« Langue pour communiquer, langue pour
apprendre : quelles exigences ? Quelles tensions ? Quelles possibles
inégalités scolaires ?
C’est autour de cette thématique que
l’Association Française des Enseignants de Français (AFEF) invitait ses
membres (et les autres !) à réfléchir, avec Elisabeth Bautier et
Jacques Bernardin, le 13 octobre dernier. Introduisant les débats, Brigitte
Marin précise combien cette question est au coeur des interrogations
autour des élèves en difficulté, dont on sait que les évaluations
montrent que les écarts ne se réduisent plus…
Jacques Bernardin : « parler « à » ou
« parler avec » ? »
Les pratiques enseignantes
« ordinaires » présupposent souvent acquis par tout ce qui ne l’est que
par quelques uns, notamment le rapport à l’écriture et au langage.
C’est parfois parce qu’ils sous-estiment le « saut cognitif » que les
élèves doivent faire pour entrer dans les apprentissages qu’ils opèrent
des « différenciations passives » dans lesquels les objets
d’apprentissage sont invisibles, ou « différenciations actives » lorsque
les enseignants différencient les tâches en creusant les écarts : du
simple pour les plus en retard, et du complexe réservé à ceux qui
comprennent.
Il propose trois pôles pour mieux
comprendre :
– les
pratiques sociales et familiales de l’écrit, ce que l’élève en comprend
: pour s’investir sur un apprentissage, mieux vaut comprendre à
quoi il sert. Mais dès la rentrée du CP, certains élèves ne savent pas
vraiment « à quoi sert l’écrit », sinon « lire des papiers » ou « aider dans
le travail ». Ils disent ne pas savoir ce que leurs
parents font avec l’écrit, laissant croire que certaines familles
n’auraient pas de pratiques écrites, alors que Bourdieu a largement
montré que certaines pratiques « non valorisées » ne sont pas reconnues
comme lecture : le programme télé, les petits mots. « Lire comme passe-temps, ça veut dire
avoir le temps de ne rien faire« , ce qui n’est pas valorisé dans
certains milieux, qui heurte le goût d’être entre-soi ou est jugée
comme « trop féminine ». C’est sans doute, explique J. Bernardin, une des
explications sur les écarts de réussite précoces entre garçons et
filles.
– la
posture vis-à-vis du langage, dès l’entrée à la « grande école » :
dans certaines familles, on parle « à l’enfant » quand d’autres parlent
« avec l’enfant », déjà interlocuteur crédible encouragé à poursuivre les
échanges, argumenter, exprimer sa pensée. Quand la parole n’est pas
séparée de l’action, le « ici et maintenant » est plus important que « ce
qui est dit ». Or, on sait que la demande scolaire sera
de gagner en précision (« fais des
phrases ! »), en « vocabulaire », en mise à distance, rejoignant
les usages du langage qui visent, à la maison, à « jouer avec les mots »,
à « pédagogiser le quotidien » avec des jeux de langage ou des
catégorisations variées. « Quand on demande des grouper les mots en
fonction des sons qui les composent, certains ne comprennent pas
pourquoi on ne peut pas mettre « tonton » dans la liste commencée avec
« papa », « tata » et « maman »… »
– les
spécificités du langage à l’Ecole : l’interlocuteur absent. On
sait que les « lectures du soir » ont un effet important pour incoporer
du vocabulaire et les structures syntaxiques complexes, voir même
anticiper sur ce qui va se passer, quand certaines familles disent au
contraire que c’est « inutile parce
que leur enfant est trop petit pour comprendre ça ». Rien
d’étonnant à ce que leurs enfants soient « vite perdus » lorsqu’ils vont
avoir à être attentifs à des lectures longues ou dans des univers trop
différents de leurs expériences.
Pour J. Bernardin, les malentendus
sur ce qu’est le lire vont donc être rapidement importantes :
ceux qui pensent que « lire c’est raconter » ne sont pas dans la même
posture que ceux qui sont dans « lire c’est déchiffrer » ou « lire c’est
répéter ». Faute d’être assez travaillée, cette conception réductrice de
la lecture peut perdurer jusqu’au collège. Sur l’écriture, les malentendus sont
de même nature : usages uniquement scolaire, vision mécaniste (« c’est facile quand on connait l’alphabet »)
ou confusion avec la seule copie. Certains enfant croient que
l’écriture va « venir toute seule », comme simple extraction de soi d’une
pensée « déjà-là », alors qu’au contraire les lettrés savent par quelles
douleurs et étapes successives on doit passer pour arriver à produire
quelque chose qui s’isncrive dans le registre de l’écrit. « Quand on croit que l’écrit est le
symétrique de l’oral, on ne peut pas s’en sortir » conclut J.
Bernardin.
Elisabeth Bautier : « la littéracie
désormais requise n’est pas assez enseignée »
« Parlez-moi
de l’eau, je voudrais que vous me disiez comment on trouve l’eau… »
demande une enseignante à sa classe. Si Samantha sait que l’eau peut
être sous forme liquide ou gazeuse, et aller ainsi dans le sens attendu
par la maîtresse, Lucas pose une question sur « l’eau normale » :
– « Moi,
un jour, j’étais à la plage avec mon cousin, on avait creusé un trou
dans le sable, et il y avait de l’eau, et normalement elle fond… »
– « Elle
s’évapore » reprend un autre élève
– « Mais
l’eau, il faut s’en méfier, elle dit, ma mère, elle peut être pas
propre… » reprend un autre.
A travers cet exemple, explique Elisabeth Bautier, on voit que
chacun a bien répondu à la consigne de la maitresse, mais selon des
modalités très différentes : certains sur un mode cognitif, d’autres en
convoquant leur rapport ordinaire au monde, et s’en considérant quitte
une fois qu’ils ont fait cet énoncé, quand les autres vont continuer à
développer un échange intellectuel avec l’enseignante soucieuse de
construire un savoir sur les différents états de l’eau. Ces différentes
postures vont rester très stables, de la moyenne section à
l’Université, si on n’y change rien, si on en reste aux pratiques
invisibles de l’enseignement. Mais il est très difficile pour les
enseignants de s’en apercevoir, s’ils ne peuvent pas prendre de
distance avec ces pratiques, dans des situations de formation. « Les exigences de l’école sont de plus en
plus grandes, dès la maternelle, et les pratiques de plus en plus
différenciatrices. C’est à la fois « normal » et paradoxal : ces
modifications curriculaires ne s’accompagnent pas des enseignements qui
vont avec. »
La
littéracie étendue, chez Olson ou Googdy, c’est la culture
écrite, l’utilisation de toutes les potentialités liées à la familarité
avec l’écriture. Pas seulement graphier ou alphabétiser comme on l’a
fait au XIXe. Rendre tout le monde capable d’utiliser l’ensemble des
ressources pour une pensée fondée dans l’écrit, ses références et son
rapport au monde, même quand on les utilise à l’oral comme le font
certains élèves de la classe de la maîtresse qui voulait « parler de
l’eau ». non pas acquérir une « connaissance encyclopédique » mais des
attitudes et des compétences qui les rendent capables d’utiliser des
documents. « C’est pour cette raison que PISA évalue ce type de
compétence, et non des connaissances ».
Ainsi, pour utiliser les manuels
récents, il faut « remettre de
l’ordre dans du discontinu », installé dans différents espaces de
la page des documents proposés. C’est beaucoup plus difficile que de
lire et apprendre un texte continu. Ces changements datent de moins de
trente ans, et ces compétences sont exigées sans toujours être enseignées. Même dans le
périscolaire ou dans les albums de jeunesse, cette forme de l’écrit
gagne du terrain : dans Zogimar, la relation texte-image n’a rien à
voir avec la simple « illustration ».
Dans ce contexte, la « preuve » n’est plus
seulement la croyance ou l’expérience du vécu, mais ce qui est « fondé
en écriture » : dans PISA, le montage du vélo est évalué
à travers la lecture de la notice, pas à travers les avatars de
l’expérience vécue…
En matière de littéracie, les exigences
de l’Ecole sont spécifiques : comme le dit Patrick Rayou, il faut
tisser de l’hétérogène, rapiécer les textes, synthétiser des encadrés
disparates (tableaux, photos, schémas, bandes-dessinées, personnages,
textes…) à partir des doubles-pages de manuels. « Bravo, tu sais
maintenant découvrir un mouvement artistique » n’hésite pas à commenter
un avatar présent dans un manuel…
Ainsi, conclut E. Bautier,
comprend-on suffisamment tout ce qui va mettre en difficulté les élèves
les plus éloignés de la norme scolaire ? Arrive-t-on toujours à passer
de la langue « ordinaire » à la langue de « catégorisation » capable de
décrire des généricités ? Attire-t-on suffisamment l’attention des
élèves sur l’organisation de l’espace graphique, des affichages ? Le
« genre conversationnel » souvent encouragé en classe ne va-t-il pas à
l’encontre de ces exigences ? Pour reprendre la dichotomie citée par
Bernardin, à l’Ecole, ne doit-on pas apprendre progressivement à ne
plus « parler de soi », mais à « parler sur » pour construire la mise en
disciplines du monde…
« Mais alors, que faire » demande la
salle…
« Cadrer les situations pour qu’on
sache ce qu’on est en train de faire, tente Jacques Bernardin, dévoiler les
procédures et les manières de faire, identifier les déraillements pour
faire trace pour ne plus refaire demain les mêmes erreurs, mettre en
relation, catégoriser, poser des questions qui incitent à faire des
inférences ou à réagir, plutôt qu’à prélever un indice simple, repérer
les marques discrètes de ponctuation qui changent tout dans le sens,
construisent des postures de lecteurs, de littéracie étendue, pour
enfin « parvenir à faire, avec ce que je sais, ce que je ne sais pas
encore faire, passer du contrôle à l’appui à la compréhension, en
lecture comme en production d’écrit ». Les rapports des inspections
générales sont unanimes sur cette question… Il serait temps qu’on les
aide à comprendre, comme disait une jeune élève de Cherbourg, que « des fois l’écrit ça sert à raconter des
histoires, et des fois ça sert à pouvoir comprendre le monde »…