Le 19 mars dernier étaient dévoilés sur le site du Ministère la nouvelle liste des concours du Capes ainsi que l’arrêté précisant les modalités d’organisation des concours. On y apprenait, sans annonce préalable, que le Capes de Lettres Classiques était fusionné avec le Capes de Lettres Modernes en un Capes de Lettres commun dont les Langues Anciennes ne constituaient plus qu’une option. Aussitôt, la communauté des enseignants de Langues Anciennes s’émouvait de cette nouvelle, criant (une nouvelle fois) à la mort des langues déjà mortes, tandis que certains proviseurs et syndicats (toujours ?) bien informés, annonçaient que non, rien n’avait changé et que les professeurs de langues anciennes s’alarmaient (encore) pour rien.
Cette situation nous conduit tout naturellement à nous demander si les profs de Langues Anciennes ne sont pas un peu paranoïaques. Pour pouvoir répondre correctement à cette question, il nous faut d’abord faire un petit historique de l’enseignement du latin en France.
– De 1942 à 1968 : un élève de 6ème a 6 heures de latin hebdomadaires, 5 h en 5ème, 4h en 4ème et 3ème, puis 4 heures de grec en 4ème s’il choisit cette option. Au lycée , les élèves qui choisissent ces options ont 4 heures hebdomadaires jusqu’en 1ère.
– De 1969 à 1998, le latin est présenté sous la forme d’une année d’initiation obligatoire pour tous en 5ème. A partir de l’année de 4ème, le latin et le grec deviennent des options. Il est alors possible de faire latin, ou grec ou les deux, à raison de 3 heures hebdomadaires pour chaque discipline. Au lycée, les élèves ont 3 heures hebdomadaires pour chacune de ces options. Des aménagements horaires sont possibles pour les élèves des séries scientifiques.
– En 1998, une réforme réorganise les langues anciennes au collège. L’initiation au latin en 5ème devient facultative, dépeuplant ainsi considérablement les rangs de l’option langues anciennes pour le reste du collège et le lycée : il va sans dire qu’un jeune adolescent ne choisit pas quelque chose qu’il ne connaît pas, d’autant plus si cela doit ajouter 3 heures de cours dans son emploi du temps.
– Le 28 décembre 2009 un arrêté fixant les sections et modalités d’organisation des concours du Capes, publié au Journal Officiel du 6 janvier 2010, fait du CAPES de lettres classiques un CAPES sans lettres classiques, ce qui a conduit à la démission de la majorité des membres du jury du Capes de lettres classiques
– En 2010, la réforme dite du « nouveau lycée » impose à tous les élèves de 2nde un enseignement d’exploration S.E.S., rogne sur certaines disciplines pour mettre en place l’accompagnement personnalisé et limite considérablement le choix des options pour les élèves.
– 19 avril 2013 : 2 jours seulement avant le 2766ème anniversaire de la fondation de Rome par Romulus, le Capes de Lettres Classiques est réduit au rang d’option d’un Capes de Lettres commun.
Mais cet historique ne suffit pas à mesurer le degré exact de psychose paranoïaque auquel est arrivée la communauté des professeurs de langues anciennes, il faut également analyser leur quotidien dans les établissements.
– nécessité de faire la promotion de sa matière chaque année pour assurer le recrutement des futurs élèves de cinquième, avec toujours au-dessus de la tête l’épée de Damoclès d’un nombre minimal d’inscrits fluctuant en fonction de l’académie, de l’année, du proviseur et du sens du vent
– regards méprisants de certains personnels (enseignants ou non) qui voient les langues anciennes comme un enseignement archaïque, élitiste, et inutilement coûteux en heures de la DHG
– regards envieux des collègues de lettres qui n’ont que des classes de français souvent plus nombreuses et soi-disant plus « compliquées »
– heures de langues anciennes encore trop souvent placées en début ou fin de journée voire entre 12h et 14h ou encore 2h (concécutives ou non) dans la même journée
– de prétendues incompatibilités d’options (pour des raisons de constitution des emplois du temps) contre lesquelles il faut faire contre mauvaise fortune bon coeur
– regroupements de niveaux sur les mêmes horaires, notamment au lycée où certains collègues doivent parfois faire cours en même temps à des élèves de seconde, de première et de Terminale qui préparent le baccalauréat
– des Conseils d’Administration où il faut toujours avoir des yeux ou des oreilles (collègues ou parents d’élèves bienveillants) pour éviter que ne soit votée en catmini une diminution d’horaires de l’option
– limitation arbitraire et illégale du nombre des élèves qui peuvent s’inscrire à l’option sur le seul critère des notes, soit en conseil de classe, soit laissé à la discrétion du seul chef d’établissement
– dans certains établissements : arrêt de l’option par certains élèves en cours d’année sur simple demande manuscrite des parents au chef d’établissement
– absence fréquente dans les collèges et lycée de ligne de crédits pédagogiques alloués spécifiquement au langues anciennes
– indigence, dans certaines académies, de la formation continue et des stages de lettres classiques inscrits au PAF
– besoin d’innover sans cesse et de travailler constamment dans une pédagogie de projets ou en interdisciplinarité afin de prouver (aux collègues plus qu’aux élèves) l’utilité des Langues Anciennes dans le monde d’aujourd’hui
– peu d’espoir pour les enseignants de Langues Anciennes d’être remplacé par un professeur spécialiste de Langues Anciennes, que ce soit dans le cas d’un court arrêt maladie, d’un congé maternité ou parental ou bien même d’un départ en retraite
Enfin, avant d’établir un diagnostic sûr de l’état psychologique des professeurs de langues mortes, il faut également regarder qui, dans la classe politique française, s’émeut de cette asphyxie lente mais inexorable de la culture humaniste et gréco-romaine en France.
Malheureusement, il n’y a, semble-t-il, que Marine Le Pen pour se fendre d’un texte en réaction à l’abandon du Capes de Lettres Classiques. On aurait espéré une autre marraine pour cette mobilisation en faveur des Langues Anciennes, mais voilà, Jacqueline Romilly nous a quitté en 2010.
A l’heure où l’on aimerait les entendre s’exprimer sur ce qui a fait d’eux ce qu’ils sont aujourd’hui, où sont donc les docteurs et agrégés de Lettres Classiques de la politique, tous bords confondus : Xavier Darcos, François Bayrou, Aurélie Filippetti et autres Gérard Collomb ?
Alors, oui, au vu de tous ces symptômes, il semble qu’on puisse le dire, les profs de Langues Anciennes sont quelque peu paranoïaques. Et heureusement qu’ils le sont, et qu’en professeur de lettres consciencieux, ils ne se contentent pas comme certains, d’une lecture béate, au premier degré, de tous les textes officiels régissant l’enseignement de leur matière. Les professeurs de Langues Anciennes sont donc tous plus ou moins des Cassandre en puissance décidées à se faire entendre coûte que coûte.
Nous conclurons par une phrase de bon sens concernant la fusion des Capes de Lettres lue sur les réseaux sociaux : « Si tout cela ne changeait rien, pourquoi tout changer ? »
R. Delord
Webographie de l’article :
Nouvelle liste des concours du Capes
http://www.education.gouv.fr/cid67058/epreuves-session-des-c[…]
Arrêté précisant les modalités d’organisation des concours
http://cache.media.education.gouv.fr/file/epreuves_2014/36/8[…]
Article « Toujours un CAPES option lettres classiques » sur le site se-Unsa :
http://www.se-unsa.org/spip.php?article5634
Article « Suppression du Capes de Lettres Classiques… et alors ? » sur le blog de Lionel Jeanjeau :
http://lioneljeanjeau.canalblog.com/archives/2013/04/21/[…]
Lettre de démission des membres du jury du Capes de lettres classiques en 2010 :
http://www.fabula.org/actualites/reforme-des-concours-dem[…]
Motion de la Cnarela contre le projet de réforme du capes de lettres classiques en 2010 :
http://www.cnarela.fr/LinkClick.aspx?fileticket=SApWywM[…]
Lettre ouverte de la Cnarela concernant le capes de Lettres Classiques :
Réaction de Marine Le Pen à l’abandon du Capes de Lettres Classiques :
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