Journée 3
La refondation du français à l’ère du numérique
Mercredi 21 novembre 2012, le séminaire PNF Lettres s’est déplacé au Centre National des Arts et Métiers pour déplacer lui-même ses réflexions sur le terrain de la pédagogie : comment le numérique peut-il aider à revitaliser l’apprentissage d’une matière, le français, fragilisée par la disparition d’une civilisation, celle du livre ? Des ateliers pédagogiques ont notamment permis de saisir combien certains enseignants explorent, en simultané et parfois en collaboration avec les penseurs et les écrivains, les voies nouvelles de la lecture-écriture-publication : ses nouveaux lieux (les réseaux sociaux, les œuvres numériques …), ses nouvelles modalités (l’écriture collective, la lecture interactive… ), ses nouvelles postures (par exemple le devenir auteur du lecteur), ses nouveaux gestes (couper, copier, coller, relier…), ses nouvelles potentialités (mettre la créativité au cœur de l’école pour inviter l’élève à devenir comme poète de lui même).
Table ronde sur les compétences scripturales
La journée s’ouvre sur une table ronde consacrée aux « compétences scripturales » et aux « nouvelles littératies » que les élèves doivent désormais acquérir. Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de lettres, rappelle que même s’ils savent utiliser les outils, ils n’ont pas forcément les compétences qui permettent d’en avoir un usage libre et réfléchi : il faut les rendre conscients des dispositifs d’écriture par eux utilisés de façon à ce qu’ils en connaissent les pièges et les potentialités, de manière à favoriser à la fois l’esprit critique et la créativité.
Isabelle Cailleau, enseignante-chercheuse à l’Université de Compiegne, invite à adopter pour ce faire une démarche inductive : commencer par mettre les élèves en situation d’expérimenter un outil d’écriture, induire une réflexion au travers d’un débat animé par l’enseignant pour qu’ils explicitent leurs intentions de communication, provoquer à partir de là une réflexion sur les techniques, proposer enfin des apports théoriques.
Valérie Jeanne-Perrier, maître de conférences, s’intéresse plus particulièrement aux applications de photographie pour téléphones mobiles. Instagram peut devenir un outil pédagogique (pour faire saisir combien l’image est construction, éduquer au regard, comprendre ce que devenir auteur et diffuseur peut signifier…) et objet de réflexion critique sur les mutations des médias (à qui appartiennent les photos ? une photo i-mobile peut elle être considérée comme une œuvre artistique ? comment la photo numérique peut-elle devenir média de communication et de mobilisation ?…)
Rémi Mathis, président de Wikimedia France, démontre les intérêts pédagogiques de la célèbre encyclopédie collaborative, à la fois si utilisée (elle est au 6ème rang mondial des sites les plus fréquentés) et si décriée (elle inciterait à la paresse du copier-coller). En réalité, Wikipedia peut (doit?) être un lieu d’apprentissage de compétences numériques : pour y écrire, il faut apprendre à rechercher des informations, savoir évaluer et intégrer une source, rédiger, prendre en compte les différents points de vue sur le sujet … Comme le texte ne reste pas enfermé auprès de quelques personnes, on y fait aussi efforts de responsabilisation, de respect des règles (bienséance ou orthographe), de mise en relation avec des écritures iconographiques ou sonores… Wikipedia est le premier site éducatif en France et les élèves l’utiliseront quoi qu’il arrive : notre devoir d’enseignant est de leur apprendre à s’en servir de façon intelligente. Des projets de ce genre sont d’ailleurs déjà en cours, depuis le supérieur (le projet « Physique 2.0 » invite des doctorants à mettre leurs connaissances au service du plus grand nombre en participant à la rédaction d’articles) jusqu’au primaire (à Danville sont mis en place des ateliers de 2 heures par semaine, avec exercices de navigation sur l’encyclopédie en ligne, rédaction collaborative d’articles sur le village, présentation aux parents et personnes concernées …).
Gustavo Gomez-Mejia, maître de conférences à l’université François Rabelais (IUT de Tours) et chercheur au GRIPIC (CELSA Paris-Sorbonne), présente ses analyses sur une question qui justement fâche : « Citation, plagiat et copier-coller : histoire, mythes et réalités » Il en raconte les différentes strates historiques : la figure anachronique des moines copistes (autrement dit les bons élèves médiévaux, dont l’ « ultra fidélité » était « récompensée »), puis le strict respect de la fonction d’auteur (« l’auctorialité totémisee »), puis l’originalité comme valeur dominante (la « reproductibilité dévaluée »), enfin la créativité comme valeur émergente (la « reproductibilité revalorisée », phénomène perceptible dans l’esthétique postmoderne du remix et du mash-up qui « re-crée » à partir de copies détournées et de références implicites). Comme on le voit, la pratique du copier-coller peut être investie de valeurs très diverses. Gustavo Gomez-Mejia définit les enjeux pédagogiques suivants : il convient de punir les abus quand cela est nécessaire ; un travail explicite sur l’effort citationnel aussi s’impose (raison d’être de la citation, types d’objets textuels citables, manières de citer…) ; la négligence des étudiants peut rendre détectables les copier-coller plagiaires, un travail réflexif est possible sur les ruptures dans le style rédactionnel et/ou les anomalies éditoriales ; les étudiants doivent apprendre à discerner ce qui fait la qualité / la crédibilité / la scientificité d’une source.
Ateliers pédagogiques
Une série d’ateliers animés par des enseignants permet alors d’explorer des projets innovants : tous cherchent à mettre en place des pédagogies actives qui reconfigurent l’apprentissage de la langue et de la littérature à l’ère du numérique. En voici quelques exemples.
Écriture collaborative en chat
Le projet PrECIP s’intéresse à l’écriture numérique en tant qu’objet d’enseignement : puisque « l’instrumentation de l’écriture par les technologies numériques transforme les pratiques d’écriture, il nous paraît de la mission des enseignants de lettres de sensibiliser et de former les élèves du Secondaire à cette écriture numérique », expliquent ses concepteurs (Serge Bouchardon, Isabelle Cailleau, Hélène Bourdeloie). L’atelier, animé par Sylvie Barrier et Christèle Sospedra-Tessier (enseignantes de français au collège La Fontaine de Crépy-en-Valois), rend compte d’expérimentations menées en classe de 3e, en particulier autour de l’écriture collaborative synchrone, consistant pour les élèves à rédiger à plusieurs et en même temps un même document.
L’enseignant présente aux élèves le sujet sur lequel ils vont être amenés à écrire ensemble : « Un nouvel élève arrive en cours d’année, une présentation du collège se fait en insistant sur ce qui, selon vous, constitue les avantages et les inconvénients de cet établissement ». Les consignes sont les suivantes : « Rédigez un texte construit en paragraphes présentant trois avantages et trois inconvénients illustrés d’exemples, encadré par un paragraphe d’introduction et un paragraphe de conclusion ». Les élèves sont répartis en groupes de quatre, chacun sur un poste informatique, mais séparés dans la salle. La communication entre élèves ne peut s’établir qu’au travers du chat. L’enseignant peut intervenir dans la discussion numérique pour les inviter à se recentrer sur le travail proposé. « Les interactions sont nombreuses, parfois conflictuelles. Néanmoins, au bout de deux heures, chaque groupe est en mesure de proposer une production écrite aboutie. Les élèves ont parfaitement su dissocier les deux parties de l’écran. En effet, ils ont ajusté leur mode d’expression à la situation de communication : familier dans la partie chat, et adapté à l’exercice scolaire dans la partie traitement de texte. »
Le bilan de l’expérience s’avère très positif : « La pratique de l’écriture numérique nous a semblé très intéressante dans le sens où elle engage pour beaucoup d’élèves un nouveau rapport à l’écriture. Parce qu’elle les oblige à travailler ensemble, elle leur permet principalement de réaliser combien l’écriture est une construction dynamique. À ce titre, la traditionnelle étape « brouillon », peu appréciée des élèves, voire rejetée par certains, ne pose plus problème puisqu’elle fait partie intégrante du processus d’écriture. Pour les élèves en difficulté par rapport à la production écrite, ce type d’activité montre que l’écriture n’est pas un don réservé à certains mais le résultat d’un processus de construction-déconstruction. Le texte écrit change de statut puisqu’il redevient vivant. » L’expérience, de surcroît s’avère motivante : « L’entrée dans l’activité, la mise au travail se font rapidement et l’enseignant, habitué au déficit d’attention et au refus de travail, se réjouit d’observer ses élèves impliqués dans leur tâche et désireux de la mener à son terme. »
Écrire avec une tablette devant une œuvre d’art
Dominique Khaldi, professeur de lettres modernes, et Jérôme Sadler, professeur d’arts plastiques, enseignent au collège Nikki de Saint-Phalle (Valbonne) : ils ont conçu un projet interdisciplinaire dans une classe de troisième devenue classe nomade, c’est-à-dire équipée de vingt-quatre tablettes numériques, de douze pavés tactiles et d’une borne wifi. L’objectif : partir « à la rencontre d’une écriture ouverte, autobiographique, poétique et plastique convergente sur une tablette tactile, résultant de promenades muséales et architecturales, au sein des ressources de proximité. » Le travail permet de s’approprier le Centre de vie, créé par l’architecte Pierre Fauroux, de découvrir l’artiste sud-africain Ian Simms, de s’ouvrir au mouvement artistique « L’Esprit nouveau », initié par Guillaume apollinaire et Blaise Cendrars.
Le projet enrichit les capacités, notamment d’observation et d’écriture, il incite les élèves à inventer de nouvelles postures, à investir des lieux à travers mots et images, à développer leur perception, sensible et créative, de l’art et du monde : « À la manière de Brunelleschi qui, au travers d’un dispositif nommé la Tavoletta, initie, en 1415, à Florence, devant le Baptistère, face au Duomo, le spectateur au nouveau mode de représentation exacte : la perspective, les élèves sont invités à présenter, in situ face à l’œuvre architecturale, leur réalisation multimedia dans un dispositif interactif, combinant pratiques traditionnelles (maquette en papier, carton) et pratiques numériques exploitant au mieux les spécificités de cette « tavoletta tactile » au travers de la réalité augmentée. »
Écrire de l’intérieur de l’œuvre littéraire
Les premières L du lycée de l’Iroise à Brest continuent à explorer de nouvelles façons d’aborder les œuvres littéraires via le numérique. Du côté de la littérature, constate leur professeur Jean-Michel Le Baut, l’œuvre, avec le numérique, a définitivement cessé d’être close sur elle-même. Du côté des adolescents, la mutation est aussi essentielle : chaque jour sur leurs écrans, ils lisent-écrivent-publient simultanément. Il y a là une chance à saisir pour le professeur de lettres. Il s’agit d’exploiter les appétences et compétences nouvelles des élèves pour les enrichir dans la confrontation avec la littérature, de favoriser une appropriation active, créative et sensible des textes, à travers des pratiques qui conduisent à écrire dans l’œuvre autant que sur l’œuvre, d’aider à apprendre la littérature comme on apprend les langues : par immersion.
L’atelier éclaire en particulier une réécriture de « L’étranger » de Camus à travers le réseau Twitter : et si Meursault avait raconté sa vie sous formes de tweets ? Des groupes d’élèves prennent en charge les différents chapitres du roman pour les résumer en 10-20 tweets à destination de quelqu’un qui n’aurait pas lu le roman : plaisir du jeu de rôles et de la littérature en action, identification émouvante et éclairante au personnage et à son expérience de l’étrangéité, maniements formateurs de la langue, développement de l’esprit de synthèse et de concision, compréhension accrue du travail de l’écriture, prise en considération d’un destinataire dans l’usage du réseau social… Les tweets sont ultérieurement rassemblés dans un livre numérique qui est parcouru et commenté en classe : les élèves, à partir de leur propre travail, perçoivent plus clairement la structure du roman et l’évolution du personnage, notamment son accès progressif à la conscience et à la mémoire, sa révolte contre une vie mécanique, sa capacité à se défaire d’un rapport « twitteresque » au temps. L’expérience pédagogique entre en résonance avec certaines expériences littéraires de l’auteur Guillaume Vissac, notamment les « Accidents de personne » ou l’immersion dans l’ « Ulysse » de Joyce à travers un exercice quotidien de traduction.
L’atelier explore précisément aussi le travail de lecture-écriture-création mené par les élèves sur leur blog i-voix, notamment la façon dont ils y ont numériquement habité une œuvre poétique de Guillaume Vissac, le « Livre des peurs primaires ». Jeux sur l’intertextualité, l’intratextualité, l’hypertextualité … : les propositions d’écriture sont variées et riches. Elles invitent à triturer les mots de l’auteur pour faire vibrer l’œuvre en soi, s’approprier le phrasé de l’écrivain comme « forme de vie » autant que de style, s’enrichir de son rapport au monde : il s’agit, de l’intérieur du texte, sinon de devenir poète, du moins de se faire poète de soi-même. Et si à l’ère du numérique le livre enrichi l’était par le lecteur lui-même, qui augmenterait ainsi sa propre réalité ?
Ateliers de création littéraire et numérique
Pierre Ménard et François Bon ont mené chacun des ateliers de création littéraire à Sciences Po Paris. Le séminaire leur permet de présenter certaines de ces expériences où il s’agissait, par une utilisation, une « subversion » des outils numériques, « d’apprendre l’invention ». Par exemple, une série de douze ateliers d’écriture ayant pour but de procéder à l’élaboration collective d’un récit numérique à partir des images de Google Street View et l’installation de sa version polyphonique dans l’espace public à l’aide de Qr Code : « À l’issue de ces ateliers et de l’écriture d’un récit collaboratif, une carte interactive a été créée où chaque point donne un accès géolocalisé à l’enregistrement sonore d’une micro-fiction liée à ce point précis ou à une image du lieu en question. Ces bribes de fictions ont étés ensuite disséminées dans la ville, par le biais de Qr codes reproduits sur des autocollants. Le projet final a pour titre : Vous êtes ici !
Un autre projet est présenté, mené à travers le réseau social Twitter défini comme un livre dont on serait à la fois le lecteur et l’auteur : « Chaque personne est un personnage. À mesure qu’on le suit, l’histoire qu’il raconte entre en interaction avec les autres personnages que l’on suit (et ceux que l’on ne suit pas) prend forme, avance, se construit progressivement. En douze ateliers d’écriture s’est élaboré un ouvrage protéiforme s’attaquant à la fois à la forme du récit et au langage même de la narration, par le biais de monologues entrelacés et de digressions qui n’en sont pas mais qui entraînent une lecture erratique, sautant de tweets en tweets comme de case en case, selon une lecture linéaire suivie, ou dans un ordre prédéfini mais discontinu. »
Lire Zola via Facebook
On se souvient peut-être des expériences menées par les lycéens du projet i-voix autour de « Lorenzaccio » ou par les secondes de Françoise Cahen autour de « Bel-Ami » : Delphine Barbirati, professeure de lettres à Grenoble, démontre leur pertinence en transférant le projet en collège, et ce sur un roman de Zola : « Au bonheur des Dames » fait partie des romans préconisés par les nouveaux programmes de 4ème, mais c’est une œuvre longue à la trame narrative assez complexe pour les élèves. Il s’agit donc de trouver une entrée permettant de susciter la lecture. Facebook est un réseau social, mais aussi un lieu d’écriture : il faut se présenter dans son profil, faire son autoportrait en quelque sorte, et écrire des commentaires sur son mur ou sur celui des autres. Transformer cet outil connu des élèves, mais souvent mal maîtrisé, en moteur de lecture et d’écriture, tel est l’objectif de cette séquence. » Le projet doit aussi favoriser l’éducation aux médias, « susciter réflexion et discussion sur les réseaux sociaux, espace de libertés et de dangers. »
La séquence proposée comprend plusieurs temps. Les différents personnages sont attribués à différents groupes et les élèves doivent lire le roman pendant les vacances en relevant toutes les indications sur le personnage dont ils ont la charge (« Les personnages principaux sont proposés aux élèves faibles lecteurs. Ils ont ainsi beaucoup d’informations à collecter et cela les motive dans leur lecture. Les meilleurs lecteurs ont la charge des personnages secondaires, pour lesquels il faut parfois être capable de comprendre l’implicite ».) On élabore une carte heuristique sur les caractéristiques d’un portrait pour arriver à la conclusion qu’une suite d’indications sur le physique ou le caractère d’un personnage est insuffisante. Une séance réalisée grâce au site de la BNF et au manuel permet de situer le contexte historique du roman, en particulier d’aborder les travaux haussmanniens et la naissance des grands magasins. Des extraits du roman sont étudiés pour percevoir qu’un personnage peut évoluer, qu’un portrait peut se compléter et se nuancer tout au long d’une lecture, qu’il convient de l’enrichir par des précisions sur le travail, les amis ou les centres d’intérêt. Une séance de réflexion et de débat, documenté et argumenté, sur les intérêts et dangers de Facebook est le prélude à la réalisation des comptes et pages des différents personnages : « Pour la création des profils, les élèves doivent nécessairement moderniser leur personnage. C’est une façon de vérifier ce qu’ils connaissent de lui. Ainsi, le groupe en charge de Mouret s’est interrogé sur l’émission de télévision et la chanson qui pouvait le mieux lui correspondre. Ils ont finalement opté pour Capital et Money money du groupe ABBA. Pour Geneviève Baudu, elle est devenue « fan » des Feux de l’Amour. »
Delphine Barbirati dresse un bilan très largement positif : « Les élèves ont été impliqués et enthousiastes. Le travail sur Facebook a été un moteur de lecture et d’écriture. La plupart ont lu le roman intégralement, certains ont eu une lecture lacunaire, se contentant de survoler les passages où leur personnage n’était pas présent. Mais c’est une compétence intéressante que de savoir lire en vue de rechercher une information. En ce qui concerne l’écriture, les portraits sont nettement plus riches à l’issue de la séquence comme l’indique la comparaison entre le devoir diagnostique effectué lors de la première séance et la rédaction bilan. Ainsi, outre leur brièveté, les portraits diagnostiques étaient statiques et presque exclusivement physiques. La rédaction finale met en scène des personnages en activité, leur physique n’étant qu’un des éléments pris en compte. Ils sont montrés en train d’agir, dans leur relation aux autres, ou passionnés par une activité. »
Le second objectif, l’éducation aux médias, est selon l’enseignante la principale réussite : « Les échanges, l’écoute et la pertinence des questions des élèves témoignent de leurs attentes dans ce domaine. Tous les parents rencontrés depuis ont indiqué qu’ils avaient été assez réticents a priori envers cette séquence, mais qu’elle avait au final suscité des échanges au sein de la famille et fait évoluer leur perception des réseaux sociaux. Ils ont tous signifié à quel point ils se sentaient désemparés face à ce phénomène, et finalement ravis d’avoir pu découvrir et échanger sur ce sujet, loin de tous préjugés. » Les parents pensaient par exemple que le paramétrage du compte « était une opération difficile et demandant des compétences informatiques poussées. Ils ont pu se rendre compte que ce n’était pas le cas. Ils se sentent donc rassurés de savoir que leurs enfants peuvent facilement protéger leur espace. »
Faire vivre des personnages balzaciens sur Facebook
Caroline Duret, professeure de lettres à Chambéry, présente une démarche semblable menée en première sur « Le père Goriot » de Balzac pour que le roman et le réseau social s’éclairent mutuellement comme « Comédies humaines ». Le projet est présenté à la classe avant la lecture de l’œuvre. Les élèves profitent des vacances pour lire et compléter un carnet répertoriant tous les personnages et leurs caractéristiques principales, ainsi que les différents lieux de l’action. En classe, répartis en groupes, ils complètent les profils des différents personnages, font des allers-retours entre leurs livres, leurs carnets de lecture et les fonctionnalités de Facebook. « Les élèves chargés de la veuve Vauquer ont le temps de créer une page commerciale pour la pension, qui sera alimentée au fur et à mesure. » Une scène de repas à la pension Vauquer est rejouée sur le réseau : « Seuls ou par deux, ils échangent en temps réel comme s’ils étaient eux-mêmes les pensionnaires. » L’adaptation se construit ainsi, au fil de nombreuses activités qui articulent lecture et écriture.
Le travail, qui a permis aussi de mieux s’approprier les règles d’utilisation de Facebook, veut faire du roman « non plus seulement un objet d’étude, mais une histoire à vivre de l’intérieur et à reconstruire. » Dans cette démarche pédagogique, « qui s’apparente à la simulation globale », l’objectif est de « permettre une implication authentique de la part des élèves ». Caroline Duret cite Patrick Laudet, inspecteur général de lettres, qui appelle à favoriser, en classe, « l’investissement fictionnel » de l’élève, « d’emblée moins savant qu’impliqué » : « Sans doute n’est-il pas d’implication véritable dans la lecture sans y mettre la main, et la plume. Le commentaire écrit est la forme classique du lire-écrire. Mais il en est d’autres, encore timides dans nos pratiques de classes. L’exercice d’invention, avec ses contraintes, répond-il pleinement à cette ambition ? Faut-il retrouver l’art du pastiche, dans lequel certains de nos grands écrivains, ont taillé leur plume ? Une page réussie “à la manière de Flaubert” vaut bien “des explications savamment ordonnées”.
Utiliser Twitter en latin
Delphine Regnard, professeure de lettres classiques à Versailles, qui intervient aussi dans la table ronde de l’après-midi, présente quelques utilisations de Twitter dans le cadre du cours de latin de terminale. Les objectifs sont ainsi définis : rompre l’isolement des latinistes (9 élèves dans un lycée de 1 500), partager la joie d’étudier le latin, comprendre la révolution numérique en cours qui touche les pratiques lettrées et prendre conscience de la modernité de l’étude d’une langue ancienne. Le travail a consisté au long de l’année à lire et écrire sur Twitter pour développer des pratiques d’échanges et de collaboration, de questionnement et d’hypothèses, de découvertes culturelles et de réflexion sur ces pratiques. Le choix du nom de compte de la classe, ouvert aux suggestions de nombreux internautes, est ainsi l’occasion de comprendre en quoi les langues et culture de l’Antiquité font partie d’une culture commune. La recherche de pseudos rappelle à certains les épithètes homériques destinées à caractériser les héros ou les dieux. En salle multimédia, à raison d’un élève par poste, est aussi mené un travail de traduction collectif en utilisant Twitter et un logiciel d’écriture en ligne (Etherpad).
Selon Delphine Regnard, « Twitter peut fonctionner comme la clé de voûte d’un dispositif pédagogique qui cherche à modifier les postures du professeur et des élèves : il s’agit pour l’un et les autres de collaborer pour construire le parcours littéraire et culturel prescrit par les programmes. »
Construire sur l’ENT un index multimédia pour lire un roman de Zola
Miguel Degoulet, professeur au lycée Le Mans-Sud, présente un travail mené autour de « L’oeuvre » avec un double objectif : permettre aux élèves de s’approprier au mieux l’intrigue du roman, se projeter dans l’univers artistique propre au naturalisme. « En comprenant à quelles œuvres les tableaux de la fiction renvoient dans le réel, on doit pouvoir amener les élèves à mieux saisir l’itinéraire du personnage principal et donc mieux comprendre le roman lui-même. »
La modalité de travail est originale puisqu’il s’agit d’élaborer collectivement un « index multimédia » avec la plateforme Moodle. Dans un premier temps, les élèves, en binômes, doivent relire un chapitre du roman (mis à disposition sur l’ENT au format pdf) pour définir des entrées, c’est-à-dire relever les artistes et les œuvres évoquées dans le chapitre, noter les pages et dire en quelques mots ce qui était évoqué et pourquoi. Dans un second temps, l’index créé, chaque groupe a apporté sa propre contribution aux articles en fonction du chapitre relu en indiquant les références dont il disposait pour chaque entrée : l’application wiki s’avère particulièrement utile en permettant la manipulation de la même page du futur dictionnaire par de multiples rédacteurs. Ensuite, les articles ont été distribués à différents groupes : la structure de la fiche a été explicitée avec les élèves en cours, respectant les codes de l’encyclopédie (citations, sources, renvois vers des sites internet). La quatrième étape, la rédaction définitive a eu lieu en cours et permet d’affronter certains problèmes techniques (insérer des liens, des photos etc.) et déontologiques (comment citer une source ? comment utiliser une image libre de droits ?) « C’est cette séance qui a été la plus fructueuse, parce que les élèves, sans en prendre vraiment conscience, avaient déjà une bien meilleure connaissance du roman et que les échanges permettaient enfin de construire une analyse des personnages, de leur construction par Zola et de leur rôle dans l’histoire. »
De ce projet simultanément documentaire et littéraire, autrement dit qui articule numériquement la construction d’un savoir et la sensibilité au livre, Michel Degoulet tire le bilan suivant : « L’index multimédia permet à la fois une appropriation des références extérieures à l’œuvre, en même temps qu’il organise une navigation hypertextuelle complémentaire qui contribue à la maîtrise du roman. »
Mener une réflexion sensible sur le travail de la mémoire
Yael Boublil enseigne le français au collège Jean-Baptiste Clément dans le XXème arrondissement à Paris : elle présente dans son atelier un parcours qu’elle a mené en troisième autour de l’écriture autobiographique (de Georges Perec aux œuvres numériques les plus contemporaines) et d’une problématique centrale (la difficulté de se souvenir.)
La séquence commence par explorer une histoire des genres de l’intime : un diaporama comprenant des extraits de dix textes sans aucune référence est confié aux élèves ; ils doivent compléter chaque diapositive par l’auteur, le titre, la date de première publication et une courte biographie de l’auteur ; une fois toutes les diapositives traitées, il s’agit de proposer un classement des œuvres ; lors de la correction du travail au TNI, on définit les différentes spécificités des genres autobiographiques (en présentant le site de Philippe Lejeune « Autopacte ») et on mutualise les stratégies de recherches efficaces trouvées (saisie d’un extrait du texte, recherche dans les articles « autobiographie », etc.)
La séquence se prolonge par des travaux d’écriture : des « Topito » (le Top 5 des choses qu’on aime) et des « Je me souviens » à la manière de Perec, oralisés façon Sami Frey et publiés sur le blog de classe. L’obsession de la liste ainsi mise au jour, on propose aux élèves d’approfondir leur connaissance de Perec, notamment à travers la lecture analytique des premiers chapitres de « W ou le souvenir d’enfance ». Le dispositif narratif, original, est mis en relation avec une œuvre numérique, le « Tramway » d’Alexandra Saemmer : les élèves vont dans un premier temps s’y perdre seuls (« Les élèves sont encore plus déstabilisés par ces fragments qui s’ouvrent aléatoirement au clic sans réussir à saisir le sens global de l’œuvre, qui disparaît sous leurs yeux. Leurs itinéraires décrivent le sentiment d’absurdité que leur donne le dispositif numérique dans sa répétition aléatoire, presque désincarnée. »), puis l’œuvre est explorée collectivement en classe, avec le stylet du TBI pour chorégraphier l’itinéraire et en éclairer le sens, accéder à la problématique du deuil.
L’évaluation finale, qui porte sur la lecture d’une œuvre numérique de Serge Bouchardon, a le pouvoir magique de ressusciter la dynamique de travail et de découverte : « La lecture de Déprise est menée au TNI sur deux heures consécutives, avec des temps de mise en voix des textes. Les questions sur la langue alternent avec la description des dispositifs et de leurs effets sur le lecteur. Les élèves sont dans une situation d’évaluation on ne peut plus classique, répondant à des questions écrites sur une feuille de copie, après plusieurs diffusions de l’œuvre. Cependant, les regards s’illuminent et les élèves se penchent avec attention sur le dispositif qui varie à chacun des six chapitres de l’œuvre. Ils tentent de restituer leur expérience d’utilisateur : le côté numérique virtuose de l’ouvre les impressionne, le chapitre sur la relation père-fils les questionne sur leurs propres relations avec leurs parents. À la fin de l’évaluation, ils demandent à découvrir avec moi les autres œuvres disponibles sur le site de l’auteur. « Ce serait trop bien de le rencontrer, Madame ! » me suggèrent certains élèves. » La rencontre est soigneusement préparée : « Chacun propose au moins cinq questions qui sont ensuite classées (en hommage à Georges Perec) et mises en scène dans un Prezi (en hommage à Alexandra Saemmer), dans un dispositif quasi aléatoire. » Durant la rencontre, les élèves iront jusqu’à faire dédicacer leurs copies à l’auteur et les échanges avec Serge Bouchardon se poursuivront au-delà, via mail, autour d’un nouveau texte par lui publié : « Pour la première fois, en me faisant scribe de leurs questions, je mesure les progrès faits depuis la séquence et la maturation de leur regard sur les œuvres numériques. »
Cet itinéraire pédagogique s’avère particulièrement « enrichissant » selon Yaël Boublil : « Les élèves ont compris ce qu’est un dispositif narratif, ils ont perçu que l’écriture est une forme de programmation intentionnelle des effets. » Il apparaît même comme « émouvant », par la résonance intime de certains textes abordés, par la rencontre vraie avec Serge Bouchardon, par les dispositifs même de lecture qu’induit la littérature numérique : elle invite à des gestes qui construisent un parcours dynamique dans l’œuvre et appelle aussi la médiation de la voix.
Ce que le projet de Yael Boublil éclaire, comme ceux de beaucoup des enseignants présents au séminaire, c’est bien alors la capacité qu’offre le numérique de réincarner et réenchanter la littérature, d’en faire l’espace retrouvé tout à la fois d’une expérience et d’une performance.
Enseigner les lettres avec le numérique (brochure du PNF)