Jacques Pain est Professeur émérite de Sciences de l’Éducation, Fondateur du secteur de recherches “Crise, école, terrains sensibles” et cofondateur des éditions Matrice. Il évoque la « maltraitance par ignorance » dans les établissements. « L’Ecole se comporte comme une marâtre à l’égard du commun des élèves ». Il dénonce » une tolérance malsaine pour les rapports de force, les ségrégations sociologiques, ethniques, les victimations structurelles ».
Le ministre de l’éducation envisage de réduire le taux de redoublement, critique le système de notation, s’intéresse aux rythmes scolaires … En définitive, s’inspire-t-il des avancées de la pédagogie institutionnelle ?
Restons réalistes ! Il s’inspire en tout cas des acquis de la pédagogie, en effet quelqu’un de son statut qui aujourd’hui prétend “refonder” l’école ne peut pas ignorer ce formidable courant des pédagogies “actives” qui se retrouve un peu partout où l’école dans le monde faillit. Il n’y a pas de mal à admettre ses faiblesses et ses failles, dans un siècle porté par les crises. L’école française va mal.
Alors, la pédagogie institutionnelle ce n’est jamais que le meilleur des techniques d’accrochage scolaire, aux pays – multiples – des décrocheurs. L’école est à penser dans le rapport au savoir quotidien et actuel. Le redoublement? On sait depuis longtemps qu’il ne sert pas à grand chose ni à beaucoup. Les notes? Avec le Japon et la Corée du sud nous sommes figés dans cette obsession de la mesure. Les rythmes? Le débat est tranché depuis vingt ans. Mais, comme je le disais à la Voix du Nord, tout comme notre ami Hubert Montagnier, je suis sceptique, et je ne suis pas sûr que Peillon l’emporte. Les politiques ne savent rien, pour la plupart, des réussites d’une pédagogie à la hauteur de l’institution “école”, complexe et difficile, une école pour tous. Cherchons la méthode, nous trouverons l’enfant chercheur, derrière l’élève « mondialisé ».
Vous avez étudié une forme de maltraitance scolaire par négligence ; lorsque les établissements ignorent la parole des élèves dans une vie interne indigente en relation et en humanité ainsi qu’un déficit d’accueil, d’écoute et de pédagogie … Pouvez-vous préciser cette notion de maltraitance scolaire par négligence ?
J’ai acquis la conviction par mes réflexions sur les violences à l’école que l’institution est une “forme” sociale à laquelle il faut porter le plus grand soin. C’est l’institution qui permet de vivre, de travailler, d’apprendre. Et les institutions se portent plus ou moins bien, à la mesure des personnes qui les habitent. Ce sont donc des ensembles humains fragiles, au climat aléatoire. Elles sont à notre mesure. J’ai donc distingué des “états” institutionnels: comme dans tout groupe, il y a des “malmenances”, des bruits de structure, des ratés, des abus d’attitudes.
Lorsque ces dysfonctionnements prennent de l’amplitude, nous arrivons à une “maltraitance” institutionnelle, où l’institution privilégie son maintien, son intégrité, ses routines, au détriment des personnes et du désir de l’un et de l’autre. Enfin, si l’institution se bloque sur ses rigidités, son exercice, sur la répétition, nous nous installons dans la “violence institutionnelle”. On ne peut pas comprendre la déstructuration de l’école française sans penser à la violence de l’institution élitaire qu’elle fut. Elle est à présent largement maltraitante pour les populations qu’elle ne choisit pas. Elle se comporte comme une marâtre à l’égard du commun des élèves. Elle l’est alors par négligence, car elle ne se donne pas les moyens d’y remédier, où sinon à la marge, dans ses banlieues, par l’accident heureux d’une classe accueillante. Or le monde est à sa porte.
Lors de vos recherches vous avez mis en exergue une forme extrêmisée de maltraitance à l’encontre des élèves couverte par l’indifférence, l’incompétence ou le fatalisme des adultes. Pouvez-vous nous en parler ?
Il a fallu longtemps pour que le ministère et “l’école” s’inquiètent des violences scolaires, celles bien sûr à ses yeux des élèves avant tout, car comme on l’a vu la violence de l’institution, du système, des notes, du forcing de la réussite, de l’enseignement et des enseignants sont passés sous silence. En gros l’école en est à cette injonction bien connue : ça passe ou ça casse ! Il y a encore trop souvent dans nos écoles un état des lieux dramatique, physiquement dégradé, des locaux aux toilettes, bien loin du “bien être” préconisé par la commission européenne.
Mais surtout une tolérance malsaine pour les rapports de force, les ségrégations sociologiques, ethniques, les victimations structurelles. Le corps enseignant est par mission fataliste, on sait qui peut réussir à l’école, et tout se joue comme c’est écrit dans les tables sociales. J’ai connu des élèves cassés par l’angoisse sociale de réussir et du coup paralysés par la moindre réussite. Là-dessus un certains nombre d’enseignants opèrent à cœur ouvert, au laser de la moquerie, cette angoisse d’accompagnement. Malgré les mises en garde officielles, il faut entendre ces avis éclairés sur leurs propres élèves pour saisir le drame. Si les propos ne sont plus sur les bulletins, et encore, ils émaillent élégamment les commentaires. Un élève “bête comme ses pieds” est de ces “mauvais” élèves qui encombrent l’intelligence de “l’ensaignant”, comme on l’écrivait en 68 ! Et puis: qui parle à qui? Il suffit de mesurer la fréquence des “interactions ”en classe et à l’école pour détecter les cercles de qualité sociaux qui sélectionnent les réussites.
Certains enseignants ont l’impression que leur travail de terrain sert aux sciences de l’éducation, mais que les sciences de l’éducation ne servent pas beaucoup aux enseignants de terrain… ?
Les enseignants se forment peu, lisent peu de “pédagogique”, et c’est un petit pourcentage d’entre eux qui par contre connaît bien les méthodes, fréquente les Sciences de l’éducation et se forme y compris pendant les vacances scolaires. Le problème, c’est que les Sciences de l’éducation, inter-discipline de 1967 voulue par la suite “molle” par les disciplines gréco-romaines, ont été phagocytées par des hordes de micro spécialistes encore une fois disciplinaires, sinon didacticiens, positivistes et limités.
Un enseignant de Sciences de l’éducation est un généraliste en sciences humaines appliquées à l’éducation et à l’école, en situation. C’est la situation qui commande, et non la discipline, encore moins le savoir. Le savoir est humain, il reste à extraire toujours et toujours des “enseignements”, il n’est d’ailleurs pas sûr que les enseignants aient fini de s’en emparer. Les enseignants de terrain qui rencontrent les Sciences de l’éducation dans tous les cas vont muter leur pratique, plus ou moins massivement, mais ils vont aussi changer, dégeler leur certitudes, ces préjugés doctrinaires.
Leur travail sert-il aux Sciences de l’éducation? Oui en partie, mais un enseignant de notre “interdiscipline” qui se respecte va travailler “avec” ces enseignants de terrain, sur leur terrain, et réciproquement engager le travail avec eux sur le sien. Il n’y a que les “professeurs” qui se prennent pour autre chose que – étymologiquement – des “instituteurs” qui ne savent pas travailler au plus prés des pratiques ! L’institution commande le métier, ce grand métier “mondial”. La transmission est essentielle.
Propos recueillis par Gilbert Longhi