A
l’heure où on parle d’écart de plus en plus grand entre « travail
prescrit » et « travail réel », le Café est allé voir « comment çà se
passe » auprès d’enseignants du premier degré qui scolarisent au
quotidien des élèves « différents », qu’ils soient en difficultés
scolaires, avec des « besoins éducatifs particuliers », reconnus
« handicapés », ou « nouvellement arrivés en France »… Devant une
hétérogénéité qui semble de plus en plus grande, comment faire vivre
l’ambition de réussite de tous les élèves ?… Propos d’enseignants
engagés au quotidien, avec modestie et détermination, rencontrés lors
d’une des rares formations encore possible… Et comme il n’est pas
facile de rendre compte de ces vies professionnelles croisées, bribes
et points de vue parfois contradictoires…
Une
formation croisée : pas si fréquent…
Nous
avons recueilli dans un stage de formation continue des propos
d’enseignants suffisamment mobilisés pour oser venir se poser, à
quelques jours de Noël, des questions de métier en participant à une
formation qui leur promettait juste de « se construire ensemble » des
repères sur la prise en compte de la diversité de leurs élèves. L’intitulé
de la formation les a concerné : « L’éducation inclusive : quelles
questions, quels enjeux dans les classes ? ». Suffisamment rare pour
être remarqué, tant l’institution a parfois encore du mal à se départir
de modèles de formation en parallèle, enseignants ordinaires d’un côté,
spécialisés de l’autre. Et
par les temps qui courent, chacun peut être tenté de se replier sur
soi, de faire juste « ce qu’on lui demande », devant le sentiment
grandissant de ne pas arriver à faire « du bon boulot ».
Venus
de tous les coins du département, d’écoles rurales ou péri-urbaines,
RPI, Education prioritaire, centre ville… de tous les niveaux de
classes (de la tout petite section au CM2, classes multi-niveaux, CLIS,
maitresse E…), ces enseignants sont… des enseignantes : Gwenaëlle,
Noëlle, Reine ou Marie, Hélène, Cécile ou Claire… Certaines débutent
dans le métier, d’autres sont un peu plus expérimentées, voire
chevronnées ou directrices d’école : Maryline ou Martine, Nathalie,
Anne-Marie, Sandrine et Laëtitia. Toutes différentes, comme dans
une classe. Avec un point commun, l’envie de ne pas se replier sur soi
dans ces temps difficiles, et de chercher à plusieurs les réponses à
des questions compliquées…
Que disent-elles de leurs
préoccupations, des difficultés qu’elles rencontrent, des solutions
qu’elles s’inventent, des erreurs qu’elles s’accordent ? Toutes
essaient avec plus ou moins de réussite des aménagements, des
adaptations pour un ou pour plusieurs élèves… Pas facile d’en parler,
tant les solutions leur semblent modestes. Il faut progressivement
s’intéresser aux petits détails de la classe, aux différents moments
qui la jalonnent. D’abord, les objectifs, la tâche, la consigne, les
supports. Souvent, on essaie de baliser, de simplifier, d’étayer
l’engagement dans la tâche : « Je
répète, je donne la réponse, j’essaie de voir s’il s’en rappelle » ; « Je
reformule, je décompose étape par étape… » ; « Je leur donne des trucs,
par exemple surligner pour repérer l’information principale » ; « J’ai
des rituels en orthographe » ; « J’écris des objectifs noir sur blanc…
des objectifs humbles » ; « Je passe beaucoup de temps sur les consignes
(étayage, explication, reformulation, exemples, exercice fait à l’oral,
guidage fort…) ; « J’adapte les supports, agrandir, avec un seul
exercice par feuille ».
Mais comment faire quand ça ne se passe pas
comme prévu, notamme avec les élèves qui pertubent ? Là encore,
des réponses partielles : « Je
l’isole dans le coin bibliothèque, à l’ordinateur » ; « Je le récompense
avec une activité plus ludique quand il finit une tâche » ; »J’essaie de
garder un oeil sur cette élève », J’explique aux autres élèves le
traitement singulier de cet enfant, pour gérer leur « jalousie », « je
mets en place des contrats particuliers pour ces élèves-là ». Pour les
enseignantes de CLIS, très confrontées à ce type de problème, les
réponses tentent de faire le lien entre le comportement et le contenu
de la situation scolaire :« On travaille ensemble avec nos deux
classes, on organise des groupes de besoins dans certains domaines
disciplinaires (maths et français) » ; « je verbalise les objectifs au
début de la séance, je fais systématiquement un retour en fin de
séance, pour voir ce qu’on a appris » ; « on a mis en place du tutorat
entre élèves lecteurs et non lecteurs » ; « on propose différentes
entrées pour le même apprentissage » ; « avec nos élèves handicapés, il y
a besoin de beaucoup de répétitions du fait d’un manque de constance
dans les acquis. Pour les enseignantes, le défi semble d’articuler le
« projet individuel » avec les « projets motivants ».
Avec
quelles aides pour les élèves ? Dans les exemples cités, on se centre
essentiellement sur l’adaptation : «
Je donne des outils d’aides en fonction de l’objectif poursuivi »
; « J’encourage les domaines de réussite » ; « Je laisse plus de temps » ;
J’aménage des exercices, je copie à leur place ou je leur donne le
texte avec des trous ». Cependant, la question de l’apprentissage
se pose : « J’explicite les buts de l’apprentissage » ; Il faut penser au
travail à la maison »
Arrivent-elles à évaluer les progrès ?
Pas facile de répondre : « En CLIS,
je fais une évaluation initiale puis des évaluations différentes que
j’essaie le plus adaptées possible à l’élève » ; »J’adapte l’évaluation
pour mesurer les progrès plutôt que le rapport à la norme »
Mais
que disent-elles de « ce que ça leur demande de faire » ?
Comment passer des intentions à la réalité
? « Il faut beaucoup de
rigueur et de la souplesse tout à la fois dans l’organisation de la
classe, installer des « coins de décompression », dans l’organisation
de la journée pour tenir compte de l’attention ou de la fatigabilité
des élèves, dans la gestion de l’emploi du temps, de leur présence
auprès des élèves, du bruit dans la classe ».
Toutes
parlent de temps, de beaucoup de temps passé, et d’une dépense
d’énergie incroyable pour développer vigilance, tolérance, pour gérer
les conflits entre élèves : « Dans la
classe, il faut une attention constante pour anticiper la
difficulté, la fatigue, l’angoisse, l’agitation…. » Quel que
soit leur âge ou leur expérience, elles concèdent ne pas toujours
savoir s’économiser. Elles se rendent disponibles pour ces élèves qui
demandent une attention particulière, allant parfois jusqu’à
culpabiliser à la fois de ne pas pouvoir s’en occuper mieux et de
délaisser les autres élèves. Profitant de ce temps trop rare d’échanges
permis par la formation, elles osent progressivement se parler des
questions qu’elles n’arrivent pas à résoudre, que l’expérience du
formateur va permettre de travailler collectivement pour en faire des
« problèmes de métier », à partir de leurs expériences singulères. Encore
faut-il s’approcher le plus possible du « coeur » du travail, et que le
groupe accepte que les questions se répondent à distance :
« Travailler avec des élèves handicapés,
c’est plus difficile ? » ; » Ce qui marche pour un élève handicapé
marche… pour les autres ! » ; « Evaluer… c’est compliqué… Faut-il
adapter les évaluations ou pas ? » ; « Comment faire pour les aider, sans
trop les aider…? ». Une jeune débutante ose se lancer : « On a le droit
de faire à leur place ? ». Une autre s’inquiète : « Cette dépendance à
l’adulte… comment je fais avec plusieurs niveaux ? ». « Il faut
accepter de perdre du temps pour en gagner après. Cà n’est pas facile
parce qu’il faut « avancer » ! ». Les enseignantes de CLIS font état du
« lien affectif » compliqué à gérer avec des enfants qui ont grand besoin
de restaurer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. « Il y a toujours les
questions du transfert, de la mobilisation des élèves dans le travail ».
Les échanges reviennent sur le travail scolaire : « Quel statut on donne
à l’erreur, à la copie, au brouillon ? » ; « On est dans la notion
d’entrainement » ; « Donner un cadre bien précis est rassurant » ;
« Qu’est-ce que çà veut dire « devenir élève » ? » ; « Un élève, c’est
quelqu’un qui apprend » ; « Et comment on fait avec le socle commun…? »
Passer par cette phase de partages des
difficultés semble une étape nécessaire. Sous le regard
bienveillant des autres, chacune ose dire ce qu’il n’arrive pas à
faire, et on se rend compte que le voisin, la voisine a les mêmes
problèmes, parfois un peu décalés. Chacune affine sa pensée en se
frottant à celle des autres, ouvre des dilemmes professionnels qui,
s’ils ne sont pas résolus en fin de journée, débouchent sur d’autres
questions. Avec
l’aide de la formatrice, les concepts plus élaborés, le recours à
quelques ouvrages ou références plus théoriques permettent de
construire des mots partagés, patrimoine commun : on s’interroge sur la
différence entre tâche et activité, sur la co-activité de l’enseignant
et de l’élève en classe. On fait une liste des différentes fonctions de
l’aide : adapter, remédier, rattraper ? On réinterroge les « solutions »
du quotidien : « mais décomposer la tâche en tellement de sous-tâches ne
risque-t-il pas de faire perdre à l’élève le but final de la tâche ? Peut-on
faire de l’aide « méthodologique » en dehors de tout contexte
disciplinaire ? « Montrer comment faire », n’est-ce pas aussi aider à
comprendre comment faire ?
Ce moment de la formation semble faire
comme une bascule : on essaie de changer de regard sur les
gestes microscopiques du quotidien, mais aussi sur les élèves et leurs
« capacités »… Et les siennes ?
Si on se croyait capables… si on osait… Si on préparait quelques
activités utilisables en classe, et qu’on pouvait en reparler la
prochaine fois ?
Pas
facile pour le formateur de ne pas casser la dynamique d’échanges tout
en proposant des pistes pour la suite… On échange les adresses
électroniques, un réseau est en train de se créer : « C’est important de mutualiser des
outils, on ne les prend pas comme çà, on les met « à sa main »… » Laissons
la conclusion à Laëtitia : « Il y a
des pratiques qu’on a peur d’abandonner et des pratiques « intuitives »
qu’on a peur de mettre en oeuvre ! En sortant d’ici, on a envie de se
replonger dans des lectures et de tester des pistes nouvelles. On est
« reboostée », malgré la fatigue de fin de trimestre. »
Bouffée d’air ! Bonnes vacances !