Claire Berest : le grand mix pédagogique de la mixité
Claire Berest, professeure de français au lycée de l’Iroise à Brest, y mène un projet d’envergure pour combattre les représentations de genre qui nourrissent les discriminations sexistes et homophobes : « La mixité sex’prime ». Lectures, rencontres, analyses d’images, débats, sortie au tribunal des Prud’hommes, participation comme jurés à un festival de cinéma, organisation d’événements citoyens à l’intérieur de l’établissement … : les actions variées menées par les lycéens permettent d’éveiller les consciences tout en développement des compétences disciplinaires et transdisciplinaires. Le projet d’ailleurs ne se contente pas de bousculer les classifications arbitraires et les assignations identitaires : comme Claire Berest l’explique dans cet entretien, il a pour heureuse conséquence d’abattre certains murs (en ouvrant l’école sur le tissu associatif local) et va jusqu’à déplacer les rôles (en conduisant les élèves à devenir à leur tour éducateurs de leurs pairs).
Votre projet s’intitule « La mixité sex’prime » : pouvez-vous en éclairer les finalités ?
Le jeu de mots que l’on trouve dans le titre du projet n’est pas de moi : il reprend l’intitulé « Filles Garçons : La mixité sex’prime » utilisé par la ville de Brest pour désigner un certain nombre d’actions de sensibilisation à l’égalité femmes – hommes qui ont lieu durant deux semaines au mois de mars, mois de la journée internationale de la femme. La participation à cette quinzaine est un des points forts du projet, axé sur la lutte contre les stéréotypes de genre, les représentations sexistes et les préjugés homophobes. Mais l’ensemble des actions que j’ai menées avec les élèves s’étend sur l’année et se décline, selon les volets, dans le cadre du cours de français, de l’enseignement d’exploration « Littérature et société » et de l’accompagnement personnalisé.
Les objectifs principaux sont d’une part d’amener les élèves à comprendre que la question de la mixité détermine un rapport au monde, et que l’école est un lieu où ce rapport au monde peut être interrogé et, peut-être, changé ; d’autre part de les aider à prendre conscience que le genre est un des déterminants de l’orientation auquel ils sont inconsciemment le plus soumis. Pour réaliser ces objectifs, je suis convaincue de deux nécessités : d’une part il faut ouvrir la classe le plus souvent possible sur la cité ; d’autre part si l’on veut lutter contre les préjugés sexistes, il faut aussi lutter contre les préjugés homophobes, les uns conduisant nécessairement aux autres.
Pouvez-vous donner quelques exemples des actions pédagogiques menées
avec les élèves ?
Pour l’instant, le projet s’est développé en cinq volets : Mixité et Droits de l’Homme ; Mixité et orientation ; Mixité et monde du travail ; Mixité et sport ; Mixité et homosexualité.
Plusieurs de ces volets ont pour point de départ la lecture. Par exemple le volet « Mixité et Droits de l’Homme » est né d’une exposition sur les enfants soldats que nous a proposée Amnesty international, avec qui nous avions travaillé l’an dernier sur Guantanamo, installée au C.D.I. Pour renforcer l’impact de cette exposition, nous avons étudié en amont le roman d’Ahmadou Kourouma « Allah n’est pas obligé », prix Goncourt des lycéens 2000, roman qui suit l’itinéraire à travers l’Afrique contemporaine d’un enfant orphelin devenu soldat et montre combien les filles soldats sont doublement victimes de ces guerres tribales. Le volet « Mixité et monde du travail », lui, a commencé par l’étude du roman de Delphine De Vigan « Les Heures souterraines », roman qui met en scène « l’entreprise de destruction » à laquelle peuvent être soumis les salariés, et en particulier les femmes, dans le monde de l’entreprise. Le volet « Mixité et sport » s’appuie sur « Danbé », récit qu’Aya CISSOKO a écrit en collaboration avec Marie DEPLESCHIN, qui retrace son parcours de femme franco-malienne et de championne du monde de boxe française et de boxe anglaise…
D’autres projets s’appuient davantage sur la lecture de l’image. L’image fixe, pour le volet « Mixité et orientation » : ce volet a démarré par l’analyse d’une campagne de prévention Sida du Ministère de la Santé véhiculant, sans même le vouloir, des stéréotypes liés au genre et à l’orientation sexuelle, il s’est prolongé par l’étude d’un mur d’images publicitaires, pour se terminer par l’analyse critique de catalogues de jouets particulièrement genrés. L’image mobile pour le volet « Mixité et homosexualité » : ce volet est parti du film de Stéphane Reithauser « Prora » primé par les élèves lors du Festival européen du film court de Brest où ils ont constitué le jury jeune.
Un de vos objectifs semble d’ouvrir l’école vers la cité : comment
cela se manifeste-t-il ?
Chaque volet a permis de construire des ponts entre l’école et la cité, car nous avons, à chaque étape, rencontré des gens enthousiastes, ouverts, militants, aussi.
Le projet sur les enfants soldats a abouti à une rencontre avec des représentants d’Amnesty International ; celui sur l’orientation a permis aux élèves de travailler avec des animatrices de la Fédération des Œuvres Laïques.
Le volet « Mixité et monde du travail » a été l’occasion d’assister à trois audiences au Tribunal des Prud’hommes, l’une d’entre elle évoquant justement les difficultés d’une femme reprenant à temps partiel son travail après un congé parental, situation présentant des liens avec le roman de Delphine de Vigan lu en classe ; il s’est prolongé par une rencontre avec Mme Pau et M. Cloitre, respectivement Présidente et Vice-président du Tribunal des Prud’hommes de Brest.
Le projet Jury du festival a amené les élèves à participer durant 5 jours au Festival du film court ; ils ont assisté à 9 projections, visionné plus de 40 films, rencontré des cinéastes, des professionnels et travaillé en étroite collaboration avec l’association Côte Ouest.
Quant au projet « Mixité et sport », conçu en collaboration avec la F.O.L et le réseau des bibliothèques, il entre en résonance avec le Projet Educatif Local de la ville de Brest. Il va d’ailleurs amener les élèves à se rendre à la bibliothèque du quartier pour y présenter leurs travaux et y rencontrer des auteures.
Par-delà l’éducation citoyenne que porte votre projet, pensez-vous que les élèves y aient
aussi développé des compétences scolaires ?
Indéniablement des compétences de lecteur et de lecture, y compris à voix haute ; des compétences d’analyse de l’image, des compétences de recherche documentaire bien sûr aussi. Mais je mettrais surtout en avant le développement de compétences liées à la prise de parole et à l’argumentation, compétence scolaire essentielle aussi et d’abord parce qu’elle prépare à la prise de parole citoyenne. Ce fut particulièrement net lors des délibérations du festival, mais aussi lors des diverses rencontres entre les élèves et des adultes. En effet le principe, toujours respecté lors de ces rencontres, est qu’elles sont entièrement animées par les élèves, même si elles sont bien sûr préparées en amont. Par exemple à chaque fois un ou deux élèves sont les « maîtres de cérémonie » : ils accueillent les intervenants, distribuent et suscitent la parole, remercient … Un des moments le plus étonnant en ce sens, fut la soirée organisée par les élèves pour clôturer, à l’intérieur même du lycée, le festival du film court, soirée qu’ils ont entièrement gérée devant une cinquantaine de parents ainsi que divers membres de la communauté éducative, tous admiratifs.
Quel bilan tirez-vous de tout ce travail : quelles difficultés ? quelles satisfactions ? quelles surprises ?
Les difficultés sont d’abord liées à la pédagogie de projet qui a toujours une dimension chronophage ; heureusement sur tous les projets je travaille avec une collègue professeure documentaliste Chantal Philippe. Le professeur d’E.C.J.S de la classe, Yves Garçon, a aussi accompagné certains volets du projet. Mais je dirais que la plus grande difficulté est d’accepter que tout ne se passe pas comme prévu : il faut faire le deuil de certaines activités et être prêt en revanche à en bâtir d’autres, imprévues, en rebondissant sur toutes les opportunités. Il faut être disponible et faire feu de tout bois ; accepter de ne pas tout maîtriser ; susciter le plus possible les synergies ; et s’effacer … Paradoxalement c’est ce qui demande peut-être le plus de temps et d’énergie.
La plus grande satisfaction et surprise de l’année en fait complètement la démonstration. Dans le cadre de l’enseignement d’exploration « Littérature et société », les élèves participent au Festival européen du film court de Brest en tant que « jury jeune » ; jusque là pas grand chose à voir avec la mixité. Mais ils priment le film du cinéaste suisse Stéphane Retithauser « Prora », film évoquant homosexualité et préjugés homophobes, et l’idée d’un projet de sensibilisation contre l’homophobie, à l’échelle du lycée, naît.
Or, interroger les représentations sexistes conduit invariablement à interroger les représentations homophobes. Lutter contre les unes, c’est lutter contre les autres, tant il est vrai que la construction de la socialisation différenciée tend à confondre sexe et genre et véhicule des normes hétérocentrées. La partie du projet abordant l’orientation l’avait très clairement fait apparaître. Choisir une orientation, une filière, un métier « masculins » lorsqu’on est une fille, ou une orientation, une filière, un métier « féminins » lorsqu’on est un garçon, revient immédiatement, bien souvent, à s’exposer à des questions d’orientation sexuelle.
Pas question donc de passer à côté d’une telle opportunité. On se dit « Génial ! », on discute avec les élèves, on suscite quelques pistes … Mais le groupe d’élèves volontaires, ainsi que le C.V.L, avec lequel ils entrent en contact, décident de s’engager complètement dans l’aventure pour monter « la quinzaine contre l’homophobie » fin mars à destination de l’ensemble des lycéens : projection publique du film (avec l’accord enthousiaste, et gracieux, du cinéaste), campagne d’affichage au lycée, rencontre avec l’association L.G.B.T étudiante de l’Université de Bretagne occidentale, WEST UP, qui a accepté de se lancer dans le projet…
Et voilà les profs disparus !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Echo d’une des activités sur le site du lycée de l’Iroise :
http://www.college-lycee-iroise-brest.ac-rennes.fr/spip.php?article390
Le genre est il affaire d’illusion d’optique ?
Quand Cendrine Marro, docteure en psychologie parle égalité hommes/femmes, elle le fait avec humour, traquant les représentations qui collent le genre dans la sphère de l’immuable. Pour elle, le genre n’est pas imposé de l’extérieur, nous le perpétuons dans nos interactions avec autrui. Il se nourrit de préjugés, de stéréotypes. Elle observe les petites façons et les grosses ficelles avec lesquelles, vous et moi générons la croyance en la différence des sexes, une croyance construite tout au long de notre socialisation dans un véritable conditionnement.