Des humanités classiques aux humanités numériques
Fin novembre 2012, à la Bibliothèque nationale de France et au Conservatoire national des Arts et Métiers, un séminaire a réuni de nombreux penseurs, écrivains, pédagogues, qui ont confronté leurs réflexions et expériences autour des « métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique ». Une mutation est en cours, qui n’est pas que technologique, qui est aussi culturelle, littéraire et donc pédagogique : les professeurs de français, qui viennent de la civilisation du livre, sauront-ils s’emparer du numérique pour partager encore mieux avec les élèves leurs connaissances, leurs passions, leurs valeurs ?
Journée 1
A la recherche des humanités nouvelles
La troisième édition du séminaire PNF Lettres a déployé à la BnF le 19 novembre sa première journée autour de la question : « Nouvelles textualités, nouvelles humanités ? » De la révolution de l’imprimerie à l’avènement de l’ordinateur, de la civilisation du livre à la culture des écrans, c’est à chaque fois un nouveau rapport au monde et à l’écrit qu’il s’agit d’inventer. Des spécialistes se sont ainsi retrouvés pour tenter d’interroger et de réfléchir cette mutation en cours : quand les nouvelles formes de textualité se font volontiers composites et fragmentaires, quand elles se portent sur l’instantanéité et la brièveté, ne faut-il pas repenser la transmission et l’appropriation des connaissances ?
Des institutions en refondation
Denis Bruckmann, directeur général adjoint de la BnF, ouvre la journée en soulignant combien la BnF s’efforce d’être à la hauteur des mutations en cours : Gallica donne désormais un accès numérique à près de 400 000 livres ; des applications littéraires pour tablettes sont en cours de préparation ; un projet de numérisation des livres indisponibles du 20ème siècle a été lancé ; l’enjeu est aussi pour la bibliothèque de collecter le « numérique natif » (ebooks, blogs, sites internet actuels ou disparus…), une réalisation de grande ampleur expliquée un peu plus tard par Clément Oury, responsable du dépôt légal numérique. L’activité pédagogique est une autre priorité : la BnF accueille chaque année environ 15 000 élèves et enseignants, elle propose des expositions virtuelles et met en ligne des dossiers pédagogiques, une convention avec l’Éducation nationale est en cours pour éditorialiser les « essentiels » de la littérature. Ne lui restera plus qu’à offrir à ses visiteurs une connexion wifi digne de ce nom, susceptible d’aider par exemple les amateurs de Twitter à diffuser les réflexions et les connaissances au-delà de ses livres-murs ?
François Weil, recteur de l’académie de Paris, éclaire les enjeux éducatifs du séminaire : en rendant l’ensemble du savoir humain potentiellement accessible à toute l’humanité, c’est le rêve de Pétrarque, d’Erasme et de Rabelais que le numérique rend réalisable ; la mutation profonde qu’a connue l’enseignement à l’âge de l’humanisme doit trouver son pendant au 21eme siècle ; c’est là un enjeu majeur de la refondation souhaitée par le ministre. Comme signal donné : à Paris, dans les 3 ans à venir, chaque établissement aura déployé son ENT. Jean-Michel Blanquer, directeur général de l’enseignement scolaire, ajoute à ce sujet que si les ENT vont connaître un élan local et académique, il importe de faire en sorte qu’il soit aussi national et qu’il se mette aussi au service de la pédagogie.
Le français : une matière à réinventer
Paul Raucy, doyen de l’inspection générale des lettres, présente le séminaire en rappelant que le sujet s’est déplacé cette année de la lecture à l’œuvre. Un sujet essentiel tant il y a aujourd’hui une effervescente création numérique, tant des formes nouvelles se cherchent et se trouvent. Ce qui s’invente aussi, ce sont des modes d’appropriation du savoir adaptés à des formes de textualité plus instables, à cette culture numérique qui favorise fragmentation, hybridation, emprunts, collages … La question de l’écriture devient centrale pour les professeurs de lettres : comme le montreront les ateliers pédagogiques à venir, c’est pour faire écrire les élèves que les enseignants souvent utilisent le numérique, selon une pédagogie active et créative, dans une sorte de « petite fabrique de littérature » qui instaure un rapport plus vrai et personnel au livre, qui invite à écrire sur, mais aussi avec, dans, entre les lignes, dans les marges …
Y aurait-il alors « malaise dans la culture » ? Nous sommes habitués aux « œuvres- monuments », et qui sont telles de par leur clôture et leur complexité. Le commentaire, si fréquent en cours de français, suppose une adhésion à cette autorité de l’œuvre : sa pratique serait-elle menacée par la dématérialisation et le nomadisme ?
Et pourtant l’œuvre n’est pas seulement un aboutissement, elle est aussi une introduction : elle est une activité de l’esprit, ce qui suppose interruptions, songeries, écriture en marge, ce qui implique des usages de l œuvre. D’ailleurs, on voit bien que les « éditions augmentées » en réalisent des potentialités sans en défaire la totalité. D’ailleurs aussi, il y a là comme une continuité qu’illustrent les ajouts de Montaigne ou la fragmentation des anthologies scolaires. Certaines formes de créations numériques ne font que radicaliser cette posture. Il faut parfois exercer la liberté de défaire l’œuvre pour se l’approprier.
La révolution numérique présente une dimension anthropologique tant elle change notre rapport à l’espace, au temps, aux autres, aux connaissances : il y a nécessité d’une « reconstruction nouvelle d’une tradition qui ne va plus de soi », « nous avons besoin d’un nouvel humanisme ». Notre discipline a un rôle central à jouer face à ce défi, même si elle a tout à gagner à développer des relations avec d’autres matières qui participent elles aussi des humanités.
De nouveaux modes d’apprentissage par de nouvelles expériences d’écriture
Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale de lettres, rappelle elle aussi combien ce qui se joue, c’est « l’avenir des humanités et de leur enseignement, solidement installé depuis des siècles dans la culture du livre – avec ses formats, ses pages et ses plis, ses marges et ses reliures, ses chapitres et ses feuillets…, qui ont constitué l’architecture support de notre pensée et de notre imaginaire et configuré nos modes de transmission et de diffusion des savoirs ». Il nous convient de poser les fondements de nouvelles études humanistes : comment réactualiser et revivifier les pratiques lettrées anciennes d’étude et d’interprétation des textes tout en les interrogeant ? Comment « libérer l’approche du texte d’un certain formalisme où il s’était parfois enfermé » ? comment l’ouvrir « à de nouveaux espaces d’échange, de recherche et de découverte, le laisser déborder dans les marges, s’enrichir de nouvelles relations intertextuelles et hypertextuelles, de nouvelles écritures en réseau, mais aussi de nouvelles voix, de nouvelles images et de nouveaux gestes… » L’enjeu d’ailleurs n’est pas que de réinventer l’écriture ; il s’agit d’observer « comment sont en train de se construire un nouvel homme, une nouvelle expérience de l’humain (avec ses valeurs, ses lieux, ses espaces et sa temporalité) et comment nous pouvons former dans ce cadre, dans nos écoles, un nouveau citoyen. »
En 2010, le séminaire PNF avait mis l’accent sur l’objet-livre : il s’agissait de percevoir comment un changement de support transforme notre rapport au texte et les rôles assignés aux différents acteurs du livre
En 2011, le séminaire PNF s’était intéressé à la création littéraire comme « processus vivant », celui tout à la fois du « lire-écrire-publier » : dans quelle mesure l’œuvre ne vit que de ses rapports à des lecteurs multiples et singuliers, des échanges et des réécritures ; comment à de nouvelles formes de textualité numérique correspondent de nouveaux modes de lecture, « collective, discontinue et agrégative ». Il n’y a d’ailleurs pas à craindre un éclatement des formes et une dissolution de l’attention tant le numérique appelle de nouveaux gestes d’appropriation susceptibles de refaire de l’œuvre « un corps vivant ».
En 2012, le séminaire PNF se concentre sur l’écriture et les nouvelles formes de textualité numérique : comment « se tendent les fils et s’organisent les liens qui peuvent construire la cohérence d’une œuvre, fragmentée et dispersée par la nature des supports et les interactions qui la constituent » ? Comment définir l’œuvre quand elle ne s’inscrit plus dans des formes stables, quand elle s’enrichit d’autres formes d’expression (image, son, vidéo), quand « elle semble s’enfuir, échappant à son auteur, pour se disperser en fragments éphémères et manipulables » ? La lecture alors devient peut-être « ce travail d’écriture qui recompose et qui relie », un travail « de déprise et de reprise », un travail d’ailleurs collectif puisqu’avec le numérique adviennent de nouvelles sociabilités qui rappellent les sociabilités humanistes. Le séminaire se donne pour but d’interroger la question de l’auteur, celle du type de culture que nous sommes en train de reconstruire, celle des modes d’enseignement susceptibles dans ce contexte de favoriser le désir d’apprendre … Les ateliers pédagogiques témoigneront de la créativité des professeurs et de la nécessité de transformer les dispositifs, et même l’espace et le temps, des apprentissages. A travers ces « compétences scripturales », il s’agit d’ailleurs aussi de combattre une nouvelle forme d’ « illettrisme » ; non plus l’incapacité à lire ou à écrire, mais « l’ignorance des règles et des codes qui permettent d’avoir un usage autonome, responsable et structurant des nouveaux outils. » Une nouvelle responsabilité s’impose aux professeurs de lettres : « donner aux élèves les moyens de comprendre et d’organiser la complexité qui s’offre à eux, pour que les médias numériques ne soient pas des instruments d’aliénation des esprits – manipulés par les constructeurs, programmateurs, et promoteurs d’usages –, mais contribuent véritablement à leur enrichissement, au développement de leur autonomie, de leur imagination ».
Catherine Becchetti-Bizot appelle alors de ses vœux un renouveau des pratiques scolaires d’écriture et de lecture : « construire ensemble des parcours d’interprétation, faire converger les idées, choisir, hiérarchiser et coproduire des connaissances, les redéployer en réseau vers d’autres interlocuteurs, en dehors de la classe et du temps scolaire, pour enrichir et améliorer les productions, et surtout pour partager le bonheur d’écrire et d’apprendre… »
La recherche se cherche
Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, raconte comment le numérique a modifié et facilité son travail de chercheur, depuis la machine à écrire Olivetti autrefois offerte par Roland Barthes jusqu’à la possibilité désormais offerte par le réseau d’accéder à des textes variés et de travailler à distance, par exemple d’ouvrir une œuvre de Proust à partir d’un code QR. On ressent cependant comme une certaine résistance : pour Antoine Compagnon par exemple, les livres enrichis constituent une défaite de l’imaginaire et de la liberté du lecteur (mais le numérique n’offre-t-il pas justement la possibilité au lecteur d’enrichir lui-même le livre, à l’inverse des éditions critiques d’antan ?) et il s’avoue peu disposé à reconnaître la valeur des nouvelles formes littéraires en train de s’inventer (certains auteurs numériques présents dans la salle auront sans doute apprécié).
Approches croisées de la culture numérique
Une table ronde l’après-midi explore le numérique comme support et forme susceptibles de fonder une nouvelle culture et de façonner l’humain. Milad Doueihi, titulaire de la chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université de Laval au Québec, auteur du remarquable essai « Culture numérique/culture humaniste », rappelle que l’informatique à l’origine était une branche des mathématiques, puis quelle est devenue une industrie, et enfin une culture, c’est-à-dire aussi quelque chose qu’on doit savoir pour appartenir à un groupe. Dans la culture du livre, souligne-t-il, il y a une idéologie, un fétichisme, qui est une exception culturelle française et qui culmine avec le Livre de Mallarmé ou le « Livre à venir » de Blanchot. On s’éloigne désormais de cette façon de recevoir et concevoir le Livre. Chez ces deux écrivains, il y avait d’ailleurs paradoxalement une spatialisation de l’écriture annonciatrice du numérique. Milad Doueihi rappelle à la lumière d’Alain Viala le processus de « naissance de l’écrivain » qui s’est vu sacré au 19ème siècle : nous assistons aujourd’hui à la renaissance du lecteur. Il raconte enfin une histoire édifiante : les concepteurs du jeu vidéo « Mass Effect 3 », dont il faisait partie, avaient imaginé deux fins possibles ; il y a eu conflit avec les joueurs, qui disaient avoir construit une cohérence tout au long de leur aventure ; face à cet enjeu de savoir qui contrôle le récit, les joueurs ont gagné…
Yves Citton, professeur à l’université de Grenoble 3, chercheur au CNRS (UMR LIRE) s’intéresse à « L’avenir des humanités, économie de la connaissance ou culture de l’interprétation ? » Il convient selon lui de reconnaître la distinction entre la culture scientifique et la culture littéraire pour affirmer leur complémentarité : d’un côté l’idéal de la rapidité dans le traitement de l information (modèle : la lecture de barres-codes), de l’autre le goût de la lenteur (exemple : l’explication de texte de 2 heures en classe) ; d’un côté connaître, c’est reconnaître (toujours le barre-code), de l’autre, interpréter, c’est découvrir des significations inédites (encore l’explication de texte) ; d’un côté, il convient de se connecter aussi intensément que possible, de l’autre il convient de suspendre la communication (par exemple, d’interdire le téléphone portable en classe) ; d’un côté, ce qui compte, c’est que ce soit vrai, de l’autre, il s’agit de construire des subjectivations. Yves Citton appelle encore à inventer une « écologie de l’attention » : le défi est de « constituer certains objets en objets d’attention.»
Emmanuel Souchier, professeur au CELSA, université de Paris-Sorbonne, GRIPIC, compare la rhétorique, qui veut mener le récepteur d’un point a un autre (« viens, lecteur, je te prends par la main ») et le fragment, qui postule la présence d’un lecteur actif (« c’est à toi, lecteur, de faire le lien, de faire ce que la rhétorique prenait en charge »). Autrement dit, le fragment, caractéristique de l’ère numérique, crée un espace de méditation et de rêverie, de liberté et de maturation. Comme il réclame une très haute littératie, il apparaît comme une pratique de lettré et en réalité n’est pas démocratique. Le lecteur de fragment revendique une liberté d’auteur : il revendique l’autorisation de participer à la construction du sens.
Frédéric Kaplan, professeur à l’école polytechnique de Lausanne, observe que tant que nous utilisons Word et Powerpoint, nous vivons dans la culture de l’imprimé, du « what you see is what you get » ou « what you see is what you print ». Il file la métaphore de la lecture et de la natation pour souligner qu’il y a toujours temps d’immersion et de respiration, donc des moments où le lecteur lève la tête. Il fait remarquer que ce sont les pratiques populaires qui structurent les formes de demain, depuis les romans du 19ème jusqu’aux séries télé d’aujourd’hui, qui montrent bien que des formes d’attention longue se développent aussi. Frédéric Kaplan souligne enfin la nécessité d’initier les élèves à la programmation.
Faire vivre les œuvres, classiques ou contemporaines
La journée s’achève sur deux exposés particulièrement intéressants. Thierry Grillet, délégué à la diffusion culturelle de la Bnf, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, éclaire le travail de Pierre Guyotat, par exemple sa capacité à mettre l’auteur lui-même en situation de lecteur (en l’occurrence par la lecture à voix haute). Pierre Guyotat a demandé que l’on intègre à ses archives ses mails et textos (en l’occurrence, depuis 2009, plus de 3000 mails et plus de 3000 textos) ! Voilà qui renseigne sur la manière dont le numérique transforme l’œuvre et l auteur : les écrits sont désormais saisis dans une situation d échange, l’immédiateté est valorisée, l’œuvre s’ouvre à la pluralité et à la plasticité (par exemple, aux opérations numériques d’usage comme copier, couper, coller…). Pierre Guyotat cherche à échapper à la fixité des écrits, ce qui peut aussi passer par le dispositif de l’œuvre dictée ou des atteintes à la langue : l’œuvre devient tout entière dans sa profération.
En exclusivité nous est enfin présentée l’application pour tablette que la BnF, en partenariat avec Orange, s’apprête à sortir sur un conte de Voltaire, « Candide ». Pourquoi priver les élèves et le public d’enrichir à son tour le livre, interroge l’oratrice ? Pourquoi se priver d’un outil qui favorise la démocratisation de la littérature ? L’application est organisée en 3 parties. « Le Livre » permet selon le souhait d’accéder au texte sans notes, dans sa linéarité, de le confronter au manuscrit, de l’informer par des liens (fiches personnages, variantes …), de l’écouter lu par Denis Podalydes, d’accéder à des illustrations (par exemple de Paul Klee) … « Le Monde » présente sous forme de carte le voyage de Candide pour explorer les étapes de son initiation, les contextualiser, les relier à des thèmes (le jeu, la femme au 18eme, l’Eldorado, la guerre, le mal …) « Le jardin » enfin permet au lecteur d’insérer ses favoris qu’il peut publier sous formes de carnets : un véritable arbre de la connaissance que l’enseignant peut aussi demander à ses élèves d’élaborer. L’application sera téléchargeable dans le courant du mois de décembre, une version web sera aussi mise en ligne, ce projet éducatif, riche mais coûteux, devrait se prolonger sur une œuvre du 19ème et du 20ème siècles.
La projection du film « Nous, princesses de Clèves » vient clore la journée comme une proclamation de foi en la démocratisation de la littérature et en l’élévation du lecteur.
Enseigner les lettres avec le numérique (brochure du PNF)