La
police des mots
La
journée nationale de l’OZP en a
été encore une illustration : les mots ne sont
pas interchangeables. Ils ne sont pas de vagues étiquettes
qu’on pose sur les choses. Ils sont les outils
grâce auxquels on agit, on invente, on pense. Exemples :
« quand on multiplie les sigles, on pratique la
guérilla sémantique pour que plus personne ne
puisse s’y retrouver. On contribue à
l’obscurcissement de la politique éducative
» a dit Luc Cédelle, journaliste au Monde.
« A force de changer les mots, plus personne ne se comprend,
ne se reconnaît », a complété
une coordo ZEP. Pardon, une secrétaire exécutive
de réseau.
Il y a quelques jours, Véronique Decker envoyait un
« coup de gueule à tous ceux qui prennent nos mots
» : projets, socle, compétences,
individualisation, évaluation, innovation,
accompagnement… Autant de concepts que les tenants de la
concurrence tentent de détourner dans leurs «
marques ».
Ce qui, pris
isolément, paraît anodin, fait système.
Dans les textes officiels, les talents, différences, voire
besoins particuliers ou illettrisme naturalisent le social.
L’expérimentation préfigure la
déréglementation. On prescrit de « ne
pas abandonner les meilleurs », de «
libérer les initiatives » pour faire jouer la
concurrence. L’école de tous devient
l’école de chacun. On ne lutte plus
contre les inégalités, mais contre la violence.
Le charisme remplace la formation, le bonheur
détrône l’apprentissage, les populations
à risques remplacent les pauvres.
Mais après
tout, pourquoi refuser de faire du neuf dans les vieux oripeaux ?
Pourquoi tant de raideur idéologique ? Parodions les
Modernes : « Osons faire nouveau, moderne,
branché. Enfilons les habits brillants de la
modernité au lieu de nos ternes guenilles,
développons la langue du consensus plutôt que
celle du conflit, toujours porteur d’aigreur,
d’ankylose et d’étroitesse
d’esprit ! ». Chacun devrait savoir que
les clients de la SNCF sont mieux traités que ne
l’étaient les usagers du service public, que les
équipiers de MacDo sont moins précaires que les
autres salariés… Qui se souvient encore des
casseroles successives de la Générale des Eaux
renommée Vivendi, tant son nouvel avatar Véolia
semble devenu un agent du bien commun ?
Un grand auteur
écrivit il y a quelques décennies des phrases
prémonitoires : « Ne voyez-vous pas que le
véritable but du novlangue est de restreindre les limites de
la pensée ? À la fin, nous rendrons
littéralement impossible le crime par la pensée
car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous
les concepts nécessaires seront exprimés chacun
exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement
délimité. Toutes les significations subsidiaires
seront supprimées et oubliées. (…) Vers 2050,
plus tôt probablement, toute connaissance de
l’ancienne langue aura disparu. Toute la
littérature du passé aura
été détruite. Chaucer, Shakespeare,
Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions
novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque
chose de différent, ils seront changés en quelque
chose qui sera le contraire de qu’ils étaient
jusque-là. »
Les « insurgés » qui
fleurissent sur toutes les places du monde sauront-ils faire surgir de
nouveaux éléments de langage alternatifs pour
oser penser l’avenir ? En tout cas, prenons soin de nos mots,
pour ne craindre ni 2012 ni 2050. Et enseignons les finesses de
l’histoire du vocabulaire à nos
élèves. Personne d’autre que nous ne le
fera.
Marcel Brun