagir à tout, tout de suite, comme certains le font dès qu’une nouveauté est médiatisée ? Faut-il attendre que les choses se calment au risque de passer pour frileux, voire opposant au progrès ? Ni l’un ni l’autre. Il faut probablement transformer l’approche en pensant non pas nouveauté mais constante. Or ce qui est constant dans l’activité d’enseignement c’est la nécessité de travailler au quotidien comme un artisan, en évitant que le prêt à porter numérique ne vienne effacer la nécessaire prise en compte du sur-mesure pédagogique. Chaque élève, chaque jeune est un chemin d’apprentissage différent. Si nous voulons utiliser des objets techniques, que ce soit toujours pour faciliter ces chemins, si particuliers, si personnels.
Bruno Devauchelle
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