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Par Jeanne-Claire Fumet

Réunis pour faire le point sur les dernières expérimentations technologiques censées renouveler les pratiques et les relations pédagogiques au sein de l’institution, mercredi 23 novembre, au Salon Educatice, les représentants de plusieurs grandes entreprises internationales (Intel, Smart, Microsoft, SFR, Acer, Texas Instruments) ont réaffirmé l’intérêt des outils numériques dans le contexte scolaire, validé par les enquêtes qu’ils ont mené, mais ils ont aussi évoqué les difficultés de financement public pour l’équipement scolaire et la nécessité de recourir à d’autres modèles économiques. Financement par les familles, le mécénat, un partenariat public/privé ? Si les industriels ne sont pas décideurs en ce domaine, ils savent que le tarissement des fonds signifie aussi la fin du marché et ils appellent à la créativité des partenaires pour inventer des issues à une situation délicate.

Tendances de recherche : outils individuels ou collectifs ?

Chacun des intervenants tenait à soutenir ses innovations récentes : ACER, représenté par Bertrand Mellah, opte pour les tablettes numériques individuelles : plus attentifs grâce à un enseignement plus personnalisé, les élèves plébisciteraient ce support, selon l’enquête menée par l’entreprise – d’autant qu’ils le maîtriseraient mieux que leurs enseignants et pourraient donc les conseiller en retour. Hélène Marchi, directrice éducation d’Intel-France, appelle à la prudence quant à la généralisation d’un procédé unique : exporter des modèles industriels dans l’éducation, sans tenir compte des spécificités pédagogiques, pourrait être une grave erreur. Travailler davantage sur la classe mobile et la formation des enseignants sur ces outils lui semble plus judicieux que l’option du « un pour un », lié à la vogue des tablettes numériques. Jacqueline Cazeaux, de Smart France, souligne l’intérêt des tableaux numériques sous réserve de contenus adaptés : Smart travaille sur une plate-forme de développement à la disposition des éditeurs, proposant un label pour les contenus déposés. Le représentant de Texas Instrument évoque des innovations dans le domaine 3D, en cours d’évaluation.

Les difficultés d’une diffusion massive

Problème des constructeurs industriels : un investissement important en Recherche et Développement doit conduire à une large diffusion des produits créés. Mais dans le domaine éducatif, en France, rien n’est centralisé : les décisions d’équipement sont locales, les contenus variables selon les niveaux, les pratiques, les types de classe. Pourtant, la symbiose entre contenus individuels et collectifs se fait progressivement ; le plan ENR (équipement numérique rural) a permis un développement rapide, reconnaît B. Mellah, avec un déploiement massif et un usage quotidien de l’informatique en classe. Mais les disparités de qualité et d’usage restent fortes. L’accès à Internet demeure problématique pour nombre d’établissements, rappelle Jérémy Penard, représentant de SFR : la connectivité très haut débit, souhaitée par de nombreuses collectivités, permet d’accéder aux ressources directement par l’ENT (espace numérique de travail) ; elle est optimisée par l’usage de la fibre optique, en plein développement. Ce que veulent les enseignants, conclut-il, « c’est que ça fonctionne ». Il faut les rassurer sur la fiabilité des outils, pas leur demander de les concevoir. Pour cela, il faut regrouper et fédérer les interlocuteurs autour de solution « clés en main ».

Maintenance d’outils et formation d’usagers, à qui la charge ?

Le problème de la maintenance et de la formation se révèle d’autant plus ardu que les équipements et les contenus sont diversifiés : l’accompagnement à la prise en main de l’outil est-elle suffisante ? Comment gérer localement la gestion d’un parc informatique hétéroclite, où les appareils de diverses générations se côtoient quand ils ne restent pas emballés dans les cartons ? La mise à jour des contenus peut-elle assurer un usage pérenne des équipements qui ont demandé un lourd investissement ? Les industriels ne peuvent pas se substituer au Ministère pour former les enseignants, disent-ils, et ce n’est pas non plus du ressort des collectivités locales, qui doivent gérer le choix des équipements, supports et contenus, ainsi que l’entretien.

« Il y a moins d’argent qu’avant », reconnaît Alexandre Titin Snaider de Texas Instruments : il faut trouver d’autres solutions, adapter les outils aux changements des programmes et assurer la formation des enseignants, si on veut assurer la continuité d’utilisation des technologies. La formation fait partie de la consolidation de notre système, ajoute Jacqueline Cazeaux. Le champ de la formation est actuellement en friche et les compétences des IUFM sont en cours de redistribution. Mais l’économie de l’édition numérique scolaire repose sur le savoir-faire enseignant, et la majeure partie des contributions émane de professionnels en poste. Il faut aussi compter sur l’auto-formation entre pairs et la mutualisation, grâce aux plate-forme d’échanges mises à disposition, remarque B. Mellah. La bonne volonté ne manque côté enseignant.

Faire financer les équipements par les familles ?

La révolution informatique est déjà accomplie dans les foyers et les parents sont très demandeurs d’équipements numériques, en particulier pour la communication des informations scolaires (notes, devoirs, etc.). 80% des familles seraient disposées à participer au financement de l’équipement de leurs enfants. Certains parents se coopteraient déjà pour favoriser l’achat de matériel scolaire, des enseignants les achètent sur leurs fonds propres… La pénurie de financements publics, les lourdes difficultés financières des collectivités locales, obligent à chercher des sources hors institutions. Il n’est pas envisageable que l’État équipe la totalité de la population scolaire, soit environ 6,5 millions d’élèves. Pour Angélica Reyes-Matiz de Microsoft France, la solution pourrait résider dans un accord avec Chèques Déjeuner pour mettre en place des Chèques Numériques permettant l’aide au financement de matériels informatiques pour des élèves boursiers ou de familles défavorisées, mais de manière ciblée qui réduirait les charges des collectivités en les employant précisément pour les élèves les moins équipés. Un système d’offre de location permettrait aussi de s’affranchir des problèmes de mises à jour, d’évolution des logiciels, avec une pérennité dans le suivi. Le financement par les familles ne serait pas scandaleux, ajoute J. Penard de SFR : la moitié des élèves ont des smartphones qui fonctionnent mieux que les ordinateurs disponibles en classe. Et ils les font réparer à la moindre panne, tellement ça leur semble indispensable au quotidien.

Ou privilégier le mécénat privé ?

Autres solutions : faire sponsoriser par les entreprises des locations à bas coût de matériel pour les établissements, plutôt que des achats d’équipements. mais tout dépend alors de la manière dont les collectivités comptent construire leurs marchés, car la location serait inadaptée aux marchés tels qu’ils existent actuellement. Il faudrait proposer un coût mensuel fixe pour une école numérique, par exemple. Pour A. Reyes-Matiz, la piste d’un financement par les familles n’est qu’une idée parmi d’autres : des dotations par des entreprises locales (mécénat) pour soutenir les collectivités seraient aussi possibles. Mais les industriels ont d’abord à inventer des solutions technologiques, pas des solutions financières. Alexandre Titin Snaider rappelle que les industriels ne sont pas concernés par la répartition des responsabilités publiques de financement. Ils financent expérimentation et prospective, et même s’ils ont une assez bonne connaissance de la complexité des situations dans le monde scolaire, ils n’ont pas à agir ni à se prononcer sur ces questions. Sans payeurs, pas de marché, admet pourtant H. Marchi ; mais le développement du numérique favorise aussi la croissance et l’amélioration de la situation économique en général.

Et l’équipement des enseignants ?

Et si on équipait les enseignants en matériel informatique, demande un assistant, par un effort du Ministère ou par une dotation des grandes entreprises du domaine informatique ? Puisqu’on leur demande de maîtriser les outil et d’en développer l’utilisation chez les élèves, ne devrait-on pas leur en fournir les moyens, comme le ferait toute entreprise privée pour ses salariés ? Une dotation globale de l’État est impossible, répond H. Marchi, mais la perspective d’un produit concerté entre les fabricants et le Ministère, pour un usage optimal à coût restreint, sans perte de qualité et avec des aides au financement, sur le modèle de l’ordinateur portable à 1€ par mois (lancé en 2004 pour les étudiants), pourrait constituer une direction de recherche. Les enseignants devant assurer eux-mêmes leur équipement, les situations restent en effet inégales et très hétérogènes. Améliorer leur équipement dans l’ensemble pourrait dynamiser le recours au numérique dans le cadre scolaire. Une autre dimension serait à explorer pour assouplir les usages du numérique dans l’enseignement : donner à mieux connaître le métier d’intégrateur, médiateur entre constructeurs, commanditaires institutionnels et usagers, pour parvenir à une exploitation plus complète des moyens disponibles.

Au terme de ces échanges, les préoccupations d’ordre économique semblent bien prégnantes dans le domaine du numérique scolaire, et même si le coût des produits est en baisse régulière (parfois jusqu’à 50% remarque le représentant de Texas Instruments), l’équilibrage entre moyens de financement et besoins de développement risque de prendre le pas sur l’expérimentation et les innovations dans la période à venir.

Jeanne-Claire Fumet