À l’heure où André Ouzoulias, ancien professeur d’IUFM, juge les nouvelles maquettes des concours catastrophiques et susceptibles d’abaisser le niveau des futurs professeurs (voir le récent article du Café Pédagogique), nous avons demandé leur avis à trois spécialistes : Marc Bubert, professeur de Lettres Classiques reconnu de l’Académie de Lille, Philippe Cibois, sociologue, historien de l’enseignement du latin, et Paul Mattéi, professeur des universités, afin d’y voir un peu plus clair sur les tenants et aboutissants de la modification du Capes de Lettres et de l’optionalisation des Lettres Classiques.
Nous espérons pouvoir très prochainement vous relayer des éclaircissements plus officiels à ce sujet, quand ils auront été communiqués.
1) Capes et modification du Code de l’Education
Par Marc Bubert, professeur de Lettres Classiques dans le Nord qui a contribué au développement de l’ECLA aux côtés d’autres collègues et qui a mené ou mène, pour ses élèves latinistes de collège, les projets suivants :
– 2007 : réalisation par les élèves de l’exposition internationale La langue de la louve, le latin au-delà de ses racines au Musée/Site départemental d’Archéologie à Bavay (Nord), en partenariat avec des musées des vingt-sept pays de l’Union Européenne (Prix de l’Innovation Éducative 2005).
– Depuis 2009, Projet PLINIUS, Dialogue entre les Langues et cultures de l’Antiquité et les sciences de l’archéologie, grâce auquel les Latino-hellénistes de Troisième sont amenés à étudier textes et objets archéologiques avec des chercheurs du CNRS et des enseignants-chercheurs de l’Université.
– Depuis 2009, Lectures croisées de l’Antiquité aux littératures d’Europe qui ont pour but de mettre au jour les liens intrinsèques entre les littératures grecque et latine d’une part, et, d’autre part, les littératures européennes contemporaines : les élèves comparent et commentent textes anciens et textes contemporains au côté de leurs auteurs étrangers invités au collège.
– En 2012-2013, Classe de Culture et Littérature Européennes (CCLE) : durant une semaine, les latinistes de Quatrième conjuguent lecture des littératures antiques et d’œuvres picturales, audition de conférences et créations littéraire et audiovisuelle sur le thème Rire de soi, rire du monde avec l’écrivain belge néerlandophone Frank ADAM, auteur de fables absurdes.
Marc Bubert : J’entends bien les plaintes diverses de nos collègues (concernant la fusion des capes de lettres NDLR). Jamais je n’ai fait partie de ceux qui regardent en arrière et évoquent un temps béni que notre génération n’a pas connue. J’ai jusqu’ici voulu faire progresser les LCA : mes travaux innovants en témoignent. Peut-être l’innovation aurait-elle méritée d’être entendue il y a 15 ou 20 ans par une Inspection Générale trop frileuse et peu au fait des qualités des uns et des autres sur le terrain. Lohe et Maier, notamment, avaient donné une excellente piste pour les LCA en 2000 déjà. En Allemagne, l’enseignement du latin menace actuellement l’enseignement du français ! Mais notre pays rechigne toujours à regarder ce qui marche chez les voisins : il imagine encore devoir tout inventer…
Je pense qu’il convient de replacer ce qui arrive aujourd’hui au CAPES de LC dans son contexte, notamment de la modification du Code de l’Education passée en première lecture à l’Assemblée durant la semaine d’enfumage avec l’affaire Cahuzac. Voici le contenu d’un mail que j’adressais alors à mon Inspecteur :
« l’évolution du code de l’éducation mardi dernier en première lecture à l’Assemblée Nationale amène les professeurs à réfléchir la remise en cause de la nature pédagogique et des contenus didactiques dans leur enseignement. Le nouvel article 32bis remplace la notion de « culture accordée à la société de leur temps » par « une formation secondaire accordée à la société de leur temps ». L’abandon de la notion de culture comme objectif au profit de la formation change la fonction de l’enseignant. Doit-il devenir simple pourvoyeur d’employabilité et d’efficience professionnelle ? D’autre part, la révision de l’article L332-3 concerne plus particulièrement les Langues et Cultures de l’Antiquité : les « enseignements complémentaires peuvent être proposés afin de favoriser l’acquisition du socle commun […] ». Est-ce là la fonction des Humanités ? Si le problème de l’existence des LCA est quasiment réglé au Lycée, tout semble mis en oeuvre pour lui trouver aussi une solution en Collège.
Sans remettre en cause l’évolution de la loi, je m’interroge sur le bien-fondé de tout mon travail depuis dix-huit ans et sur sa pérennité au sein d’une école qui, à mon sens, régresse et plie face aux changements de la société.
En ce qui concerne le Code de l’Education : voici les anciens articles et les nouveaux :
Ancien article : Article L332-2
Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire. Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en vue de donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. Elle repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques, manuelles, physiques et sportives et permet de révéler les aptitudes et les goûts. Elle constitue le support de formations générales ou professionnelles ultérieures, que celles-ci suivent immédiatement ou qu’elles soient données dans le cadre de l’éducation permanente.
Article 32 bis (nouveau)
Les deux premières phrases de l’article L. 332-2 du même code sont remplacées par une phrase ainsi rédigée : « Dans la continuité de l’école primaire et dans le cadre de l’acquisition progressive du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire accordée à la société de leur temps. »
Ancien article : Article L332-3
Les collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre niveaux successifs. Les deux derniers peuvent comporter aussi des enseignements complémentaires dont certains préparent à une formation professionnelle ; ces derniers peuvent comporter des stages contrôlés par l’Etat et accomplis auprès de professionnels agréés. La scolarité correspondant à ces deux niveaux et comportant obligatoirement l’enseignement commun peut être accomplie dans des classes préparatoires rattachées à un établissement de formation professionnelle.
Nouvel article : Article 33
L’article L. 332-3 du même code est ainsi modifié : 1° Les deuxième et troisième phrases sont ainsi rédigées : « À chacun d’entre eux, des enseignements complémentaires peuvent être proposés afin de favoriser l’acquisition du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Au cours de la dernière année de scolarité au collège, ceux-ci peuvent préparer les élèves à une formation professionnelle et, dans ce cas, comporter éventuellement des stages contrôlés par l’État et accomplis auprès de professionnels agréés. »
En outre, souvenons-nous aussi de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) ratifié par le gouvernement Jospin en son temps qui nous impose aujourd’hui non plus d’éduquer des esprits libres, mais de former des travailleurs disponibles et peu réactifs.
Donc la logique de transformation de l’École engagée alors continue aujourd’hui : le changement n’en est pas un, la continuité est à l’oeuvre au détriment de la qualité de notre enseignement et des LCA.
Je m’interroge sur la raison de la préparation de nouveaux programmes de LCA pour le Collège par la DGESCO : à qui veut-on encore faire prendre des vessies pour des lanternes ?
2) Les Métamorphoses du Capes de lettres : De quel professeur de lettres avons-nous besoin et quels besoins a le professeur de lettres aujourd’hui ?
Par Philippe Cibois, sociologue (professeur émérite de l’université de Versailles – St-Quentin), il travaille sur la question de l’enseignement du latin et, depuis trois ans, échange avec les professeurs de latin par le biais de son carnet de recherche intitulé La question du latin. »
Pourquoi unifier sous une même rubrique « lettres » les Capes de lettres classiques et de lettres modernes ? Ce n’est pas pour des raisons de faibles effectifs : les dernières statistiques du Ministère qui distinguent les deux Capes (NI 09.26) font état de 758 postes proposés au concours de lettres modernes contre 150 en lettres classiques. Ce dernier effectif est bien plus élevé que d’autres regroupements comme celui des langues régionales, Corse excepté (?), qui à la même session 2008 n’offrait que 13 postes.
Si on compare les nouveaux textes et les anciens, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un début d’unification dont l’objectif pourrait être de faire qu’un futur enseignant de français fasse la preuve de tous les savoirs qui lui seront nécessaires.
En voici quelques exemples dont le premier est le texte de la composition française, commune aux deux options (lettres classiques et lettres modernes) qui dit vouloir mobiliser « l’histoire littéraire de l’antiquité à nos jours », mention qui était absente des précédents programmes.
On formait donc auparavant des professeurs de lettres qui auraient pu ignorer l’Iliade et l’Odyssée ou l’Énéide et qui auraient eu à expliquer un texte de la Renaissance ou plus près de nous, la pièce de Giraudoux ? Je n’en crois rien, ils avaient ces connaissances, mais elles n’étaient pas explicitement vérifiées et il est très positif que l’épreuve écrite indique désormais cette référence. Il faut maintenant aller plus loin : est-il normal qu’un professeur de français ignore le français médiéval ? C’est encore possible s’il prend l’option lettres classiques.
Il faut donc définir ce dont a besoin comme connaissances un futur professeur de français : le texte de l’épreuve de composition française précise qu’il s’agit de mobiliser, en s’appuyant sur des lectures nombreuses et variées « une culture littéraire et artistique, des connaissances liées aux genres, à l’histoire littéraire de l’antiquité à nos jours, à l’histoire des idées et des formes, et s’attachant aussi aux questions d’esthétique et de poétique, de création, de réception et d’interprétation des œuvres ». Il s’agit en un mot d’une vaste culture littéraire et hormis la mention de l’antiquité, il n’y a pas d’évolution notable d’un programme tout à fait acceptable.
Dans les épreuves d’admission, le problème de l’adaptation de la culture « à un public ou un contexte donné » est une préoccupation nouvelle dont on comprend bien la nécessité aujourd’hui.
Les programmes doivent être définis par les besoins de l’enseignement. Il faut définir ce que doit maîtriser tout professeur de lettres en plus de la vaste culture littéraire définie plus haut :
– le latin du français : tout professeur de lettres doit pouvoir rendre compte des centaines d’expressions du latin du français, du curriculum vitae au fait qu’un nihiliste n’est pas un partisan d’un monsieur nihil comme les gaullistes le sont du Général. Pour cela tous les enseignants de français doivent connaître la morphologie du latin (mais peu de syntaxe) ;
– l’ancien français et l’évolution de la langue ;
– l’orthographe du français : elle est incompréhensible sans une connaissance de l’évolution de la langue certes, mais aussi sans connaissance de la dose de latin qui à diverses époques a été injectée dans la langue dans un processus de relatinisation. Là aussi des connaissances de latin sont indispensables ;
– théâtre ou cinéma : le nouvel arrêté propose une option très intéressante qu’un professeur de français, dans l’idéal, devrait pouvoir aussi maîtriser puisqu’il s’agit de la culture littéraire contemporaine.
Concluons : la connaissance du latin est indispensable à l’ensemble des professeurs de français. Un premier pas vers une unification souhaitable a été fait par la mention de l’histoire littéraire de l’antiquité, il reste à aller plus loin et à faire que tous les futurs professeurs de français disposent de connaissances sur la morphologie du latin et sur l’ancien français.
Publications de Philippe Cibois
– Carnet de recherche « La question du latin » : http://enseignement-latin.hypotheses.org/
– 1989 « Pour une réforme de l’orthographe », Esprit (9) septembre 1989, p 59-64
– 1996 « Le choix de l’option latin au Collège », Education et Formations, n°48, décembre 1996, pp.39-51.
– 2000 « La question du latin : des critiques du XVIIIe siècle au revival du XIXe », L’Information littéraire, 52 (1), janvier-mars 2000, p.7-28.
– 2011 L’enseignement du latin en France. Une socio-histoire, disponible sur le site des Classiques des sciences sociales de l’université du Québec (Collection « Les sciences sociales contemporaines ») : http://classiques.uqac.ca/contemporain[…]
– 2012 « L’avenir des humanités », Esprit, Décembre 2012, p. 20-34 : http://cibois.pagesperso-orange.fr/CiboisEspritDec2012.pdf
3) formation et préparation du concours à l’université
Trois questions à Paul Mattéi, Professeur de langue et littérature latines à l’Université Lyon II ; Conseiller scientifique de Sources Chrétiennes
Café Pédagogique : Comment les professeurs d’Université ont-ils reçu cette nouvelle de la refonte du Capes de Lettres ?
Paul Mattéi : J’ai reçu de mes collègues le projet d’arrêté. Tout le monde est remonté, car les ministres n’ont fait que la moitié du chemin, et de plus, comme d’habitude, on demande aux Universités de proposer en catastrophe leurs maquettes de cours de préparation, pour entrer en vigueur dès la rentrée prochaine, comme si en avril-juin, avec toutes les obligations de fin d’année (examens, soutenances, jurys, etc.) les diverses instances avaient le temps de réfléchir à loisir… Inutile de vous dire que ça renâcle, et à juste titre…
C.P. : Quel est votre sentiment concernant les nouvelles modalités d’organisation du concours ?
P.M. : C’est surtout la nature des épreuves qui intrigue. On a voulu revenir à un concours « disciplinaire », ou « académique », sans renoncer aux fantaisies pédagogico-didactiques. Je ne sais comment s’organisera, si elle s’organise jamais, la préparation aux épreuves sur dossier, monstres sans queue ni tête. Mon sentiment est le suivant. Il aurait mieux valu revenir franchement à la répartition ancienne : un concours théorique avec dissertation et version, uniquement, à l’écrit, une épreuve de français et une épreuve de langue ancienne, avec tirage au sort de la langue, à l’oral, et laisser pour l’année pratique tout ce qui concerne la pédagogie et la didactique, il est vrai en articulant mieux le rapport entre les Universités et les héritiers des anciens IUFM. Faute de revenir à cette répartition salutaire (et je ne parle pas en « laudator temporis acti »), on perdra tout moyen de vérifier l’aptitude réelle des candidats.
C.P. : Quelles seront à votre avis les conséquences sur la visibilité des Lettres Classiques optionalisées dans ce nouveau Capes de Lettres commun ?
P.M. : Quant au fond, ce n’est ni fait ni à faire. Je m’en tiendrai aux Lettres Classiques. Ce n’est là que mon opinion, mais j’ai le sentiment qu’elle est largement partagée.
Il est vrai qu’il n’y plus qu’un CAPES de Lettres, avec deux options. J’avoue à ce stade ne pas mesurer l’impact sur la visibilité des Lettres Classiques. Il n’est pas impossible qu’il y ait des retombées concernant le nombre de postes. Comment procédera le ministère de l’EN ? Un contingent global, avec fléchage contraint, Ou possibilités de moduler à l’intérieur dudit contingent ? C’est un point délicat dont il faudra bien parler avec les étudiants, quand nous en saurons davantage. Reste que, je pense, ou du moins j’espère, que l’inscription au concours avec option LC ne pourra se faire qu’avec une licence LC…
4) Lettre ouverte de la Cnarela : étudier les Langues Anciennes : un droit pour tous les élèves ! Assurons-leur des professeurs de Lettres classiques !
LETTRE OUVERTE de la CNARELA à Madame la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et à Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale.
Un arrêté, publié le 19 avril 2013 sur le site du Ministère de l’Éducation Nationale, annonce le regroupement des CAPES de Lettres modernes et de Lettres classiques au sein d’un unique CAPES de Lettres.
La CNARELA, Coordination Nationale des Enseignants de Langues Anciennes regroupant 27 associations de professeurs de collège, de lycée et d’université, tient à exprimer sa grande inquiétude et ses interrogations.
Nous rappelons qu’il est indispensable d’assurer la présence d’au moins un professeur capable d’enseigner le latin et le grec dans chaque collège et dans chaque lycée de toutes les académies. Chaque élève doit en effet pouvoir bénéficier de ces enseignements dans des conditions d’apprentissage convenables, au nom de l’égalité républicaine et de l’égalité du territoire.
Récemment, le caractère bien spécifique de l’étude des langues anciennes a été mis en évidence par des personnalités éminentes comme Barbara Cassin (« Les langues anciennes ne servent à rien en particulier, mais elles peuvent être utiles à tout », L’Expansion du 15 mars 2013) et Jean-François Pradeau (Les « humanités », au cœur de l’excellence scolaire et professionnelle, Centre d’Analyse stratégique, N°2013-02, février 2013), ou encore par un article des Échos intitulé « Le latin et le grec, une force pour l’entreprise ! » (22 mars 2013).
D’autre part, les langues anciennes doivent connaître un nouvel essor dans le cadre de la refondation de l’enseignement, comme le préconise le rapport de la journée organisée par l’Inspection générale pour les IA-IPR de lettres le 21 mars dernier.
Comment les nouvelles modalités de recrutement, qui vont à l’encontre de ces prises de position et de ces orientations, pourront-elles garantir la présence effective des Langues et Cultures de l’Antiquité dans tous les collèges et les lycées de France ? Les classements séparés assureront-ils un contingent suffisant de professeurs de Lettres classiques ?
Les difficultés de recrutement ne pourront pas être réglées par cette fusion à moins que l’on ne sacrifie l’enseignement du grec, causant ainsi une perte inestimable dans la formation de nos futurs citoyens et anéantissant définitivement un champ de connaissances indispensables pour comprendre plusieurs siècles de culture française, européenne et méditerranéenne. Si l’on veut que des jeunes se destinent à l’enseignement des Langues et Cultures de l’Antiquité, il faut cesser de leur rendre difficiles d’accès ces enseignements dans le secondaire comme dans le supérieur.
Les nouvelles modalités des CAPES devant entrer en application dès la rentrée 2013, nous demandons par conséquent que l’on garantisse formellement l’attribution à l’« option » Lettres classiques d’un quota de postes correspondant aux besoins et que des postes spécifiquement classiques existent dans tous les établissements.
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