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Par Jeanne-Claire Fumet

Le Scéren-CNDP révèle une facette inattendue de l’œuvre d’Eric Rohmer, à travers un ensemble inédit de treize films pédagogiques choisis parmi les 25 tournés par le cinéaste pour la télévision scolaire dans les années soixante. Conçu en 2002 et réalisé à partir de 2004 sous la direction d’Hélène Waysbord, chef de projet et directrice de collection pour le CNDP, inspectrice générale honoraire de l’Éducation nationale, présidente de l’association de la Maison d’Izieu, le coffret de 4 DVD était officiellement présenté jeudi 16 février au Centre Pompidou. Accueillis par Patrick Bazin, directeur de la BPI, Jean-Marc Meirriaux, directeur du CNDP, Hélène Waysbord, Françoise Etchegaray, productrice, réalisatrice et cinéaste, Antoine de Baecque, historien de la littérature, critique de cinéma et de théâtre, Noël Herpe, écrivain et historien du cinéma et Philippe Fauvel, universitaire, éditeur, enseignant de cinéma et auteur du livret, se sont réunis pour commenter quelques extraits choisis de ce bel outil de culture pédagogique. Venue rendre hommage avec grâce et simplicité à celui « qui l’a révélée », l’actrice Arielle Dombasle, rejointe en fin de soirée par l’écrivain Bernard Henri Lévy, apportait une touche de charme à la présentation.

Un autre visage du cinéaste

A l’écran, en gros plan, le visage fatigué d’Eric Rohmer surprend ; filmé peu avant son décès, il ne ressemble plus guère aux portraits que l’on connait. Mais dès que la parole l’anime, voix claire, verbe choisi, ton primesautier, on retrouve le cinéaste subtil et son monde d’hypothèses esthétiques, de détails concrets et de moyens bricolés. « Il n’a pas été facile de le convaincre de se laisser filmer, reconnaît Hélène Waysbord. Mais c’était la condition : je l’ai prévenu que je ne ferai pas un travail purement patrimonial sur son œuvre documentaire s’il n’y participait pas. » Rohmer a cédé et le résultat est étonnant : l’évocation de son voyage solitaire à Jersey, par exemple, sur les traces de Victor Hugo et des Contemplations, entre enquête pointilleuse sur les demi-mensonges du poète, solutions techniques hasardeuses (plan de 10 secondes maximum) et anecdotes locales, autant d’ingrédients du « travail sur le regard, rapport particulier au réel en quête de la singularité du détail » évoqué par Patrick Bazin, directeur de la BPI, au sujet d’Eric Rohmer.

Le laboratoire des grandes œuvres

Au creuset de ces expérimentations minimales, ce sont les éléments des grandes œuvres futures qui se trament et s’aiguisent : ici un documentaire sur le Graal annonçant Perceval, là un Entretien sur Pascal retrouvé dans Ma nuit chez Maud ; les grandes fictions se révèlent difficilement séparables, des petits documentaires dans la compréhension de la gestation de l’œuvre. « Ce ne sont pas des œuvres mineures : elles valent ce que vaut le reste », en dit l’auteur lui-même. Ces films courts, d’une trentaine de minutes, donnent à voir la réalité la plus inaperçue, de la même manière que les longs métrages, en faisant regarder du dedans avec l’œil inventif de l’esprit, souligne Antoine de Baecque. Il rappelle aussi que Rohmer a souhaité le dépôt de ses archives personnelles auprès de l’IMEC (Institut de la Mémoire de l’Écriture Contemporaine) et pas de la Cinémathèque, signe de sa volonté de compter comme écrivain, c’est-à-dire d’intellectuel créateur d’un regard singulier « auquel n’échappe aucun pan de la connaissance humaine ». Ainsi voulait-il que le documentaire ne se contente pas d’enseigner ou d’informer, mais se fasse « cinéma didactique », porteur d’une force formatrice qui stimule l’intelligence dans toutes ses dimensions.

Traversées littéraires, histoire du cinéma

Parmi les courts métrages présentés, une étude consacrée aux Histoires extraordinaires d’Edgar Poe entraîne le spectateur dans l’univers métaphysique de l’auteur tel que le conçoit le réalisateur : échanges de masses et d’énergies, clôture de l’espace-temps, monde fini en rétraction, accompagné d’extraits de films d’Alexandre Astruc, de Jean-Luc Godard, de Jean Epstein ou encore d’un « obscur anglais », Dirk Peters (en réalité, Rohmer lui-même assisté de Jacques Rivette dans les années 50), composent une fulgurante traversée de l’histoire du cinéma et de ses procédés narratifs. Autres textes littéraires, autres parcours filmiques : Mallarmé, La Bruyère, Cervantès, Michelet ou Hugo font l’objet des explorations de Rohmer. Des thèmes urbains (Entretien sur le béton) ou géographique (Métamorphoses du paysage) s’intercalent entre les oeuvres littéraires. Un passage de l’Entretien sur Pascal met aux prises l’écrivain-philosophe Brice Parain et le dominicain Dominique Dubarle : le premier affirme que l’état ecclésiastique est un choix qui met à l’abri du pari, mais l’autre le détrompe : c’est là que la foi cesse d’être sereine. Une controverse sur la religion, le théisme et l’athéisme peut s’ouvrir sous l’égide de Pascal.

Des œuvres exigeantes

Venu à titre personnel, en grand amateur de Rohmer, William Marois, Recteur de l’Académie de Paris , se réjouit de cette publication : « C’est une excellente initiative, comme souvent celles du CNDP, d’ailleurs. Les enseignants vont trouver là un matériau particulièrement passionnant à mettre en valeur. D’ailleurs, le Conte d’Eté est au programme du bac, des lycéens travaillent déjà sur le cinéma de Rohmer. » Même si le niveau de complexité et d’érudition des documentaires « scolaires » serait mieux adapté à de jeunes étudiants qu’à des lycéens, convient-il. « Mais on peut faire confiance aux enseignants, ils sauront en inventer toutes sortes de moyens d’utilisations. » Quant aux documentaires non retenus pour cette édition, « on peut espérer qu’ils n’aient pas besoin de dix ans pour voir le jour ! plaisante Hélène Waysbord. Mais en réalité, tout dépendra de l’accueil réservé à ce premier coffret… » Accueil enthousiaste, on peut l’espérer, si l’on en croit la qualité et l’intérêt remarquable des films présentés.

Jeanne -Claire Fumet

Le laboratoire d’Eric Rohmer, un cinéaste à la Télévision scolaire.

Coffret 4 DVD, livret, fiches pédagogiques rédigées par Rohmer – CNDP 2012.